Les Phéniciens et l’Amérique avant Colomb
Une belle aventure ayant pris l’aspect d’un conte de Noël vient de se terminer. Elle n’est pas sans rappeler celle du Norvégien, Thor Heyerdahl (1914-2002) qui, à bord d’un bateau fait de roseau et de papyrus (le Râ II), avait relié Safi, sur la côte marocaine, à l’île de la Barbade, aux Caraïbes en 1970. En septembre dernier, étant alors à Tunis, nous apprenions l’existence de cette aventure maritime. L’objectif était donc de relier Carthage aux Amériques.
Dans le c adre de s recherches consacrées au peuple Amazigh, le rôle des Phéniciens dans l’histoire de l’Afrique du Nord a été l’événement important. Le commerce méditerranéen, tout comme la fondation de Carthage en sont des liens essentiels. Cela est d’autant plus vrai, que la civilisation punique n’est autre qu’une lente mixité de Phéniciens d’origine avec une population berbère indigène. Cette interaction a été relatée dans un texte en trois 1 volets consacré à cet impact culturel, dont Carthage en avait été la cheville ouvrière.
Le projet du capitaine britannique Philip Beale, a donc suscité notre attention, tout en soulevant inévitablement un certain nombre de questions. L’historien et conférencier tunisien André A*** avait souhaité une rencontre relative aux recherches effectuées dans ce domaine. Notre discussion a été particulièrement enrichissante. Elle a porté essentiellement sur les Phéniciens et l’arrivée des Juifs en Afrique du Nord. André A*** a évoqué le sujet de la navigation phénicienne. Cet extraordinaire érudit s’est longuement étendu sur le récit de la route maritime des Puniques en direction de la Cornouaille. Sur ce sujet, il a d’ailleurs fait d’étonnantes connexions linguistiques et topographiques sur les différentes étapes suivies entre la baie de Biscayne et la péninsule bretonne!
La conversation a dévié inévitablement sur ce qui était alors le phénomène du jour en Tunisie: à savoir la réception officielle du “Phoenicia”, non pas au port de plaisance de Carthage, mais à celui de Gammarth.
Bien qu’invité à la réception officielle, d’autres impératifs ont fait que cela a été impossible. Toute-fois, cette tentative n’a pas cessé de m’intriguer. Il s’agissait de la réplique d’un bateau commercial de l’époque, tentant de suivre les routes maritimes connues des Phéniciens. Malgré tout, le projet contenait une dimension supplémentaire en y ajoutant un voyage transocéanique.! À vrai dire, cette magnifique aventure honore une fois de plus le génie carthaginois, et par assimilation culturelle, la Tunisie!
Afin de mieux comprendre les objectifs de cette expédition, intitulée “Phoenicians before Columbus” (Les Phéniciens avant Colomb), il est bon de rappeler les techniques de navigation des Phéniciens, les routes commerciales suivies, ainsi que le rôle joué par les Puniques, donc par Carthage.
L’objectif sous-jacent est de concrétiser un volet historique répertorié, mais souvent passé sous silence par l’histoire conventionnelle. Or, voilà qu’une équipe de marins confirmés, naviguant à bord d’un navire armé selon des critères originaux, tente de démontrer la faisabilité d’une telle performance. Il ne s’agit plus alors d’une hypothèse issue de récits historiques, mais d’un test grandeur nature permettant de juger la réalisation effective de tels exploits maritimes.
On a coutume de dire qu’il faut rendre à César ce qui est à César. Or, sur le sol carthaginois ce dic-ton prend une résonance un peu anachronique. Car évidemment, il s’agit de glorifier un passé antérieur à celui des Romains. Pour célébrer l’illustre histoire de Carthage, mieux vaudrait-il donc substituer le nom de la déesse Tanit à celui de César?
Les Phéniciens: concepteurs et navigateurs inégalables.
Avant d’évoquer les Puniques, il faut remonter aux Phéniciens. On ne soulignera jamais assez l’impact que ces derniers ont eu à cette lointaine époque, dans cette partie du monde antique.
On leur doit l’invention du premier alphabet, de la pourpre ou encore du travail du verre, même si l’invention du verre est due aux Égyptiens. Par la position géographique de leurs cités-États, ils ont été en contact non seulement avec les grandes civilisations antérieures, mais aussi avec les Égyptiens. La Phénicie entretenait des liens étroits avec l’Égypte pharaonique, principalement en fonction de ses propensions pour le commerce et la navigation.
Les Phéniciens ont donc été des commerçants hors-pairs. S’ils entretenaient un commerce terrestre important au Levant, la réalité physique du terrain a voulu qu’ils se tournent très tôt vers le commerce maritime.
Cette entreprise a évolué avec le temps. Les techniques se sont affinées. Les routes se sont diversifiées. L’ardeur a fait place à la maîtrise, les poussant à être de plus en plus entreprenants en fonction des connaissances acquises et du désir de braver l’inconnu. Le génie phénicien a d’abord été d’ordre matériel dans la conception navale. Il ont mis en place une flotte commerciale qui se devait d’être efficace et durable. Puis, ils se sont dotés d’une armada militaire destinée à défendre les entreprises du négoce maritime. Cette flotte militaire a d’ailleurs inspiré les Grecs et surtout les Romains.
On n’évoquera ici que la navigation commerciale puisqu’elle est le moteur principal des routes instaurées et surtout à l’origine des explorations maritimes encore assez mal connues mais qui ont été historiquement répertoriées.
Les Phéniciens ont été de grands navigateurs avant l’heure. Ce sont les premiers à s’orienter en fonction de l’étoile polaire au cours de leurs pérégrinations. Ils ont ainsi acquis une vaste connaissance de la voûte céleste, mais aussi des vents, des courants et ont peut-être même tenté d’établir des cartes maritimes.
Un réseau commercial maritime exceptionnel.
Le premier rayon d’action naturelle des Phéniciens a donc été le bassin méditerranéen. La conception du bateau commercial phénicien est bien connue. On peut en faire un descriptif sommaire.
Construite en bois, cette embarcation a des proportions fort modestes. La coque du navire est galbée et arrondie à l’avant. La longueur du navire est d’environ vingt mètres. Il est équipé de deux gouvernails latéraux, le mât central, d’une hauteur de quinze mètres, supporte une large voile carrée, mobile en fonction des vents.
La navigation se faisait le long des côtes. D’après André A***, on estime que la distance journalière parcourue était d’environ cinquante miles marins par jour, soit un peu moins d’une centaine de kilomètres.
Les Phéniciens ont progressivement créé des comptoirs tout autour de la Méditerranée, mais l’audace de leur entreprise les a vite menés en deçà des colonnes d’Hérakles (le détroit de Gibraltar) sur l’Atlantique. Les trois plus anciennes colonies établies sont Cadix (Gadir en punique) en Ibérie (1104 ou 1110 av.J.C.); le site marocain de Lixus (près de Larache) serait même antérieur à celui de Cadix (XIIe av. J.-C.). En Méditerranée, selon Pline l’Ancien, Utique, (“la ville ancienne”), aurait été fondée en 1101 av. J.-C. La fondation de Carthage (Qart hadast, “la ville nouvelle”) date de 814 av. J.-C.
Selon Hérodote , la Guerre de Troie aurait eu lieu entre 1280 et 1270 av, J.C. Or, la fondation de Lixus correspond aux épisodes de la mythologie grecque, celle des travaux d’Hercule ou du jardin des Hespérides. Comme la Grèce ancienne doit beaucoup aux Phéniciens, ces faits revêtent une certaine importance, puisque l’aède Homère [Ὅμηρος], auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, aurait vécu au VIIIe siècle av. J.-C.
La fondation postérieure de Carthage a apporté une dimension supplémentaire à la navigation commerciale des Phéniciens. Par sa situation privilégiée, la colonie se trouve en effet à mi-distance entre le Liban et le détroit de Gibraltar, à l’endroit où la Méditerranée se resserre dans le détroit de Sicile. Carthage a ainsi joué un rôle stratégique fondamental dans le commerce maritime occidental.
La façade atlantique a donc été un terrain de prédilection pour les navigateurs phéniciens jusqu’à Agadir, voire jusqu’aux îles Canaries. Les Guanches aujourd’hui disparus des Canaries, étaient un peuple berbère. Le Carthaginois Hannon(VIe ou Ve siècle av. J.-C.) a été chargé de faire une ex2 -pédition le long des côtes africaines de l’Atlantique. À la tête d’une flotte d’une soixantaine de navires, cette mission d’exploration l’aurait conduit jusqu’au Cameroun et peut-être même jusqu’au Gabon. Pline l’Ancien rapporte que des fourrures de gorilles étaient exhibées à l’intérieur des sanctuaires de Tanit jusqu’à la destruction de Carthage par les Romains. Le commerce africain était motivé par des denrées telles que l’or, l’ivoire ou les peaux d’animaux sauvages.
Le comptoir de Lixus sur le continent africain, et celui de Cadix sur le continent européen, étaient essentiels pour ce type de commerce. D’autant plus qu’Il existait une troisième route commerciale vers le nord. Elle remontait par étapes le long de la côte atlantique jusqu’aux îles Scilly à la pointe sud-ouest de la Grande-Bretagne. La Cornouaille était riche en étain. L’ancien nom grec des îles Scilly, était les îles Cassidérides. En minéralogie, la cassitérite est le nom du minerai d’étain. Or dans l’Antiquité, l’étain et le cuivre étaient prisés pour la fabrication des armes en bronze. Les Phéniciens se procuraient le cuivre à Chypre. Il existait également des gisements d’étain en Espagne, mais ils n’étaient pas suffisants.
Le Phoenicia.
Le site du capitaine Philip Bealenous apprend que la construction du Phoenicia s’est faite dans 3 les années 2007-2008, sur une île au large de la Syrie, selon des méthodes traditionnelles datant de l’an 600 av. J.-C. Un assemblage de bois de pins (deux variétés), de cyprès, de chêne et de noyer a été utilisé pour la réplique du navire.
Dans un premier temps, le bateau a entrepris de faire le tour de l’Afrique par le cap de Bonne Espérance, entre 2008 et 2010 (‘First Phoenician Ship Expedition’).
L’objectif d’alors était de prouver que les Phéniciens avaient bel et bien pu entreprendre ce périple. En effet, Hérodote rapporte qu’à la fin VIe siècle av. J.-C., le pharaon Nékao II de la XXVIe dynastie (-650/-595), avait commandité une expédition phénicienne depuis la mer Rouge, pour faire le tour complet du continent africain. Trois ans plus tard, cette expédition avait atteint les colonnes d’Hercule.
En suivant cet exemple, le capitaine Philip Beale, avait alors montré qu’une telle expédition était techniquement possible.
La route maritime suivie par le Phoenicia.
Avant de décrire la route suivie par le “Phoenicia” pour relier Carthage aux Amériques, il est bon de souligner que cette autre tentative recoupe deux autres routes commerciales des navigateurs phéniciens. Ce sont d’ailleurs deux prérogatives purement carthaginoises.
1.En reliant la Cornouaille à Carthage, le “Phoenicia” matérialise ce qu’on a parfois appelé “la route de l’étain”.
2.Le tronçon allant de Cadix à Essaouira, au Maroc, puis à Tenerife, aux Canaries, illustre un commerce ouest-africain potentiel. Les étapes de la côte atlantique jusqu’à l’îlot de Mogador (Essaouira) sont attestées par l’archéologie. D’autres sources corroborent le commerce avec les Canaries.
En ajoutant maintenant le secteur côtier, compris entre les Canaries et les îles du Cap Vert, au large du Sénégal, l’expédition du “Phoenicia” recouvre alors une troisième route maritime phénicienne: celle du Carthaginois Hannon.
Or le succès précédent du “Phoenicia” autour du continent africain (plus de 20,000 miles marins), a également entériné le “périple d’Hannon” (Ve siècle av. J.C.). En effet, certains chercheurs avaient mis en doute la véracité d’une telle expédition sur un plan purement technique. Il semblait possible de naviguer le long des côtes jusqu’au golfe de Guinée. Mais l’argument était qu’en fonction des courants contraires, il aurait été difficile de remonter la côte vers le Nord. Or, c’est pourtant bien ce qu’a fait le “Phoenicia” en faisant le tour du continent.
La réussite de ces divers exploits démontre que de telles entreprises étaient donc réalisables. L’ingéniosité de la technique apporte ainsi une réponse aux questions soulevées par les textes. Les routes maritimes suivies par le “Phoenicia” à titre expérimental, sont donc en phase avec les itinéraires connus des navigateurs phéniciens.
Toutefois, et à ce stade, la traversée de l’Atlantique vers les côtes américaines, demeure une hypothèse. Malgré tout, voici le récit succinct de cette expédition intitulée: ‘The Phoenicians before Colombus’.
Il s’agit d’un projet britannique dirigé par le capitaine Philip Beale sous les auspices d’un club britannique le “Captain Scott Society”. À noter que la petite équipe de navigateurs comprend également des Norvégiens et des Indonésiens, peuples qui ont aussi, une très longue histoire de navigation au long court.
1.De la Cornouaille à Carthage.
Le “Phoenicia” a donc quitté le port de Plymouth, au sud de l’Angleterre, dans la deuxième quin-zaine de juillet 2019, pour relier la Cornouaille à Carthage, via le détroit de Gibraltar. Cet itinéraire spécifique correspond à la route maritime suivie par les Carthaginois pour recueillir le minerai d’étain dans les mines de la Cornouaille connues des navigateurs phéniciens.
On note aussi qu’à l’escale de Gibraltar, au début septembre, le “Phoenicia” a fait un crochet par le nord, en direction de Carthagène, ville fondée par Hasdrubal en 227 av. J.-C. La réplique du bateau phénicien est arrivée le 09 septembre à Carthagène, puis à Carthage le 22 septembre. Il pourra être intéressant de revenir sur cette route maritime, à l’occasion d’une étude détaillant davantage d’autres éléments. L’historien André A*** a en effet quelques précisions inédites fort pertinentes sur le sujet.
2.De Carthage à la côte atlantique marocaine et aux Canaries.
Le “Phoenicia” a donc mouillé sur la côte tunisienne du 22 au 28 septembre 2019. Bien que cette période n’ait pas été totalement propice, en fonction des élections locales, une réception officielle a eu lieu au port de Gammarth. L’ancrage carthaginois est hautement symbolique puisque le lieu servait de port d’attache aux routes commerciales occidentales.
L’aventure en question a donc commencé véritablement en Tunisie. Dans un premier temps, la navigation vers les Canaries a suivi une route historiquement établie.
Après une brève escale au port d’Alger (05 octobre), le navire a poursuivi sa route en traversant le détroit de Gibraltar jusqu’à l’ancien port phénicien de Cadix (16 octobre). Les Grecs se sont bornés à naviguer dans le bassin méditerranéen tandis que, les navigateurs phéniciens se sont aventurés dans l’Atlantique dès l’époque du roi Salomon (au Xe siècle av. J.-C.).
L’étape de Cadix (du 16 au 20 octobre) revêt une signification importante. L’équipage en a profité pour visiter les salles phéniciennes du musée de la ville andalouse. On y trouve en particulier deux sarcophages découverts récemment.
Naviguant le long des côtes atlantiques du Maroc, le “Phoenicia” est arrivé à Essaouira le 25 octobre pour en repartir le 02 novembre. Ce lointain comptoir phénicien est le véritable point de dé-part de la traversée de l’Atlantique. Après le changement d’équipage et le plein des vivres, l’équipage a été officiellement reçu par la ville; le secrétaire particulier du roi du Maroc était présent lors de la réception.
Étape suivante,Tenerife du 19 au 26 novembre. L’explorateur grec Scylax (VIe siècle av. J.-C.) évoque déjà l’existence d’un commerce avec les îles Fortunées (les Canaries), peuplées par la tribu berbère des Guanches. Deux études génétiques, l’une en 2009 sur le chromosome Y, et l’autre en 2017 sur des momies guanches ont confirmé l’origine berbère de ce peuple autochtone. Les Guanches vivaient non seulement sur l’archipel des Canaries, mais aussi à Madère, et vraisemblablement sur l’archipel des Açores. Selon des recherches avérées, le peuplement des Canaries est antérieur à l’arrivée des Phéniciens. Ce fait revêt une certaine importance linguistique puisque venant de Carthage, ces expéditions comprenaient des traducteurs berbères. Le récit du périple d’Hannon (vers 500 av. J.-C.) évoque la présence de ces interprètes.
3.La traversée de l’Atlantique nord méridional.
À partir de l’escale de Tenerife, on entre donc dans le domaine de l’hypothèse. A-t-il véritablement été possible aux Phéniciens de traverser l’Atlantique? Seuls des navigateurs véritablement confirmés peuvent démontrer la faisabilité d’une telle aventure, selon le modèle antique. C’est ce que le “Phoenicia” s’est efforcé de prouver.
3.1.De Tenerife aux îles du Cap Vert.
De Tenerife, le navire a fait route vers le sud, en direction des îles du Cap Vert. Le but était de rechercher les vents favorables à la traversée. Quand les premiers colons arrivèrent dans cet archipel au XVe siècle, les îles du Cap Vert étaient alors inhabitées. Pourtant, en fonction des courants marins, il n’est pas impossible que des pêcheurs lébous (de langue wolof) aient pu y débarquer en venant de la côte sénégalaise. Ces îles étaient connues des Phéniciens et ont vraisemblablement été explorées lors du périple d’Hannon. Quoi qu’il en soit, le “Phoenicia” a navigué au large de l‘archipel puis ayant trouvé les vents favor-ables, a entamé la traversée de l’océan vers l’ouest.
3.2.Des îles du Cap Vert aux Antilles.
La force des alizés a permis au navire de couvrir environ cent mille marins par jour (soit environ 185km). Le journal de bord ne relate aucun incident majeur au cours de la traversée. Seul un rat, embarqué clandestinement à l’escale de Tenerife, a suscité quelques soucis, mais l’ingéniosité de l’équipage a finalement permis de s’en débarrasser. Un faucon a momentanément trouvé refuge à bord. Mais, à l’approche des îles antillaises, ce sont surtout les poissons volants qui ont créé un certain émoi en heurtant violemment des membres de l’équipage. Par ailleurs, la force des vents a nécessité d’effectuer quelques réparations sur la voile.
Le 24 décembre 2019, soit un peu moins d’un mois après avoir quitté Tenerife, le “Phoenicia” était au large des Petites Antilles, entre Montserrat et la Guadeloupe,. À ce stade, la distance parcourue était de 2,400 milles marins (4,445km).
Il semble peu probable que les Phéniciens aient pu commercer dans les îles de cet archipel. La décision a alors été prise de poursuivre la route vers les Grandes Antilles. L’île d’Hispaniola (aujourd’hui Haïti et la République Dominicaine) avait été reconnue par Christophe Colomb.
Le “Phoenicia” a donc poursuivi sa route pour arriver à Saint-Domingue le 31 janvier 2019. Une nouvelle réception officielle attendait l’équipage du “Phoenicia” pour célébrer cette réussite, clôturant l’année 2019.
Les implications de cette aventure et les questions soulevées.
Au XXIe siècle, il paraît particulièrement important de revisiter l’Histoire conventionnelle pour de multiples raisons.
Tout d’abord parce que les sciences humaines apportent dorénavant un complément utile d’informations. Il ne paraît plus possible d’étudier le passé en conservant des méthodes traditionnelles figées. La sociologie, la linguistique, l’ethnologie sont devenues des atouts complémentaires hautement précieux. Les sciences établies ont révolutionné notre connaissance grâce aux outils informatiques ou à l’utilisation du génome, pour n’en citer que deux.
L’historien moderne ne peut plus se contenter de faire un état livresque du savoir. Ainsi, dans la foulée d’un certain nombre de découvertes récentes, il semble utile, voire nécessaire, de faire appel à toutes les connaissances techniques disponibles.
On s’aperçoit régulièrement que nous sommes constamment obligés de revoir les données existantes pour affiner notre connaissance de l’Homme et de son passé. Cette démarche est familière aux scientifiques, bien qu’elle ne soit pas toujours systématique. On pensait, tout récemment encore, que le berceau de l’Homme se trouvait en Afrique de l’Est. Or la découverte de l’Homo sapiens du Djebel Irhoud [4], au Maroc (160,000 ans), ou celle des outils hominidés du charnier animal dans la région de Sétif en Algérie (Aïn Boucherit [5], 2,4 millions d’années), ont totalement bouleversé les données précédentes.
On a parfois l’impression que les historiens conventionnels se trouvent aujourd’hui dépassés par des découvertes récentes qui semblent brouiller les cartes que l’on aurait pu croire figées dans le temps. Comment expliquer par exemple la découverte des fouilles de Göbekli Tepe (10,000 ans 6 av. J.-C.) en Anatolie méridionale à une époque néolithique où le nomadisme pastoral était de règle?
Cette digression permet de revenir sur le bien-fondé de l’expédition du “Phoenicia”. À la question: “les Phéniciens ont-ils été aux Amériques?”, il est bien sûr impossible de répondre par l’affirmative au vu de ce simple exploit. Mais ceci n’enlève en rien, ni la réussite de cette aventure, ni l’utilité de cette expédition.
Cette aventure implique que les techniques de navigation des Phéniciens pouvaient les entraîner de l’autre côté de l’Atlantique. Il semble difficile dorénavant de nier une telle possibilité, d’autant plus que la construction du bateau est conforme aux normes phéniciennes et aux connaissances de navigation de ces derniers.
Bien évidemment, cela soulève aussi une pléthore d’autres questions. La route suivie par le “Phoenicia” était fort probablement saisonnière étant donné l’utilisation des alizés dans le sens Est-Ouest. S’il s’agissait d’un périple circulaire, comment se réalisait le retour? Vraisemblable-ment en utilisant le Gulf Stream poussant les Phéniciens vers les zones familières en Europe. S’agissait-il alors d’un circuit commercial occasionnel? Tout voyage accidentel aurait été fatale-ment sans retour, donc non répertorié. Comment les Phéniciens avaient-ils eu connaissance de ce continent?
Les quelques indices pseudo-historiques précédents, comme la pierre de Paraïba, au Brésil, se 7sont révélés être des faux. Dans l’état actuel des connaissances, il n’y a rien qui puisse corroborer la visite des Phéniciens sur le continent américain.
De là à dire que cette expédition n’a aucune valeur, n’est pourtant pas correct. Et ce pour plusieurs raisons.
Sur le plan de la navigation, le “Phoenicia” a d’abord relié la Cornouaille à Carthage, puis Carthage à la côte marocaine atlantique jusqu’aux îles Canaries. Ce sont des destinations répertoriées dans le commerce phénicien.
On peut donc envisager de l’étendre aux autres données historiques connues: la circumnavigation du continent africain depuis la mer Rouge, ou le périple d’Hannon de Carthage au golfe de Guinée.
On rejoint donc les réflexions précédentes où la connaissance livresque vient corroborer une ex-périence maritime authentique, permettant ainsi d’étayer les données. Il fallait nécessairement que ce soit l’oeuvre d’un navigateur pour prouver que cela était possible. C’est ce que ce projet vient de démontrer. Il ne résout rien, mais il concrétise certaines données livresques existantes. Une traversée de l’Atlantique vers les Amériques, antérieure aux Vikings ou à Colomb, est doré
navant envisageable sur un plan technique. C’est un premier pas. Il faudra bien entendu d’autres éléments archéologiques avérés pour le confirmer. L’extinction du peuple Caraïbe a vraisemblablement supprimé d’éventuels indices antérieurs. Mais si les Phéniciens ont pu commercer avec la côte sud-américaine, ou celle du continent nord-américain, la DNA pourrait corroborer aujourd’hui un lien éventuel.
Par ailleurs, le succès de cette expédition ouvre une nouvelle perspective. soit sur le plan de futures découvertes archéologiques, soit pour résoudre certaines questions restées sans réponses. Si les Phéniciens ont réellement fait cette grande traversée, il est vraisemblable qu’elle a été accomplie dans un esprit uniquement commercial. Il est peu probable qu’ils y aient laissé des traces durables, autres que quelques amulettes ou pièces de monnaie, voire une épave encore engloutie. Tout ceci demeure conjoncturel. Ce qui a été une théorie jusqu’ici permet cependant d’ouvrir des perspectives nouvelles. C’est ainsi que la connaissance progresse. Il faudra donc attendre que des corrélations puissent être effectuées.
Ce qui est certain, c’est que toute découverte éventuelle, ne pourra plus faire l’impasse sur l’éventualité d’une traversée vieille de plus de deux mille ans.
Quoi qu’il en soit, l’aventure du “Phoenicia”, après nous avoir fait un peu rêver, ouvre tout de même quelques perspectives intéressantes sur le peuplement de la planète depuis la migration de l’Homme hors du continent africain.
Christian Sorand
[1] Puniques et Numides – Les Phéniciens en Afrique du Nord : https://www.academia.edu/37419248/Puniques_et_Numides_Les_Phéniciens_en_Afrique_du_Nord
[2] Persée, Le périple d’Hannon: https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1994_num_138_2_15385
[3] https://www.phoeniciansbeforecolumbus.com/the-ship
[4] Science Magazine: https://www.sciencemag.org/news/2017/06/world-s-oldest-homo-sapiens-fossils-found-morocco
[5] Science Magazine: Early humans in northern Africa : https://science.sciencemag.org/content/362/6420/1297
[6] National Geographic: https://www.nationalgeographic.com/news/2016/01/150120-gobekli-tepe-oldest-monument-turkey-archaeology/
[7] Paraiba stone: Fraud or Genuine? https://www.academia.edu/3523161/Phoenician_Inscription_in_America_-_Paraiba_Stone_Fraud_or_Genuine