Au mois d’octobre 1904, le Domaine de l’Etat vendit à M. Gotusso, architecte à Bougie, un terrain domanial escarpé, d’une superficie de 536 mètres carrés, situé dans Ia ville de Bougie, entre le chemin de l’hôpital militaire et celui de Sidi-Yahia.
Aussitôt en possession de ce terrain, M. Cotusso fit commencer les travaux de construction d’une maison. et, au cours de ces travaux, un ouvrier terrassier mit à jour un vase en poterie contenant deux bracelets de pied en or, et 327 pièces de monnaie berbères de l’époque musulmane, également en or, en parfait état de conservation. Certaines de ces pièces ont 21 millimètres de diamètre (voir figure I), et les autres 19 millimètres (voir figure 2) ; les unes et les autres portent les mêmes inscriptions, sauf une légère différence dont il sera parlé plus loin.
Elles sont rondes, mais clans la circonférence de chacune d’elles est inscrit un carré et dans ce carré figurent des inscriptions ; d’autres inscriptions existent aussi dans les arcs de cercle formés par chaque côté du carré.
Les pièces de 21 millimètres portent (voir figure 1) :
D’un côté :
« Celui qui tient la main à l’exécution des ordres de Dieu, le khalife Abou Mohamed Abd-el-Moumen ben Ali, prince des Croyants. »
Dans les arcs de cercle formés par le carré :
« Abou Abd Allah Mohamed ben Ali, le prince éminent, le prince des Croyants. »
De l’autre côté :
« Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux. Il n’y a de Dieu que Dieu. Mohamed est l’envoyé de Dieu. El Mahdi, pontife du peuple. »
Dans les arcs de cercle :
« II est votre Dieu, il est clément et miséricordieux ; il n y a de Dieu que lui ; Dieu est unique. »
Dans le carré des pièces de 19 millimètres (voir figure 2), on lit :
Sur une face :
« El-Mahdi, pontife du peuple, celui qui tient la main à l’exécution des ordres de Dieu.»
Et dans les arcs de cercle de cette face :
« Abou Mohamed Abd-el Moumen ben Ali, prince des Croyants, louange à Dieu, maitre de l’Univers. »
Sur l’autre face :
« II n’y a de Dieu que Dieu ; Mohamed est son prophète. »
Et dans les arcs de cercle :
« Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux ; que Dieu accorde la bénédiction et le salut à Mohamed, à sa sainte famille purifiée. »
Ces monnaies sont intéressantes en ce qu’elles nous rappellent une civilisation qui ne fut pas sans quelque éclat et parce qu’elles nous donnent le nom d’un des princes Almohades qui ont régné à Bougie alors capitale de royaume.
Construite vers 1067 sur les ruines de l’ancienne « Saldæ » par le prince Hammadite « En-Nacer », que l’invasion arabe obligea d’abandonner « la kalaa » sa capitale, Bougie acquit sous ce prince et surtout sous son successeur « El-Mansour », une véritable splendeur et une importance considérable, tant au point de vue du commerce ce que comme entrepôt de premier ordre.
« El-Mansour » mourut en 1104 ; il fut remplacé par son fils « Badis » , qui ne régna qu’un an, et eu t lui-même pour successeur son frère « El Aziz ». Ce prince éclaire apporta tous ses soins à l’embellissement de sa capitale ; sa cour brilla du plus vif éclat, et, nous dit E. Mercier dans son Histoire de l’Afrique septentrionale (1); il sut y attirer les savants de I’Afrique et ceux de l’Espagne.
Vers cette époque (2) vint à Bougie, après avoir prêché sa doctrine à Tripoli, à El Mahdia et dans plusieurs autres villes, un jeune berbère a l’imagination ardente, Mohamed ben Abdallah, plus connu sous le nom de Ou Toumert «Ibn Toumert », originaire de la tribu de Hergha , fraction de Masmouda, du Grand Atlas, qui, ayant perfectionné son instruction religieuse dans les principales villes du Maghreb, puis à Cordoue, à Alexandrie, à la Mecque et à Médine, se crut appelé à ramener la religion musulmane à sa pureté primitive et à fonder une nouvelle dynastie.
À Bougie, il s’éleva, comme il l’avait fait ailleurs; à Tripoli notamment, contre les mœurs qu’il disait entachées d’idolâtrie, et osa critiquer les actes du khalife El Aziz. Aussi celui-ci, fatigué de l’agitation produite par ce fanatique qu’on désignait sous le nom de « légiste de Sous », ordonna-t-il qu’il fut arrêté, malgré son caractère religieux ; mais Ou Toumert, prévenu a temps, prit la fuite.
À quelque distance de Bougie, à Mellala, petite localité de la tribu Sanadjienne des Aith-Ouragol, il fut rejoint par un envoyé des étudiants de Tlemcen, le nommé « Abd-el-Moumen ben Ali el Koumi », qui l’invita à venir professer à Tlemcen. Traité d’hérétique par les docteurs de cette ville, il continua son chemin vers Fès, Meknès et Maroc ( aujourd’hui « Marrakech» ; dans cette dernière ville, il adressa de sévères reproches au khalife Almoravide qui présidait en personne la prière.
Son renom devenant de jour en jour plus grand , il prit le titre d’Iman ou chef de la religion et, un peu plus tard, vers 1122 (3), celui d’El-Mahdi. Ses adhérents se désignèrent sous le nom d’El-Mouhadoun (4) ou « Almohades », c’est-à-dire disciples de la doctrine de l’unité de Dieu .
De nombreuses tribus de l’ouest s’étant rangées à sa cause, il se crut assez fort pour s’attaquer aux princes Almoravides, mais il f ut battu non loin de Marrakech (en 1127 ou 1128) par le khalife Ali ben Youssef, malgré les prodiges de valeur de son disciple Abd-el-Moumen ben Ali. II ne put supporter un pareil revers et il mourut quatre ans après, après avoir désigné pour lui succéder Abd-el-Moumen ben Ali, son disciple favori.
Celui-ci, d’une habileté et d’une prudence qui e se démentirent jamais au cours des importants événements de sa vie, donna un tel éclat à la dynastie des « Almohades », qu’il peut en être considérés comme le véritable fondateur. Plusieurs expéditions qu’il entreprit au début furent couronnées de succès et donnèrent à son avènement l’auréole de la victoire ; aussi, ses partisans devinrent-ils de jour en jour plus nombreux et son nom fut-il accepte comme celui du « Maitre de l’avenir ».
Après avoir soumis les tribus des régions de l’Atlas, Abd-el-Moumen se porta vers Tlemcen et infligea une défaite au Gouverneur de cette ville.
Peu après, il s’empare de Marrakech (1147) et soumit à son autorité toutes les populations de l’ouest. A la tête d’une grande armée, il se dirigea alors vers l’est, prit Alger et marcha sur Bougie ou régnait Yahia, fils d ‘El Aziz , battit l’armée Hammadite à Oum-el-Halou, sur · le versant méridional du Djurdjura et s’empara de Bougie.
De là, il envoya son fils Abdallah soumettre les tribus de l’intérieur ; c’est au cours de cette campagne que « La Kalaa », emportée d’assaut, f ut détruite par les flammes, ceux de ses habitants qui échappèrent à la mort furent dispersés et une Colonie chrétienne, qui avait pu se maintenir jusque-là dans cette ville, disparut à ce moment.
En apprenant la nouvelle de la prise de « La Kalaa », Yahia fit sa soumission à Abd-el-Moumen qui l’accueillit avec bienveillance, le traita avec honneur et l’internat à Marrakech.
Ainsi finit le royaume Hammadite, si puissant encore quelques années auparavant.
Satisfait des magnifiques résultats qu’il avait obtenus, Abd-el-Moumen, qui porta à son apogée la puissance berbère, rentra à Marrakech vers la fin de 1152 (5) après avoir ajouté à ses Etats tous les territoires conquis. Son empire s’étendait de l’Atlantique jusqu’à l’Egypte ; il le divisa en plusieurs grands commandements qu’il confia à ses fils. Dans ce partage, Bougie échut à Sid Abou Mohamed.
Abd-el-Moumen mourut en 1163(6). Les historiens de l’époque nous apprennent qu’il avait adopté pour sa monnaie la forme carrée afin de la distinguer de celle des Almoravides qui était ronde. On a trouvé et on trouve encore, en effet, dans la région de Bougie notamment, des pièces de monnaie carrées portant la suscription du Mahdi.
Les pièces de monnaie qui nous occupent sont de son fils Mohamed à qui avait été donne le royaume de Bougie ; ce prince, sans abandonner la distinction établie par son père, revint à la forme ronde; il représenta seulement un carre sur ces pièces.
Nous voyons, par l’inscription mise sur ces monnaies, qu’ Abd-el-Moumen avait ajouté à son titre de Mahdi, celui d’ Imam ou pontife du peuple et celui de Prince des Croyants, au quel, d’après les historiens de l’époque, il n’avait pas droit , ce titre ne devant et ne pouvant être porté que par les khalifes d’Orient, successeurs spirituels du prophète Mahomet (7).
Il est à remarquer que les plus grandes de ces pièces portent, dans l’arc de cercle de gauche, en outre du nom de Mohamed, celui d’Abou Abdallah. D’après les dires de musulmans érudits, Abou Abdallah est un surnom honorifique qui s’ajoute souvent à celui. De Mohamed ; ces deux noms ne désignent, par suite, qu’une seule et même personne.
L’empire Almohade, fractionne et désagrégé après la mort d’Abd-el-Moumen, se maintint cependant pendant près d’un siècle, mais sa puissance ne cessa pas de décroître et Bougie, qui n’était plus capitale de royaume, perdit peu à peu de son importance.
J. MAGUELONNE
Article paru initialement dans le Recueil des Notices et Mémoires de la Société Archéologique du département de Constantine | 10° Volume | 1907.
Notes :
(1) Tome lI, p. 58.
(2) 511 de l’hégire.
(3) 515 de l’hégire.
(4) Ce nom est forme de la même racine que celui d’un de ses ouvrages, Mourchida (E. Mercier, Hist. de l’Afrique sept., tome II, p. 69.
(5) 547 de l’hégire.
(6) 558 de l’hégire.
(7) Les khalifes se divisent seulement en quatre catégories : 1- Les quatre khalifes dits Rachedine (orthodoxes) contemporains du Prophète ; 2- Les khalifes de la dynastie des Omeyades, fondée par Moawia ; 3- Les khalifes de la dynastie des Abassides, fondée par Abbas, cousin du Prophète ; 4- Les khalifes de la dynastie des Osmanlis (Turcs), fondée par Otsman Seldjancide, dont le sultan actuel de Constantinople est le successeur spirituel et détient, en cette qualité, le Drapeau vert du Prophète.