Repositionner l’Afrique du Nord au nord de… l’Afrique !
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Je voudrais développer mon propos suivant trois axes : les causes de la dérive vers l’est du sous-continent nord-africain et le nécessaire repositionnement géostratégique, l’émergence du mouvement populaire de revendication amazigh et enfin le renouveau de la production culturelle d’expression amazigh en Afrique du Nord.
Avant de présenter ces trois points, je vous rapporte fidèlement le dialogue entre deux élèves d’un lycée de la région parisienne, dont l’un est mon propre fils aîné. Son camarade lui pose la question en premier :
– Tu fais quoi cet été ?
– Je pars en vacances en Algérie,
– Ah ! Tu vas en Orient ?
– Non, l’Algérie est en Afrique du Nord, juste au sud de Marseille !
Il est utile de rappeler que l’Afrique du Nord a été baptisée dans l’histoire, successivement, par les historiens et géographes arabes : “Barbaria”, “Chamal Ifriqia” et “Maghreb El Aqsa” (Extrême Occident). Plus tard et jusqu’à aujourd’hui, les Européens et l’Occident en général ont inventé le terme “Maghreb” pour mieux envoyer le sous-continent nord africain en … Orient ! La réaction du lycéen évoqué est conforme à cette perception.
1. Les causes de l’arrimage de l’Afrique du Nord avec le Moyen-Orient arabe et le nécessaire repositionnement pour mettre fin à cette ”fusion-confusion”.
Les raisons historiques peuvent être classées, de notre point de vue, selon deux types :
Les causes internes :
1. L’Afrique du Nord a été islamisée depuis le 7e siècle. C’était la Berbérie, la Numidie ou la Maurétanie. Dans un processus historique normal, cette région aurait pu devenir un (ou plusieurs) pays musulman, de langue amazigh, à l’image de la Turquie d’aujourd’hui, de l’Iran ou de l’Indonésie.
2. Un événement important s’est déroulé au 11e siècle et qui a empêché cette évolution historique : la venue en Berbérie, dès l’an 1049, des tribus Bani Hilal et Bani Souleyman (et d’autres). Elles avaient été chassées par les souverains Fatimides du Caire, depuis la vallée du Nil qu’elles avaient ravagée, et missionnées pour investir le nouveau territoire, le “Chamal Ifriqia”. Ces tribus nombreuses mais minoritaires n’avaient pas modifié le fond amazigh de la Berbérie, mais elles avaient introduit les différents parlers arabes dans les plaines et les hauts-plateaux sahariens.
3. L’édification des cités islamiques, principalement Kairouan au 7e Siècle et Fès au 8e siècle avait consolidé l’urbanité “islamique”. En 1830, ce sont ces cités “arabo-islamiques”, îlots minoritaires de la bourgeoisie citadine arabophone, dans un monde rural amazigh majoritaire, qui représentaient l’Afrique du Nord.
4. La confusion avec l’Orient avait été aussi renforcée par l’occupation turque pendant trois siècles (16e – 19e siècle, de 1514 à 1830), dans le cadre de l’Empire Ottoman.
Les causes externes :
1. La stratégie française du “royaume arabe” a été poursuivie durant des décennies. Le discours de Napoléon III lors de sa venue à Alger le 19 septembre 1860 est sans ambiguïté : “Notre possession en Afrique n’est pas une colonie ordinaire, mais le royaume arabe”. Le souverain français projetait ainsi de construire une nouvelle alternative à l’empire Ottoman, édifier un “empire arabe” sous domination française de la Syrie jusqu’à Tanger.
2. L’émergence de la ”mode de l’orientalisme” en Europe avait poussé encore cette confusion ; le voyage à Alger ou Rabat était synonyme de celui de la Mecque (les voyages de Delacroix, Rimbaud, l’action du gouvernorat du Maréchal Lyautey au Maroc, etc).
3. La nécessité tactique des nationalistes nord-africains d’intégrer la Ligue des États Arabes pour mener les luttes de libération nationale. Sur ce point, le discours de Mohammed V le 10 avril 1947 à Tanger (connu sous le nom de “discours d’El Mendoubia”) constitue la première déclaration politique “d’arrimage” de la Berbérie au Moyen-Orient arabe Il disait : “La Maroc est un État arabe, il intégrera la ligue des États arabes”.
4. Les politiques pan-arabes des dirigeants post-indépendance (Ben Bella, Bourguiba, Hassan II, …) avaient renforcé cette forme d’annexion de l’Afrique du Nord au monde arabe et déclenché la répression de toute velléité d’expression amazigh. Le Premier Festival Culturel Panafricain de 1969 (PANAF) qui s’est tenu à Alger constitue le summum de la négation de l’amazighité : aucun poète ou chanteur d’expression amazigh n’a été convié à cette manifestation… pourtant celle des cultures africaines ! L’écrivaine et chanteuse lyrique Taos Amrouche, qui avait fait le voyage d’Alger, avait été interdite de chanter dans son pays.
2. Émergence du mouvement Amazigh et repositionnement nécessaire du sous-continent nord-africain et méditerranéen.
Les grands axes de revendications du mouvement populaire amazigh :
1. L’émergence du mouvement populaire lors du printemps berbère de 1980 en Kabylie avait déjà posé les revendications fondamentales, qui sont toujours d’actualité : garantir par l’Etat les libertés démocratiques – reconnaissance et prise en charge des cultures et langues populaires (tamazight et arabe populaire) – réécriture de l’histoire nationale”. La reconnaissance actuelle de tamazight comme langue nationale et officielle au Maroc et en Algérie constitue une avancée mais elle reste en-deçà des revendications. Elle reste sans effet puisque les décrets d’applications ne sont pas signés. Ceci est perçu comme un nième subterfuge pour saborder la mobilisation populaire.
2. Le combat du mouvement Amazigh s’inscrit dans le mouvement mondial des luttes des peuples autochtones (Afrique, Amérique du Sud et centrale, Europe, …). Cependant, pour le mouvement Amazigh, il ne s’agit pas d’une lutte d’une minorité mais d’une majorité ; plus de 90 % de la population sont amazigh (qu’elle soit amazighophone ou arabophone (plus exactement d’expression dardja))**.
3. Le mouvement Amazigh s’inscrit dans une perspective transnationale, au-dessus des frontières actuelles des pays d’Afrique du Nord. L’objectif est de parvenir à l’intégration et fédération de ces pays, dont les frontières ne sont que des conséquences des luttes de pouvoirs à travers les siècles en Orient musulman (Damas, Baghdad ou le Caire). Aujourd’hui, les composantes des associations amazigh, Congrès Mondial Amazigh, reflètent parfaitement cette stratégie nord-africaine. C’est un juste retour aux sources : en 1926, la naissance de l’Etoile Nord-Africaine (ENA) à Paris, première association qui revendiquait l’indépendance de l’Afrique du Nord, était composée de marocains, d’algériens et de tunisiens !
L’apparition et l’adoption du qualificatif unioniste, Tamazgha, constitue une avancée majeure.
4. L’autonomie du sous-continent nord africain par rapport au moyen orient arabe, qui signifie pour le mouvement Amazigh la fin d’une forme de vassalité, marque le repositionnement historique, culturel et politique de l’Afrique du Nord dans son espace africain et méditerranéen. Le mouvement islamiste (ie. arabo-islamiste) à Tamazgha (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, …) est actuellement le principal adversaire de l’émancipation par rapport au Moyen Orient arabe et islamique.
Pour résumer, les caractéristiques du Mouvement Amazigh :
• C’est un mouvement populaire de revendication pacifique depuis plus de trente ans, dans tous les pays de Tamazgha,
• Il projette l’intégration des pays d’Afrique du Nord, conforme à l’histoire multimillénaire, dans son ensemble naturel africain et méditerranéen,
• Il constitue un facteur de stabilité pour la zone méditerranéenne en face d’une Europe unie.
3. Dynamique nouvelle de production culturelle amazigh :
A côté des luttes politiques et pacifiques, le Mouvement Culturel Amazigh a impulsé depuis plusieurs années l’accélération du passage de l’oralité à l’écrit et aux nouveaux modes d’expressions culturelles (nouvelles, roman, cinéma, théâtre, …), la multiplication des maisons d’éditions, la production cinématographique. L’absence de l’écrit amazigh, alors que cette langue disposait déjà d’un alphabet parmi les plus anciens, a été le point faible et la raison de son recul devant les langues venues de l’extérieur. A l’inverse, l’Iran avait déclenché dès le moyen âge un mouvement, connue sous le nom de shu’ubiyya, de résistance à l’arabisation.
La reconnaissance aujourd’hui de la légitimité du combat pour l’amazighité, quels que soient les calculs des uns et des autres dans ce qui reste des centres de pouvoirs «arabo-islamiques», implique l’existence de conditions favorables pour un renouveau culturel amazigh.
Du point de vue pratique, le repositionnement du sous-continent nord-africain, dans ses fondements culturels, historiques et politiques, nécessite d’accomplir des étapes bien définies :
1. Mettre les moyens nécessaires pour le développement des langues populaires de Tamazgha :
• Pour tamazight, l’une des langues les plus anciennes du bassin méditerranéen, afin d’accélérer la convergence des parlers actuels (kabyle, chaoui, chleuh, rifain, mozabite, touarègue, etc).
• Pour la dardja (arabe populaire, maghribi), qui est une synthèse de l’arabe et de l’amazigh, définir un statut au niveau de Tamazgha (rappelons que c’était l’une des revendications du Printemps berbère d’avril 1980 en Kabylie).
2. Rendre co-officielles les langues du peuple, tamazight et dardja, et impulser une politique linguistique sérieuse pour intégrer ces langues dans le système scolaire des différents pays de Tamazgha. Afin d’aboutir à terme à un bilinguisme réel et décomplexé tamazight – dardja.
C’est la seule voie pour restituer l’Afrique du Nord à l’Afrique et au monde méditerranéen, un euphémisme qui implique un changement de paradigme. La perception de l’étranger sera alors plus conforme à la réalité”.
Aumer U Lamara
(*) Participants à la table ronde : Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon Sorbonne, spécialiste des mondes arabo-berbères ; Stéphanie Pouessel, anthropologue, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) Tunis ; Aumer U Lamara, physicien, écrivain de langue amazigh.
(**) La situation de Tamazgha est similaire au cas du Paraguay : 95 % de la population est guarani, plus de 80 % parlent la langue guarani, mais cette langue n’a été reconnue langue nationale qu’en 1967 et comme langue officielle qu’en 1992 (co-officielle avec l’espagnol) !