Sur les traces de Belkacem Ben Sedira
Mais qui est Belkacem Ben Sedira ? Qui est cet intellectuel et néanmoins précurseur des études linguistiques en Algérie ?
Il est né en 1845 à Biskra. Il est décédé et enterré en 1901 à Alger. Il fut le premier à s’intéresser et à faire des études sur les langues algériennes, toutes les langues algériennes sans distinction de statut juridique ou social. Il fut aussi le premier chercheur algérien à avoir inauguré les études linguistiques sur le berbère au 19ème siècle. Bref, il est peut-être le premier érudit algérien des temps modernes.
L’homme dont il est question ici est Belkacem Ben Sedira. Cet intellectuel natif de la reine des Ziban ne cesse, après plus d’un siècle de sa disparition, de fasciner par l’œuvre qu’il a léguée à la postérité. Les études qu’il a menées sur les langues algériennes notamment l’arabe dialectal et le berbère suscitent en effet l’étonnement. Surtout que ces deux langues furent longtemps minorées et négligées avant qu’elles ne connaissent, à l’aube du 21ème siècle, un regain d’intérêt et une réelle valorisation.
La reconnaissance institutionnelle de tamazight et l’intérêt grandissant que suscite, depuis quelque temps, l’arabe dialectal avec, en sus, des appels de linguistes – tels que Abdou Elimam – et de nombreux pédagogues pour valoriser cette langue et l’introduire dans le champ de l’éducation, sont autant d’indices qui dénotent que Ben Sedira était d’un esprit visionnaire et son œuvre constituait une véritable réflexion prémonitoire sur ce qu’adviendra des ambitions futures de son peuple.
D’aucuns pourraient toutefois contester l’apport de l’homme dans la mesure où son œuvre ne serait motivée, peut-être, que par des injonctions de l’administration coloniale de l’époque. Elle ne sous-tendrait donc aucune volonté sincère tendant à sauvegarder et promouvoir un quelconque héritage culturel et linguistique. Pis encore, ses travaux et recherches viseraient, selon eux, à aider seulement les occupants français à communiquer dans les langues des indigènes pour mieux les asservir.
Mais, faut-il le souligner d’emblée, Ben Sedira n’était point un prophète. Il ne pouvait donc échapper à son siècle ni se dérober des impératifs du moment historique où il a vécu. C’est pourquoi tout jugement ne tenant pas compte des facteurs conjoncturels de l’époque serait aussi injuste qu’inique à l’égard d’un homme, surtout que l’œuvre qu’il a laissée aux générations est aujourd’hui d’un apport considérable pour les travaux linguistiques sur les langues populaires algériennes.
Mais qui est Belkacem Ben Sedira ? Qui est cet intellectuel et néanmoins précurseur des études linguistiques en Algérie ? Comment est-il parvenu, en ces temps où l’Algérien ne connaissait que zaouïa et planchette coranique pour s’instruire ou plutôt s’alphabétiser, à faire des études approfondies et à fréquenter de prestigieuses écoles telle que l’Ecole normale de Versailles (1860-1863) ? Comment a-t-il réussi, lui l’homme des oasis, à explorer les sentiers tortueux de l’ethnologie, de la linguistique berbère et de la littérature arabe ?
Ce sont là autant de questions qui méritent d’être mises au clair. Pour ce faire, il est intéressant de revenir sur la vie de l’homme en remontant à l’époque de son enfance. Le but étant bien entendu de comprendre les conditions de cette réussite fulgurante et surtout les circonstances qui ont mené l’homme de Biskra à Paris avant de revenir au pays pour s’établir enfin à Alger où il exerça comme professeur à l’école normale jusqu’à sa disparition en 1901. Cette biographie pourrait éventuellement nous renseigner beaucoup plus sur l’homme en vue d’éviter toute affabulation mensongère et tout jugement de valeur.
Belkacem Ben Sedira est venu au monde dans le tumulte. Il est né en effet une année après la prise de Biskra par les forces coloniales sous la houlette du duc d’Aumale le 4 mars 1844. On peut donc imaginer l’enfance difficile qu’il a eue en cette période ayant suivi la conquête de sa région. Période où tueries, razzias, insurrections et résistances faisaient le quotidien des populations. L’insurrection des Zâatcha (1848), la révolte de Si Sadek Ou lhadj (1858) sur les monts d’Ahmar Khaddou1, une zone située à quelques encablures de la ville de Biskra, sont autant d’épisodes qui devaient sans doute marquer son enfance. Ces faits d’armes témoignent également que sa région n’a pas abdiqué face aux nouveaux occupants français. Elle leur a, au contraire, livré une farouche résistance en consentant de grands sacrifices à Lichana, M’Chounèche, Seriana et dans de nombreux villages et douars de la région des Ziban.
Tous ces événements tragiques ont indubitablement frappé l’esprit de l’adolescent que fut Ben Sedira à l’époque. La résistance mais surtout la déchéance de son peuple, face à un ennemi dûment équipé en armes sophistiquées, ont donné à réfléchir au futur intellectuel biskri. L’inégalité dans les moyens de lutte et de savoirs scientifiques en est la principale cause de l’échec de la résistance populaire. Que fera en effet un fusil de chasse ou une faucille rouillée contre un canon obusier de longue portée ? Le jeune Ben Sedira comprit alors que seuls la science et le progrès technologique sont à même de tirer vers le haut son peuple et l’immuniser contre tout danger externe.
C’est ainsi qu’il décida de se consacrer aux études. Il s’y investit activement à tel point qu’il devint très vite un brillant élève en réussissant à obtenir une bourse d’étude à l’École normale de Versailles où il reçut une solide formation et acquit une érudition remarquable. En 1866, il devint à l’âge de 21 ans professeur à l’École normale d’Alger et contribua ainsi à la formation des premières élites algériennes dont notamment le berbérisant et/ou berbériste Said Boulifa.
Parallèlement à ses activités d’enseignant, il produisit une dizaine d’ouvrages portant sur la langue arabe dans ses deux variantes, le littéraire et le dialectal. Il fut aussi l’auteur d’un livre très important sur le berbère édité en 1887. Cette dernière publication est d’une telle richesse ethnolinguistique, d’une telle rigueur scientifique que les bibliographes des études berbères modernes considèrent aujourd’hui son auteur comme étant le véritable précurseur de la recherche dans ce domaine, avant même le grand spécialiste français René Basset. Il y a certes l’essai du général Hanoteau2 publié en 1857 qui traite de la grammaire kabyle, mais l’ouvrage de Ben Sedira de 600 pages reste le document le plus riche, le plus substantiel dans le domaine des études berbères.
Mais comment cet homme issu d’un milieu arabophone eut pu produire un tel ouvrage ? Avait-il déjà des connaissances acquises sur le berbère qui lui ont balisé le terrain de la recherche sur cette langue ? Malheureusement, il n’y a pas d’informations sur la vie et l’entourage familial de Belkacem Ben Sedira, pas plus que sur son enfance et son parcours scolaire. Ce qui a laissé grand ouverte la porte à toute sorte de spéculations quant aux origines et à l’affiliation tribale de l’homme.
D’aucuns croient dur comme fer que le précurseur des études berbères est un amazighophone qui est né seulement à Biskra. Ce genre de supposition repose en fait sur une représentation bien ancrée chez une certaine caste algérienne qui estime que quiconque défend ou fait des études sur la langue berbère ne peut être nourri qu’à la sève berbère.
Ainsi, Ben Sedira devrait être un berbérophone-né. C’est pourquoi d’ailleurs beaucoup d’auteurs renvoient les origines de l’homme à telle ou telle région de la berbérophonie. Certains y voient, par exemple, un Kabyle qui a seulement mal choisi son lieu de naissance, d’autres pensent qu’il est plutôt issu d’une famille chaouie de Ras Laâyoun (Batna) qui est venue s’installer à Biskra au début du 19ème siècle. Bien entendu, ce ne sont là que des supputations destinées surtout à gonfler un ethnocentrisme grégaire puisqu’il existe, chez nous, une conviction assez forte qui croit que la justesse, à elle seule, ne suffit pas de faire valoir telle ou telle cause, il lui faut une légitimation que l’on doit chercher dans le sang ou le clan.
Pour lever le voile sur la question, une enquête sur la vie et l’enfance de Ben Sedira est nécessaire. Elle permettra d’en savoir plus sur cet inconnu érudit du 19ème siècle. Reste que notre but ici à travers cette enquête n’est pas, loin s’en faut, de mettre en relief les origines ethniques ou l’affiliation tribale de l’homme, mais surtout de savoir s’il avait des connaissances pré-requises ou un déjà-là sur le berbère avant qu’il ne se lançât dans la recherche sur cette langue. D’autant qu’à la date de la publication de son ouvrage phare «Cours de langue kabyle, grammaire et versions», il n’y avait guère d’études linguistiques sur lesquelles l’on pourrait s’appuyer pour «pondre» une telle œuvre monumentale.
A Biskra, nous avons contacté bon nombre d’intellectuels qui s’intéressent à l’histoire culturelle de la ville, mais en vain. L’homme semble inconnu et la mémoire populaire reste muette quant au personnage qui a yerza asalu (ouvert la voie) à la recherche linguistique sur les langues en Algérie. Certes les patronymes de Sedira ou de Ben Sedira sont fréquents dans la ville, mais aucune source n’a permis de retrouver les traces de l’homme. Il faut reconnaître que l’histoire de Belkacem Ben Sedira remonte à plus d’un siècle et demi et la mémoire biskrie a fini donc par s’user en n’en gardant aucune information.
Ce qui ne nous a pas découragé pour autant car nous avons décidé de continuer l’enquête en orientant nos recherches vers les localités avoisinantes. Nous nous sommes alors rendus à Djemorah, chef-lieu d’une daïra située à 36 km au nord de la ville de Biskra. Cette localité qui longe la vallée d’Oued Abdi est située à la lisière des monts auressiens ; ses habitants les Ouled Ziane, bien qu’arabophones, communiquent parfois en chaoui, étant donné leur proximité et leurs échanges avec les voisins berbérophones de la vallée. Notre espoir est grand de retrouver ici les traces de l’homme surtout que le nom Ben Sedira est légion dans cette localité. Sur place, nous avons contacté une personne assez instruite qui s’intéresse à l’histoire et aux généalogies des familles de la région. Il s’agit de Mr Senani Ahmed, professeur de lettres arabes à l’université Hadj Lakhdar de Batna. « J’ai entendu parler, nous dit-il, de cet érudit polyglotte du 19ème siècle mais selon mes informations et recherches, il n’a aucun lien de parenté avec la famille Ben Sedira de Djemorah ».
Il nous a conseillé toutefois d’aller voir du côté de Draâ-Aissi, un village habité lui aussi par une fraction importante des Ouled Ziane mais qui relève administrativement de la wilaya de Batna. Nous avons immédiatement pris la route après avoir fixé préalablement rendez-vous avec un membre de la famille Ben Sedira qui réside, depuis des années, dans ce village situé précisément sur la route Arris-Batna, à 20 km du chef-lieu de la capitale des Aurès.
Arrivé dans cette petite bourgade, nous avons été accueilli par Amor Bensedira, un octogénaire qui, ayant appris les raisons de notre visite, nous dira tout de go : « Ce village devait normalement s’appeler, non pas Draâ-Aissi, mais Anza n Sedira ». Il faut savoir que le substantif «Anza» renvoie, dans le lexique chaoui, au lieu où une personne fut tuée jadis. Et d’ajouter en montrant du doigt, « Toute cette zone est connue depuis longtemps par le nom d’Anza n Sedira et cette fausse appellation de Draâ-Aissi renvoie plutôt à un lieu-dit situé loin d’ici ». Mais qu’en est-il de notre homme, de Belkacem Ben Sedira ? A-t-il des origines dans ce village ? « Aussi longtemps que je m’en souvienne, nous dira Dadda Amor sur un ton perplexe, je n’ai jamais entendu parler de votre homme, de ce lettré de Belkacem Ben Sedira. Tout ce que je sais c’est que notre famille a toujours résidé ici à Anza n Sedira, un lieu où fut assassiné autrefois un membre influent de notre famille, vraisemblablement un caïd ou un notable du village.».
A la prononciation de cette phrase témoignage, nous avons été pris par une profonde déception qui a faillé donné un coup à notre enquête. Nous étions en effet sur le point de laisser tomber les investigations, n’était-ce les informations réjouissantes qui nous parviennent de Biskra. Les éclaireurs (des amis) que nous avons chargés, avant de quitter cette ville, de poursuivre les recherches ont fini par retrouver les traces de l’homme. Nous avons décidé dès lors de revenir le lendemain à Biskra. Les informations retrouvées cette fois-ci semblent assez fiables et assez crédibles. Belkacem Ben Sedira qui est né à Biskra leguedima (Vieux Biskra), l’un des quartiers les plus anciens de la ville, aurait des origines dans la tribu arabophone de «Ahl Beni Ali».
Selon certains témoignages, son père Farhat serait à l’époque un caïd ou un des notables de cette grande et puissante tribu dont les territoires s’étendent tout au long de la zone sud de la ville de Biskra. D’autres par contre avancent qu’il n’était ni l’un ni l’autre mais seulement une personnalité influente qui officiait dans la cour du Bachaga Bengana3. Mais quoi qu’il en soit, le rang ou la position sociale du père et sa proximité avec le puissant Bengana auraient vraisemblablement aidé le jeune Belkacem à accéder à l’époque aux bancs de l’école française.
Aujourd’hui, sa tribu aux nombreuses ramifications s’est éparpillée dans plusieurs localités de la région. On retrouve ses membres dans de nombreuses localités zibanaises, telles que Biskra-ville, Oumache, Saâda, Ourlal, etc. Il faut dire que l’homme y est peu connu car il a quitté, semble-t-il, la région très tôt mais, selon les témoignages recueillis, il est bel et bien des Oulad Ahl Ben Ali, au même titre que le fameux colonel Chaâbani.
Ce que confirme d’ailleurs l’anthropologue Ali Sayad qui nous dira au téléphone : « Ben Sedira est arabophone. Il fut d’abord et avant tout un enseignant de langue arabe. Ce n’est que plus tard, vers les années 80 du 19ème siècle, qu’il a, au prix de grands efforts personnels, appris et dispensé le kabyle à l’École supérieure des lettres d’Alger.»
Mais quels enseignements tirer de la vie et l’œuvre de Belkacem Ben Sedira ? Comme première conclusion, l’on se doit d’abord de reconnaître le mérite de l’homme qui a thésaurisé pour les générations futures un patrimoine immatériel incommensurable. Les recherches qu’il a faites sur les langues ont permis en effet de sauvegarder un patrimoine algérien des plus riches dans la mesure où il est à la fois ethnologique, linguistique, littéraire et culturel. En plus, l’homme s’est intéressé, sans distinction ni parti pris, à toutes les langues algériennes : l’arabe littéraire, l’arabe dialectal, le berbère à travers ses travaux sur la variante kabyle. Il n’en a occulté aucune.
Le deuxième enseignement est déduit des difficultés rencontrées lors de notre enquête sur l’homme. Si en effet nous avons eu du mal à retrouver les traces de Belkacem Ben Sedira, c’est que peut-être l’homme, qui n’a rien laissé d’informations ni sur lui ni sur sa famille, refuse ainsi de se confiner dans une quelconque culture régionaliste ou un quelconque carcan clanique. Par l’œuvre plurielle qu’il a laissée, il veut seulement être algérien et appartenir uniquement à l’Algérianité.
Dans ce registre, un homme politique bien connu disait, dans les années 1990, qu’un acte de naissance n’est pas un programme politique. En effet ce document attestant notamment le lieu où l’on est né, ne peut se substituer en un quelconque projet de société. Il ne doit pas non plus se transformer en un enclos ou un rempart derrière lequel l’on s’abrite pour rejeter l’autre et promouvoir la culture du clan, de la haine et d’exclusion.
Dans notre pays malheureusement, nous n’avons pas encore atteint ce degré de conscience. Tout le monde vous dira par exemple, y compris les antagonistes de la question identitaire, que toutes les cultures se valent, que toutes les langues (Arabe littéraire, Arabe dialectal et Berbère) constituent un patrimoine appartenant à tous les Algériens. Tout le monde le dit en effet aujourd’hui, mais est-ce pour autant que tout le monde le pense ?
Il ne suffit donc pas de le dire, il faut surtout le penser. Belkacem Ben Sedira ne l’a peut-être jamais dit ; mais, lui, il l’a pensé et l’a fait. Et c’est tout à son honneur !
*Enseignant à l’université de Batna
Salim Guettouchi
1- L’Ahmar Khaddou est cette chaine montagneuse située à l’extrême sud des Aurès où Ahmed Bey a pris refuge après sa débâcle de Constantine.
2- Son nom complet est Adolphe Hanoteau (1814-1897). Il fut général de l’armée coloniale ayant participé à la conquête de la Kabylie. Ses expéditions dans cette région lui ont permis d’écrire un livre intitulé «Essai de grammaire kabyle», édité la première fois en 1857 à la librairie Bastide (Alger).
3- Ce bachaga qui se fit appeler Cheikh El-Arab Bengana fut, à l’époque des Turcs et même après la colonisation française, le chef suprême de la région des Ziban et des oasis.