Réflexions sur les symboles et les mythes relatifs à la culture amazighe
ABSTRACT
History, Myths & Symbols
This text reflects on myths and symbols as a means to comprehend the roots of the Amazigh / Berber culture. It shows that these are anchored in the Mediterranean civilizations – the Egyptians, the Phoenicians, the Hebrews and the Greeks – but that they have adopted a significance fitting their cultural environment. The Antiquity was a period of genuine interaction, where spirituality intertwined with daily life. Myths were commonly exchanged through the cultures, even borrowed from one another. Symbols are there for us to be explained.They are a message from the past that needs to be deciphered and understood. They do provide another means of knowledge. History has often been confined to its own sphere. But science, technology and the emergence of social sciences such as sociology, anthropology, and linguistics have opened new doors that lead even further than ever before. Yet, historians need to revaluate their scope and cooperate more systematically with other fields of research. At this point of time, it seems that some historical facts, previously thought as being evident, require to be reconsidered. More often than not, it still shows that ‘official’ history is written in stone. But in this new millennium, fresh findings have created a need to revise a few historical affirmations perceived only as being politically correct. C.S.
On a souvent cantonné les symboles et les mythes à un espace culturellement restreint. La plupart du temps, ils sont donc perçus comme statiques, cloisonnés, émanant d’une culture déterminée. Or plusieurs études comparées ont mis en évidence les traces d’une origine commune, , qui se serait répandue à d’autres cultures sous une forme différente.
Certes, mythes et symboles s’adaptent en fonction d’un espace identitaire original. Toutefois, une analyse plus approfondie recèle la clé des arcanes du symbole. On distingue alors une troublante analogie, laissant apparaître un fond commun. Le contexte iconographique a tout simplement changé de forme pour véhiculer une même idée sous-jacente.
On peut l’illustrer par le mythe de la création de l’homme, pétri dans le limon et l’eau, une évocation symbolique partagée par les Égyptiens, les Grecs et l’Ancien Testament.
À une époque lointaine où la science était encore limitée, et où les clés du savoir étaient l’apanage d’une élite, mythes et symboles faisaient office d’une transmission de la connaissance pour expliquer les mécanismes du monde terrestre. En évoquant le mythe, Edith Hamilton[1] dit « qu’il est à l’origine de la science, l’expression des premières tentatives de l’homme d’expliquer sa vision du monde » [‘Myths are early science, the result of men’s first trying to explain what they saw around them‘].
Le mythe illustre un modèle de comportement grâce à des paroles chantées par les aèdes ou rapportées par les conteurs au fil des siècles; le symbole, fige une image évoquant un concept. Les deux combinés permettent à la mémoire populaire de s’en souvenir de manière claire et durable. « Le symbole permettait de dire l’ineffable » dit Daniel Elouard dans la préface de Christiane Desroches Noblecourt évoquant les ‘Symboles de l’Égypte‘. L’aspect religieux, restreint à un groupe d’initiés, appartient, quant à lui, aux mystères, tels que les Égyptiens ou les Grecs les concevaient. À ce stade, le mythe et l’expression symbolique sont alors analysés à des degrés plus subtils visant à appréhender les arcanes de la connaissance.
Les réflexions modernes fournies par l’ethnologie et la linguistique (Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil) ont montré que ces liens sont partagés par tous les peuples. « La pensée humaine est partout unique et identique, et possède les mêmes capacités[2] ». De surcroît, ces éléments ne sont pas incompatibles non plus avec certaines données scientifiques modernes.
Pour Claude Lévi-Strauss « l’anthropologie vise à une connaissance globale de l’homme ». Cette branche des sciences humaines évoque en particulier la permanence universelle de quatre symboles primitifs : le point, la croix, le cercle et le carré[3]. Analysés chronologiquement, dans une optique scientifique, ils cadrent correctement à la théorie du Big Bang. La seule différence est que la science décrit l’expansion de l’univers à partir d’une implosion primordiale et que le mythe évoque en plus l’au-delà du chaos précédant le point zéro. Évidemment, pour un scientifique, ce n’est plus alors qu’une question conjoncturelle. Le concret caractérise la science alors que la pensée philosophique se complaît souvent dans l’abstraction. Or cela n’a pas toujours été le cas. Il suffit d’évoquer le mathématicien grec Pythagore (né vers 580 av.J.-C.), l’un de ces « Grand Initiés[4] », chantre de la symbolique du nombre. « L’homme grec », nous dit J-P Vernant[5], « ne sépare pas, comme deux domaines opposés, la nature et la surnature. »
Par ailleurs, semble-t-il, les historiens sont restés fortement cloisonnés, refusant même parfois d’admettre certaines réalités techniques, scientifiques ou culturelles. Ce sont là d’ailleurs des questions d’actualité, animant, par exemple, un débat au sujet de la construction des pyramides et de leur fonction supposée.
Il est vraisemblable qu’un tel refus, de la part de certains historiens, soit le fruit d’une appropriation identitaire, consciente ou non. Car l’Histoire appartient aussi à un espace géographique déterminé. Elle devient ainsi un véhicule culturel et politique. En cela, elle perpétue inconsciemment peut-être, un mythe, voire un certain concept religieux. Lévi-Strauss dit d’ailleurs : « Je ne suis pas loin de penser que dans nos sociétés, l’Histoire a remplacé la mythologie et qu’elle remplit les mêmes fonctions[6] ». À l’aube d’un nouvel âge où l’universalité est de règle, l’Histoire est sans cesse revue et corrigée, supplantant une communauté d’histoires nationales.
Or les mythes et les symboles, ont été créés pour fixer la mémoire et offrir en même temps un autre témoignage légué par les Anciens. À ce propos, voici ce que Christiane Desroches-Noblecourt[7], l’une des spécialistes des antiquités égyptiennes, dit au sujet des symboles et des mythes transmis par la civilisation du Nil: « Pour aller plus loin, il faut recourir aux symboles et aux mythes que les textes et les images ont perpétués ».
Quand on considère les civilisations égyptienne ou grecque, il n’est pas inintéressant de les comparer entre elles, mais aussi avec d’autres cultures méditerranéennes, ou bien avec celles, plus lointaines, de l’Inde ou de l’Amérique précolombienne. Ce fut d’ailleurs la démarche anthropologique de Lévi-Strauss étudiant dans un premier temps les ethnies amazoniennes[8], avant celles des Amérindiens de Colombie-Britannique, sur la côte pacifique canadienne[9]. La démarche de Georges Dumézil[10] sur les Indo-Européens visait les mêmes objectifs. Ces deux précurseurs de l’anthropologie moderne ont permis aux sciences humaines de prendre un nouvel élan, en y ajoutant une réflexion historique et linguistique, ouvrant la voie à une prise de conscience plus universelle de l’être humain. Jean-Pierre Vernant[11] appréhende la mythologie grecque également de cette manière, quand il dit : « Si la comparaison s’est imposée, c’est que ces traditions narratives, si différentes qu’elles soient, présentent entre elles et par rapport au cas grec assez de points communs pour les apparenter les unes aux autres ».
Il ne fait pas l’ombre d’un doute que la science et la technique fournissent, à l’heure qu’il est, des analyses complémentaires permettant d’élucider certaines questions, tout en en appelant d’autres il est vrai ! « Il y aura toujours une rupture entre la réponse que la science est capable d’apporter et la nouvelle question que la réponse soulèvera[12] ».
La polémique d’une réécriture de l’Histoire est désormais d’actualité. Or, beaucoup d’historiens refusent toujours d’avancer sur un terrain mouvant, semblant mettre en péril certaines vérités établies. La pierre écrit l’Histoire, mais l’Histoire n’est pas figée dans la pierre. Elle s’affine au fur et à mesure des découvertes et des avancées scientifiques. Le XXIe siècle sera peut-être celui où les historiens s’allieront plus largement à la science et à la technique d’abord, puis à l’ethnologie et à la linguistique ensuite. Un tel travail d’équipe permet de mieux cerner les objectifs de la connaissance.
On s’aperçoit, au fil du temps et des nouvelles avancées, que ce sont là les outils indispensables à l’héritage du passé des Hommes.
Dans le domaine spécifique concernant l’histoire de l’Afrique du Nord, l’anthropologie, la sociologie et la linguistique s’accordent sur le fond commun Amazigh (« berbère »). La génétique vient récemment de révéler le génome de la Tunisie[13] de manière scientifique irréfutable, sachant que 62% de la population est d’origine méditerranéenne. Une étude similaire a été entreprise en Algérie[14] par l’académie américaine de médecine (US National Library of Medicine).
Il n’en demeure pas moins que politique et religion freinent considérablement ces données, pourtant manifestes. Bien entendu, de nombreuses voix se sont élevées à l’encontre de ce barrage, dont celle de Kateb Yacine. Pourtant, le royaume chérifien a sauté un premier pas en accordant au Tamazight [ⵜⴰⵎⴰⵣⵉⵖⵜ], la langue berbère, le rang de troisième langue nationale ; l’Algérie a emboité le pas, plus timidement ensuite ; mais pas la Tunisie, pays pourtant très ouvert. On voit bien comment politique et religion continuent à figer une réalité historique.
Il faut tout de même ajouter, que dans le cas de la Tunisie, il existe dorénavant une conscience liée au passé Amazigh.
D’autres sujets tabous ont surgi en Kabylie après la conversion de nombreuses personnes au christianisme. L’Islam considère ce fait comme un acte d’apostasie. Sociologiquement, ce phénomène concerne différentes couches d’âge, et non pas une tranche plus jeune de la population. Ce constat a suscité l’embarras des autorités. En fait, il s’agit ici d’un phénomène identitaire dans lequel on s’insurge contre une religion établie, perçue comme imposant une vérité infaillible.
D’une certaine manière, ce phénomène se fait l’écho d’une sorte de retour mystique aux croyances d’autrefois. On pense tout d’abord à Augustin d’Hippone (saint Augustin, 354-430}, berbère, originaire de Thagaste (l’actuel Souk Ahras), dans l’est algérien, et Père de l’Église. Dans un contexte kabyle plus spécifique, on peut aussi évoquer le souvenir du poète Jean Amrouche (1906-1962), issu d’une famille chrétienne, qui disait : « Je pense et j’écris en français mais je pleure en kabyle ».
Bien entendu, il ne s’agit pas de faire une apologie du christianisme. La liberté implique toute forme de croyances, religieuses ou pas. Ce droit de libre-pensée était réclamé par l’écrivain algérien Kateb Yacine[15] qui se déclarait ouvertement athée. « Je suis d’abord allé à l’école coranique, mais je n’aimais pas la religion, en fait je l’ai détestée, en particulier quand on nous frappait avec une règle sur la plante des pieds pour nous faire apprendre bêtement le Coran, par cœur, sans rien y comprendre ».
Dans cette même optique, on peut aussi évoquer les Juifs berbères du Maroc ou de Tunisie. Le mythe d’une femme berbère, Dihya, surnommée la Kahéna ou Kahina, demeure un emblème historique identitaire dans un contexte amazigh. Une réalité religieuse subsistant au sein de la vénérable communauté juive de l’île de Djerba. L’écrivain tunisien Albert Memmi, de souche berbère et juive, parle de cet héritage hébraïque dans ses récits. ‘La Mémoire d’Abraham‘, ouvrage romanesque de l’écrivain juif polonais Marek Halter évoque également le passé judaïque de l’Afrique du Nord.
Pour revenir au phénomène de l’islamisation de l’Afrique du Nord, on peut aussi évoquer l’Ibadisme, une caractéristique de certaines minorités musulmanes berbères, partagées par les communautés de Djerba (Tunisie), du M’Zab (Algérie) ou encore du djebel Nefoussa (Libye).
Linguistiquement, le terme « amazigh » se traduit par « homme libre ». Implicitement donc, cette idée de liberté politique ou religieuse est inhérente au monde berbère (ⵜⴰⵎⴰⵣⵖⴰ , la Tamazgha). En Algérie, le mouvement d’indépendance nationale a débuté dans l’Aurès des Chaouis, comme ce fut le cas d’ailleurs des luttes contre l’envahisseur arabe.
Ainsi, l’Histoire révèle que l’une des caractéristiques principales du peuple Amazigh est sa propension à la différence, générant un sentiment d’indépendance farouche. L’esprit berbère – plus que tout autre peut-être – accueille le savoir extérieur certes, mais en l’adaptant au contexte particulier de son environnement. Le donatisme chrétien[16], comme plus tard, l’ibadisme musulman, voire probablement le judaïsme séfarade d’Andalousie, ont nourri les esprits en marquant une différence inhérente à l’identité berbère. Le terme identitaire de l’« homme libre » (ⴰⵎⴰⵣⵉⵗ Amazigh) y puise ses racines. Le peuple berbère tend à se rallier derrière le symbole tifinagh (ⵜⵉⴼⵉⵏⴰⵖ) de la lettre Z [ⵣ]. Cette lettre de l’alphabet est au cœur même de la racine linguistique du mot dont il est devenu un symbole. Claude Lévi-Strauss réfutait le terme de ‘peuples primitifs’ auquel il substituait celui de ‘peuple sans écriture’. Or, le monde berbère appartient aux peuples de l’écriture, puisque son alphabet tifinagh [ⵜⵉⴼⵉⵏⴰⵖ] est l’un des plus vieux de l’humanité, contemporain des Phéniciens. Cet alphabet se caractérise d’ailleurs par une écriture symbolique fondée sur des caractères géométriques. Or le symbolisme géométrique est également une caractéristique de l’art berbère.
Le fonds identitaire et culturel amazigh est un patrimoine issu du monde antique, où la liberté de l’un commençait par le respect de l’autre. Car le syncrétisme religieux est inhérent au monde antique, où Égyptiens, Phéniciens, Grecs et Romains ont chacun bénéficié des uns et des autres.
Le peuple Amazigh s’est nourri de cet héritage. C’est pourquoi l’imagerie symbolique continue à perpétrer un message figé sous différentes formes artisanales: poterie, orfèvrerie, tissage, tatouages. Cela se retrouve aussi dans certains rites populaires comme l’a souligné le sociologue Jean Servier[17]. En parlant des rites de construction de Kabylie, ce dernier évoque une tradition méditerranéenne de la fondation d’une maison. « Le pilier central et la poutre maîtresse représentent symboliquement le couple qui va vivre dans la maison ». Au sujet de l’habitat des groupes nomades, Jean Servier ajoute que « la tente est également entourée de rites ayant une valeur symbolique analogue ».
Dans le roman de Mohamed Fellag[18] intitulé ‘L’Allumeur de rêves berbères‘, Aziz, l’un des protagonistes, dit ceci : « Personnellement, je préfère, même s’il est péjoratif le terme Berbérie, parce qu’il est le socle qui englobe la géographie physique et l’unicité linguistique sur lesquelles se sont posées et fondues les différentes cultures venues d’ailleurs ». Aziz fait donc écho à Jean Servier, concluant que les Berbères « sont la trame de la civilisation du Maghreb[19]».
L’architecture du marabout [مُرابِط ], tombeau d’un saint homme, est tridimensionnelle. Cette construction familière se constitue d’un cube, d’une coupole (قُبّة la koubba), surmontée d’un croissant de lune. Il s’agit d’une particularité religieuse maghrébine, héritée de croyances berbères, elles-mêmes issues d’un symbolisme originel. Le carré représente la Terre ; le cube sert donc de tombeau à une vie terrestre jugée exemplaire et tournée vers la voûte céleste (la coupole). Le croissant de lune ouvert sur le ciel devient alors un appel à la divinité, mais il symbolise aussi la partie inférieure de la coupe formant l’œuf cosmique originel. Cette analyse ethnologique est en phase avec les mythologies égyptiennes ou grecques. On y retrouve encore un fondement de l’esprit berbère. Le maraboutisme est une particularité du Maghreb. Il s’agit d’un syncrétisme religieux puisant ses racines dans la symbolique du monde méditerranéen antique. Ce même contexte sociologique se retrouve en Europe. Lorsque l’Église romaine a voulu s’implanter au profit des croyances celtiques, elle n’a fait que remplacer un lieu sacré par un autre en édifiant une église. En Thaïlande, pays considéré comme bouddhiste, le syncrétisme religieux est triple : il mélange l’animisme, l’hindouisme et le bouddhisme Théravada
L’étude du signe punique, dit de Tanit[20], mentionne cet état d’esprit, hérité de l’Antiquité méditerranéenne. L’effigie de Tanit est un maillon identitaire possédant une troublante ressemblance avec le signe égyptien Ankh, symbole d’éternité, lié au mythe d’Isis et d’Osiris, c’est à dire au culte de la fertilité, véhiculé par les crues annuelles du Nil. Or Isis et Tanit incarnent toutes deux une image de déesse de la fertilité, à l’instar de Gaïa, la Mère nourricière de la mythologie grecque. Ce parallèle n’est pas vraiment surprenant. On connaît les échanges étroits qui ont existé entre Phéniciens et Égyptiens. Cela s’explique, d’une part par un lien de proximité, et d’autre part parce que les Phéniciens ont joué le rôle de navigateurs au profit du commerce égyptien. Car ces derniers s’avéraient réfractaires à la navigation marine, puisque seule leur importait la navigation fluviale.
Pour développer cette idée de syncrétisme méditerranéen, l’anecdote historique suivante l’illustre également. Depuis la plus Haute Antiquité, l’oasis de Siwa a été le lieu d’un culte lié au dieu à tête de bélier devenu Amon-Ré en Égypte et Ammon-B’al pour d’autres peuples. Lorsqu’ Alexandre le Grand[21] a été sacré Pharaon, il a tenu ensuite à faire le pèlerinage de Siwa pour sacraliser définitivement sa fonction royale divine. Cet épisode révèle l’existence du syncrétisme et des échanges entre trois cultures de l’Antiquité : l’égyptienne, la grecque, et la libyque. Dans un article de l’Encyclopédie berbère consacré à Ammon, Gabriel Camps[22] mentionne que « cette divinité a eu tour à tour des relations avec l’Amon-Ra égyptien, le Ba‛al Hammon punique, le Zeus grec et le Jupiter latin ». Linguistiquement parlant, il est utile de remarquer que l’Ammon libyque de Siwa s’écrit avec un double m, alors que l’Amon égyptien en perd un.
L’étude de l’image symbolique représente la source identitaire d’un passé permettant de mieux cerner l’identité berbère, allant de l’oasis égyptienne de Siwa, à l’Orient, jusqu’au pays des Guanches (îles Canaries) à l’Occident, domaine du dieu grec Okéamos (Ὠκεανός , le fleuve Océan, aîné des Titans). Le conquérant arabe Okba Ibn Nafaa (622-683) a terminé son épopée religieuse sur les rives océanes de l’occident extrême (المغرب le Maghreb,« l’Ouest »). Or le monde berbère s’étendait bien au-delà dans cet Atlantique connu des légendes grecques et des navigateurs phéniciens.
L’anthropologie (Gabriel Camps), la sociologie (Pierre Bourdieu, Jean Déjeux, Jean Servier),la linguistique (Salem Chaker), et aussi l’histoire comparée, ont permis d’avoir une compréhension plus cohérente du passé de l’Afrique du Nord.
L’écrivain Mouloud Mammeri (1917-1989), à la fois linguiste et anthropologue, a été le premier à vouloir matérialiser cette voie en créant à Paris, en 1982, le CERAM (Centre d’Études et de Recherches Amazighes). La revue ‘Awal‘ (La parole), créée en 1985, s’est ensuite efforcée de diffuser les études berbères avec l’aide de Tassadit Yacine, une universitaire kabyle, spécialiste de la culture berbère à Paris.
L’intervention de Mouloud Mammeri, auprès de l’Unesco, a permis la préservation de l’Ahellil du Gourara[23], dorénavant inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité depuis 2008. La région du Gourara, dans le sud-ouest de l’Algérie, est une zone d’oasis sahariennes. Elle est le domaine de l’aire des berbères Zénètes. De fait, l’Ahellil représente le symbole vivant d’une communauté menacée de disparition. Sa particularité réside dans un mélange de genres qui incluent la poésie, le chant, la musique et la danse. Cette manifestation est à la fois religieuse (fêtes, pèlerinages) et profane (mariages, foires). L’isolement géographique a permis de perpétuer la fonction pratique du mythe, au sens hellénique du terme, où la poésie chantée et l’épopée jouaient un rôle de diffusion. Jean-Pierre Vernant, professeur au Collège de France, appelle cela « la voix des poètes » où « l’écoute du chant des poètes, soutenu par la musique d’un instrument, se produit non plus en privé, dans un cadre intime, mais en public, au cours des banquets, des fêtes officielles, des grands concours et des jeux[24] ». L’Ahellil comporte trois niveaux symboliques : un joueur de flûte, un chanteur et un cœur, pouvant d’ailleurs comporter une centaine de participants, en effectuant un mouvement giratoire et en tapant dans les mains. L’image du cercle (le groupe) et celle du point central (le soliste) apparaissent comme une représentation du Soleil [☉]. En Égypte, c’est signe hiéroglyphique ra qui a généré Rê, le dieu solaire de la mythologie. Dans l’alphabet tifinagh, ce signe représente la lettre S. La fonction symbolique de l’Ahellil est double : elle est à la fois figée, en tant qu’image ancestrale, et vivante comme moyen de mise en scène, destinée à la transmission. La double opposition est déjà contenue dans l’évocation de l’astre solaire : il peut à la fois procréer le cycle naturel, mais aussi mettre un terme aux cultures terrestres par le feu de son rayonnement. Cette idée de régénération procréatrice est nécessairement liée à l’eau. Or la région du Gourara offre un contexte similaire à celui du désert égyptien du Nil. Le Gourara possède effectivement une seconde particularité régionale liée à l’eau. Il s’agit d’un système d’irrigation ingénieux qui porte le nom de foggaras[25], permettant l’existence d’une culture d’oasis. C’est donc à ce titre anthropologique que l’Ahellil joue le rôle de témoin d’un rite ponctuant le monde religieux et profane. La démarche entreprise par Mouloud Mammeri visait à conserver cette mémoire vivante appartenant à la culture amazighe.
Il n’y a pas longtemps encore, on pensait que le Capsien et l’Ibéromaurusien étaient les deux ancêtres probables des Amazighes des temps modernes. Or la découverte des restes d’un ‘Homo-Sapiens[26], à proximité de la côte atlantique marocaine révèle une nouvelle fois, que la connaissance de l’Homme et de l’Histoire, ne cesse d’évoluer.
L’avenir apportera vraisemblablement bien d’autres lumières sur le puzzle d’un passé que nous connaissons par bribes, souvent cloisonnées. À l’instar du paléontologue, ou de l’archéologue, il convient dorénavant de rassembler les divers morceaux pour en obtenir une image plus conforme grâce aux sources diverses contribuant à la connaissance du passé.
En tout état de cause, la permanence intemporelle du symbole, œil figé d’une transmission ancienne et de celle du mythe, qui comme le dit Jean-Pierre Vernant[27] « se présente sous la figure d’un récit venu du fond des âges et qui serait déjà là avant qu’un quelconque conteur en entame la narration. En ce sens, le récit mythique ne relève pas de l’invention individuelle ni de la fantaisie créatrice ». L’une des forces du peuple Amazigh est d’avoir su garder vivantes ces deux composantes de leur héritage malgré le temps.
Christian Sorand
Juillet 2018
Quelques liens utiles :
L’Ahellil du Gourara, Unesco : https://ich.unesco.org/fr/RL/lahellil-du-gourara-00121
Les Zénètes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zénètes
La foggara en Algérie : un patrimoine hydraulique mondial : https://www.erudit.org/fr/revues/rseau/2010-v23-n2-rseau3868/039903ar/
Bibliographie :
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[1] Edith Hamilton, Mythology, Timeless Tales of Gods and Heroes, Grand Central Publishing, New York, 1999.
[2] Claude Lévi-Strauss, Myth & Meaning, Schocken Books, New York, 1979
[3] Olivier Beigbeder, La Symbolique et Luc Benoist, Signes, Symboles et Mythes, PUF, Paris
[4] Édouard Schuré, Les Grands Initiés, Pocket, 1983
[5] Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Seuil, 1990
[6] Claude Lévi-Strauss, Ibid.
[7] Christiane Desroches Noblecourt, Symboles de l’Égypte, Desclée de Brouwer,2004
[8] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques,
[9] Claude Lévi-Strauss, La Voie des Masques
[10] Georges Dumézil, Mythe et Épopée, Gallimard, Paris
[11] Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Seuil, 1999
[12] Claude Lévi-Strauss, Myth & Meaning, Schocken Books, New York, 1979
[13] National Geographic, https://genographic.nationalgeographic.com/reference-populations/
[14] Introducing the Algerian Mitochondrial DNA and Y-Chromosome Profiles into the North-African Landscape : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3576335/
[15] https://kabyles.com/kateb-yacine-a-propos-de-lislam/
[16] Jules Toutain, Persée, L’Afrique chrétienne avant Saint Augustin, https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1922_num_20_4_529
[17] Jean Servier, Les Berbères, PUF, 2017
[18] Mohamed Fellag, L’allumeur de rêves berbères, https://www.inumiden.com/lallumeur-de-reves-berberes-de-fellag/
[19] Jean Servier, Ibidem
[20] Christian Sorand, Le Signe de Tanit, https://www.inumiden.com/signe-de-tanit/
[21] René Vallois, L’oracle libyen et Alexandre, Persée, Revue des Études Grecques, tome 44, fascicule 205-206, Avril-juin 1931. pp.121-152; doi : 10.3406/reg.1931.7023 http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1931_num_44_205_7023
[22] Gabriel Camps, Ammon, Encyclopédie berbère, G. Camps, « Ammon », in Gabriel Camps (dir.), 4 | Alger – Amzwar, Aix-en-Provence, Edisud(« Volumes », no 4) , 1986 [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 02 février 2017.URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/2477
[23] L’Ahellil du Gourara : https://ich.unesco.org/fr/RL/lahellil-du-gourara-00121
[24] Jean-Pierre Vernant – Mythe et religion en Grèce ancienne, Seuil, 1990
[25] La foggara en Algérie : https://www.erudit.org/fr/revues/rseau/2010-v23-n2-rseau3868/039903ar/
[26] Christian Sorand, https://www.inumiden.com/lhomo-sapiens-marocain-encore-bien-du-nouveau-a-lextreme-ouest/
[27] Jean-Pierre Vernant – L’univers, les dieux, les hommes, Seuil, 1999