Numides et Puniques en Algérie
Résumé
L’histoire pré-romaine de l’Algérie a été longtemps marquée par ce que l’on pourrait appeler le «modèle Cintas», fondé sur la prise en main directe par Carthage d’une multitude d’escales nécessaires à un commerce réalisé essentiellement par cabotage. Le progrès des connaissances a infirmé une partie de ces conceptions et de leurs conséquences, et apporté des éléments nouveaux. Il conviendrait d’élaborer de nouvelles synthèses, beaucoup plus différenciées en fonction des régions et des époques, et faisant la part plus belle aux autochtones.
Je dois remercier d’abord Ahmed Ferjaoui, qui m’a permis de participer à cet hommage au Professeur Mohamed Hassine Fantar, auquel je dédie avec plaisir ce petit travail. Il ne s’agit pas de la synthèse par un spécialiste, je ne suis pas, mais d’un survol, par un lecteur assidu, de la production récente sur l’histoire et l’archéologie de l’Algérie aux époques pré-romaines.
On n’a pas à ce jour trouvé de trace du passage des Phéniciens, qui ont pourtant longé les côtes algériennes au retour d’Espagne vers l’Orient. Notre examen portera donc pour l’essentiel sur les rapports entre Puniques et Numides (Masaessyles et Massyles). Il se pose d’abord des questions de méthode, dont la plus simple n’est certes pas de distinguer ce qui est libyque de ce qui est phénicien ou punique. En 1954, Gilbert-Charles Picard écrivait de manière aussi juste que savoureuse[1] : «L’historien est obligé [faute de renseignements] de procéder à une sorte d’analyse chimique ; après avoir éliminé tout ce qui lui semble être d’origine extérieure [punique ou romaine], il lui reste un résidu, qu’il déclare ‘libyque’. Il n’y a pas lieu de s’étonner que l’opération donne souvent des mécomptes». L’un des principaux est de réduire le monde libyque à sa plus simple expression en le privant même de réalisations que l’on pourrait appeler «universelles», parce qu’on les a attribuées au préalable aux Puniques ou aux Romains. Dans le cas des relations entre Puniques et Numides, outre l’extraordinaire imprécision du vocabulaire historique[2], la question est compliquée, par le fait que, compte tenu de l’ancienneté de leurs relations et de leurs interactions, ni les uns ni les autres n’étaient «chimiquement purs», au sens où l’entendait plaisamment G.-Ch. Picard. Les Puniques n’étaient pas des Tyriens transportés tels quels en terre d’Afrique. Dès l’origine, les intermariages leur avaient certainement donné une forte teinture africaine. De leur côté, compte tenu de l’immensité de leur domaine, les Libyques n’étaient pas tous identiques, même sur un territoire limité à celui de l’actuelle Algérie, et certains étaient depuis longtemps en partie punicisés.
Etat des recherches
Depuis la remarque de G.-Ch. Picard, la connaissance du monde libyco-berbère en tant que tel a bine progressé avec, notamment, les inlassables travaux de G. Camps. En ce qui concerne les rapports entre Libyques et Puniques, des synthèses variées éclairent ou soulignent des aspects différents[3]. M. Bouchenaki a donné en 1970 et 1971 de précieux aperçus sur des recherches alors prometteuses. En 1977, la grande synthèse de J.-M. Lassère sur la population de l’Afrique romaine commence par un aperçu sur les périodes antérieures. Depuis, E. Lipinski a donné des apports toponymiques importants en 1993, 1994 et 1995. Pour sa part, S. Lancel, après ses importantes fouilles à Tipasa, donnait périodiquement des synthèses plus axées sur l’histoire et l’archéologie (notamment en 1995). Ces deux derniers ont d’ailleurs rédigé ensemble la plupart des notices de sites algériens parues dans le Dictionnaire de la Civilisation phénicienne et punique (1995). En 2000, J. Alexandropoulos a donné une nouvelle synthèse sur la numismatique africaine, carthaginoise, maure et numide, qui vient remplacer celle de J. Mazard en 1955. En 2002, Mme Krandel-Ben Younès a donné une utile synthèse sur les sépultures phénico-puniques en pays numide, qui concerne surtout l’Algérie centrale et orientale, sans ignorer sa partie occidentale. En 2003, divers objets de ces époques ont été exposés à Rouen dans le cadre de l’Année de l’Algérie en France (2003), puis lors d’une exposition «L’Algérie en héritage» à l’Institut du Monde Arabe, ce qui a permis à la fois au grand public de découvrir les richesses du pays et aux spécialistes de revoir des documents un peu oubliés.
A. Le «système Cintas»
La lecture de ces travaux fait constater la persistance de conceptions remontant à ce que nous appellerons le «système Cintas», référence aux théories de celui qui fut il y a un demi- siècle le grand refondateur de l’archéologie phénico-punique au Maghreb[4]. En ce qui concerne l’Algérie, il avait systématisé une idée exprimée par S. Gsell dès 1918[5] :« Il est probable que dès le début, les lieux qu’ils [les Phéniciens] fréquentèrent frirent assez nombreux : leur navigation, qui devait surtout être un cabotage, avait besoin d’une suite d’abris, d’échelles, où ils pussent se réfugier en cas de tempête, attendre les vents favorables, se pourvoir d’eau, se reposer de leurs fatigues, réparer les avaries de leurs bâtiments ».
Pour sa part, Cintas n’ avait guère de confiance dans les navires anciens : «la position normale du bateau des temps archaïques, n’a jamais été d’être en mer (….). Une fois son trajet effectué, il faut immédiatement à l’un et à l’autre de ces esquifs le sol ferme et un abri. On comprend l’exiguïté de tous les cothons connus», car les bateaux étaient aussitôt tirés au sec[6]. Cette fragilité des navires se croisait avec une théorie fondée sur l’établissement de grands centres[7] : « Une fois les grands centres créés et la mainmise sur les territoires adjacents réalisée, les échanges, dans le pays même se sont aussi organisés. Et, le petit cabotage, pour ces navigateurs nés qu’étaient les Phéniciens, devait être de beaucoup préféré aux transports par terre. Il est bien évident que ce genre de trafic ne s’est pas fait par navires de haut bord, pentécontères et vaisseaux ronds restant réservés aux voyages au long cours. On créa partout, le long des côtes, des relais ou les caboteurs pouvaient trouver asile et marchandises ». « Autant que possible, ces relais, comme il est de règle pour la navigation côtière facile, devaient se trouver à un jour de navigation les uns des autres. En langage d’aujourd’hui, ils ne devaient donc pas être espacés de plus d’une cinquantaine de kilomètres les uns des autres, car, telle est bien la distance maxima que peuvent parcourir
journellement les balancelles, lorsqu’elles naviguent dans de très bonnes conditions ». Cintas poursuivait : «Aussi, j’affirme qu’ouvrant un compas de façon que l’écartement des branches ne couvre pas plus d’une quarantaine de kilomètres, en le reportant de loin en loin sur une carte des côtes africaines, à partir de Carthage[8], chacun des points indiqués par ses branches, indique en même temps le lieu ou s’est trouvé un petit port punique, même si son existence est restée inconnue jusqu’à ce jour ». Bien que les accidents de la côte aient pu amener à modifier quelque peu la longueur des étapes, «jamais le chemin que peut parcourir en un jour un petit bateau n’a été dépassé ». Joignant aussitôt le geste à la parole, Cintas jalonna le rivage maghrébin depuis Carthage jusqu’à la Moulouya de 54 escales, les fameuses « Echelles » (terme emprunté à Gsell), baptisées illico « puniques ».
L’un des indéniables avantages du système Cintas était sa simplicité. Ses conséquences pratiques étaient importantes. G. Vuillemot les a résumées comme suit : « L’implantation sur les côtes occidentales de l’Afrique du Nord (…) est organisé(e) suivant un plan d’ensemble et tend à occuper non plus un poste commercial favorable, mais une ligne de rivage stratégique dont on veut s’assurer l’exclusivité »[9]. Ainsi donc, les produits importés provenaient de Carthage et les villes côtières avaient été fondées par des Carthaginois.
B. Accueil et difficultés du « système Cintas »
De prime abord, le « système Cintas », qui « expliquait » beaucoup de choses, reçut un accueil enthousiaste auprès de tous ceux qui s’occupaient du Maghreb pré-romain. Il guida notamment en Oranie les pas de Gustave Vuillemot, vigneron de Bou Sfer (près des Andalouses). Délaissant la préhistoire qu’il avait affectionnée jusque là, celui-ci rechercha les « échelles puniques » promises par Cintas, et…. les trouva ! Il devait résumer dix ans de travaux assidus, et d’une qualité remarquable, dans une thèse de doctorat soutenue à Alger en 1962 et publiée à Autun en 1965 : Reconnaissance aux échelles puniques d’Oranie[10]“. Cet ouvrage de 453 pages présente clairement prospections, sites, sondages et fouilles. De manière rare pour l’époque, il décrit de manière précise les objets découverts, publie coupes et stratigraphies, présente un essai de chronologie[11] et un tableau de synthèse avec comparaison des niveaux[12].
Ce remarquable ouvrage, qui avait paru d’abord la plus belle illustration des thèses de Cintas, devait en révéler les faiblesses. Bien qu’il ne soit pas écarté lui-même des positions de Cintas, au point de les reprendre dans le titre de son ouvrage[13], G. Vuillemot accumulait en fait des notations qui allaient le mettre à mal. Contrairement à l’une des « lois » du « système Cintas », les « comptoirs » sont en fait très irrégulièrement espacés, ce qui ruine le caractère systématique de la « nécessité » de l’escale nocturne[14]. M. Bouchenaki a noté avec raison qu’il ne s’agissait que d’une réserve mineure, dans le cadre d’une acceptation globale du « système Cintas »[15]. Mais elle sapait en fait l’un de ses fondements. Par ailleurs, l’étude du matériel conduisait G. Vuillemot à souligner l’importance et l’ancienneté des relations avec la côte espagnole, ce qui, sans être incompatible avec le « système Cintas », lui échappait largement. Autre étrangeté par rapport à la « loi », le même auteur avait noté dès 1955 que « certains actes des habitants de Rachgoun ne s’harmonisent pas avec ceux que l’on attend d’un peuple phénicien »[16].
Dès 1967, P.-A. Février enfonça un coin dans le « système » en examinant dans le détail l’ouvrage de G. Vuillemot[17]. Suite à une analyse soigneuse des stratigraphies[18], il conclut à la valeur des travaux et de leur description, mais s’interrogea sur les interprétations. Pour lui, l’élévation des établissements côtiers fouillés au rang d’établissements de commerce puniques n’était en rien justifiée. La plupart étaient en fait probablement des établissements libyques : « Rien n’empêche de penser, à en juger par les coutumes funéraires, que les habitants de Rachgoun ou des Andalouses étaient des indigènes qui avaient des relations commerciales avec les peuples de la Méditerranée, les Carthaginois, et peut-être même avant eux avec les Grecs »[19]. Par ailleurs, « il reste à démontrer de façon rigoureuse l’origine proprement carthaginoise de toute la vaisselle punique. Ne parle-t-on pas maintenant de céramique ibéro-punique, au moins de basse époque »[20]. Comment la céramique dite campanienne était-elle parvenue sur les côtes africaines ? La même question se posait pour la céramique grecque[21]. P.-A. Février s’interrogeait ensuite sur le fond[22] : « Le problème qui se pose à l’historien qui essaie d’interpréter les fouilles de la côte oranaise, comme celles de Tipasa, Gouraya ou Djidjelli, est donc le suivant : peut-on parler de comptoirs puniques ? De quelle nature étaient ces comptoirs ? Quelle réalité recouvre en chaque point ce terme ? S’ils ont existé, qu’est- ce qui les différenciait des autres habitats ? N’y a-t-il eu sur la côte que des comptoirs puniques ? »[23]. La situation de ces établissements avait certainement varié dans la durée, certains pouvant être créés, développés, et d’autres abandonnés, voire simplement changer de main[24]. P.-A. Février posait en fait toute la question de l’ancienneté et de l’origine (autochtone ou phénico-punique) de l’habitat groupé et des villes. On est bien loin de l’aspect essentiellement exogène et statique des implications du « système Cintas ».
Faisant en 1971 un bilan des connaissances et établissant un programme de travail élaboré pour l’archéologie algérienne[25], M. Bouchenaki notait la difficulté à distinguer l’apport indigène de l’apport punique, et surtout la prédominance éventuelle de l’un sur l’autre[26]. Si l’on y regarde bien, il passait en fait de l’idée de « comptoirs puniques » à celui de l’émergence d’une civilisation originale, formée du contact entre le monde indigène et le monde phénico-punique et illustrée de manière spectaculaire par les grands mausolées royaux numides de Siga et de Numidie.
Une forte estocade contre le système Cintas est venue de C. R. Whittaker en 1974[27]. Il relevait que malgré son titre, Reconnaissance aux Echelles puniques d’Oranie, G. Vuillemot était bien en peine d’expliquer dans le cadre du « système Cintas » que les poteries les plus anciennes d’Oranie se comparaient non pas à des exemplaires de Carthage, mais à d’autres, de Motyé et de sites du sud de l’Espagne et de la côte atlantique du Maroc. « That is so say, not only do none of these sites look as if they are staging posts on a shuttle service between Carthage and the West but, in the Moroccan cases at least, the précisé meaning of a Phoenician « comptoir » or « emporium » without any Phoenician residents escapes me. At the Oranian sites, to be fair to Vuillemot, a case for something more susbstantial has been made ». Whittaker étudie donc le cas de Rachgoun, où Vuillemot voyait un établissement sur le modèle de Motyé, avec même un cothon, « a trading post for the mainland, « more of an isolated camp than a populated colony » – a classic « comptoir » in fact »[28]. Il note plusieurs difficultés, sur lesquelles nous reviendrons ailleurs, mais surtout le fait que l’étroitesse du cothon ne permet d’abriter que de petits bateaux de pêche, les carabos évoqués par Vuillemot : « But what could such ships hâve possibly been transporting between Carthage and Spain or even trading locally by this paltry method which warrranted a regular Phoenician garrison, and justifies us calling it part of a commercial route dominated by anyone? »[29]. Les tombes se rapprochent de celles de la vallée de Vega, fouillées par Bonsor dans le Sud de l’Espagne, « which I myself hâve conceded to be native but in close contact with Phoenicians. The high proportion of incised and decorated native hand-made pottery, the sheer poverty of crudity of the rough stone and rubble buildings, the frequent remains of pigs bones – ail this forces me by its detail to agréé with Février’s general criticism that straightforward native settlements hâve a way to becoming elevated to the status of Punie trading stations without any real justifications ». En clair, tout comme d’ailleurs Mersa Madakh, Rachgoun qui avait été à première vue l’une des plus belles illustrations de la théorie de Cintas, ne rentrait aucunement dans les critères qu’elle impliquait. Ces établissements pouvaient être attribués non à des Phéniciens, mais à des autochtones approvisionnés en marchandises phéniciennes. Whittaker répondait ainsi de manière précise à l’une des questions posées quelques années plus tôt par P. A. Février[30]. Le contenu phénico-punique des « échelles » s’estompait nettement.
Comme l’a noté J.-M. Lassère en 1977[31], « très disséminé, ce peuplement côtier était donc peut-être très réduit, en outre, à de minuscules « points de présence », dont on n’est d’ailleurs pas sûr qu’ils aient vraiment assumé les fonctions de comptoirs ou des Puniques commerçaient avec les Maures de l’intérieur des terres ». Quelques pages plus loin, il précisait : « C’est donc péniblement que les sources littéraires et l’archéologie parviennent à fournir quelques indices sur le peuplement des côtes maures à l’Est de la Moulouya. Il apparaît, à travers leurs données, que ce peuplement n’était limité qu’à de petits points irrégulièrement dispersés sur la côte, sans constituer un ruban continu, une chaîne de petits ports. Encore n’est-il pas certain que tous ces établissements représentent une immigration de Phéniciens ou de Puniques »[32].
En 1992, pour S. Lancel, « il s’en faut de beaucoup que ces sites présentent un faciès homogène et qu’on puisse, en l’état actuel de la recherche, y faire remonter partout l’implantation punique à la même date »[33]. Ses études montrent qu’ « à Tipasa comme dans un certain nombre d’autres sites pré-romains de Maurétanie comme de Numidie, on peut faire l’hypothèse d’un substrat indigène important à l’origine de l’habitat groupé »[34]. Mais il précise également que, toujours à Tipasa, « l’archéologie atteste la prépondérance culturelle de Carthage dans un territoire également sensible aux apports ibériques et dans une cité qui a dû jouer une rôle à côté d’Iol » (Cherchel)[35]. Il conviendra sans doute de distinguer la prépondérance commerciale dans les importations matérielles et la prépondérance culturelle, qui est un autre sujet. La première est sans doute plus précoce que la seconde, qui en revanche a duré beaucoup plus longtemps, au delà même de la disparition de Carthage[36].
En 1995 enfin, E. Lipinski relevait de même que le progrès des fouilles archéologiques avait permis de constater que même pour des sites bien fouillés comme Tipasa, non seulement le «modèle Cintas» ne rendait pas compte de tout[37], mais encore qu’il ne paraissait pas compatible avec le fait que les vestiges les plus anciens de la côte algérienne ont été découverts non pas dans l’Est algérien, mais dans l’Ouest, en Oranie[38].
Aux graves défauts qui viennent d’être signalés, nous pouvons ajouter quelques critiques supplémentaires :
- les raisonnements qui sous-tendaient le « système Cintas » étaient parfois plus qu’elliptiques, ainsi le passage d’un simple mouillage à une ville, ignorant par exemple la notion de rade foraine, qui peut être fréquentée pendant des siècles sans aucun aménagement portuaire et même sans relation avec l’intérieur du pays.
- le « système » amenait à imaginer un nombre considérable d’« échelles », dont il aurait été problématique d’assurer la maintenance et la sécurité. A titre d’exemple, il cite 14 « échelles » entre Siga et Cherchel, alors que le Périple de Scylax ne cite que sept points [39].
- il en résultait une longueur extraordinaire des parcours : ainsi 54 escales, donc 54 jours de navigation entre Carthage et la Moulouya, ce qui n’avait d’ailleurs plus guère de relation avec l’hypothèse du cabotage.
Devant à la fois l’absence de toute confirmation réelle et l’abondance des problèmes apparus, il est temps maintenant de conclure. Globalement l’idée d’échelles puniques émise par P. Cintas s’est révélée très féconde, cependant, elle évoque implicitement une régularité, une conception d’ensemble, une organisation systématique, voire une planification, qui ne se sont pas vérifiées en Algérie (au moins occidentale). Les sites, inégalement espacés, sont de chronologie, d’importance et de richesse très variables. Sauf exception (qui reste à trouver), leur population était très majoritairement d’origine libyque et non punique. Après un demi-siècle, durée considérable pour un «modèle» historique, il faut saluer le progrès qu’a constitué la thèse de P. Cintas, et sa remarquable fécondité. Mais il semble nécessaire de revoir les conceptions d’ensemble en intégrant le progrès des connaissances archéologiques, terrestres et nautiques.
C. Une problématique différente
Nous proposons de revenir ici sur les fondements techniques du « système Cintas » : les capacités nautiques des navires phénico-puniques et les conditions de la navigation le long des côtes algériennes.
Capacités nautiques des navires phénico-puniques
La vision très restrictive de Cintas d’une navigation dédiée essentiellement au cabotage est maintenant battue en brèche par le renouvellement des connaissances sur la navigation antique[40], et notamment phénicienne et punique, pendant le dernier demi-siècle. Il faut sans aucun doute disjoindre la question des navires de guerre effilés et rapides, utilisant de nombreux rameurs, et celle des lourds vaisseaux de commerce naviguant essentiellement à la voile. C’est sans aucun doute en pensant aux premiers que le périple de Scylax note que « de Carthage aux colonnes d’Hercule, dans d’excellentes
conditions de navigation, on compte sept jours et sept nuits »[41]. Nous nous intéresserons ici pour l’essentiel aux seconds.
Les vaisseaux de commerce phéniciens et puniques naviguaient à la voile et à la rame[42]. Contrairement à ce que l’on a cru longtemps, leurs capitaines fréquentaient la haute mer. Même s’ils préféraient naviguer en vue des côtes, ils savaient naviguer de nuit et n’étaient pas obligés d’accoster chaque soir[43]. Ils n’étaient donc pas limités à des étapes diurnes de 40 km environ. Il y avait certes des freins techniques. Ventrus (« gauloi »[44]), alourdis de marchandises pesantes, notamment (mais pas seulement) des poteries, ces bateaux avaient une vitesse de deux à trois noeuds. Dans des conditions moyennes, on pouvait donc parcourir une soixantaine de milles (un peu plus de 100 km) par jour. A l’exception de quelques traversées particulièrement longues (comme entre Sardaigne et Baléares), ceci permettait en général d’arriver en une journée en vue de côtes[45]. Ces navires enfin étaient semble-t-il incapables de remonter des courants de 5 nœuds, et ceux de 2,5 nœuds étaient qualifiés de puissants[46]. Ce dernier point est très important.
Navigation de commerce au long cours et courants marins
Après plus d’un siècle de motorisation des navires marchands et de perfectionnement des gréements pour des voiliers de plaisance effilés, l’utilisation des courants marins semble bien oubliée[47]. Ce n’est que très récemment que l’on a remis en valeur leur intérêt pour les navires antiques, s’agissant plus particulièrement des navires de commerce lourdement chargés. Pilotant des bateaux ventrus, il serait invraisemblable que les navigateurs de commerce phéniciens et puniques n’aient pas utilisé ces puissants moteurs naturels[48]. Comme l’a remarqué J. Alexandropoulos, « la carte des courants marins de surface recoupe dans l’ensemble celle des trajets commerciaux »[49]. Il serait sans doute naïf de vouloir expliquer par la carte des courants toute l’histoire commerciale et politique de la Méditerranée occidentale[50], et le même auteur ajoute aussitôt avec raison que les courants hauturiers, « relativement faibles en Méditerranée étaient moins déterminants que les vents»[51].
Cependant, il existe un courant très particulier à la fois par sa force et par son étendue, celui par lequel l’eau de l’Atlantique vient compenser les déficits hydriques de la Méditerranée[52]. Ce courant entre par le détroit de Gibraltar, passe au milieu de la mer d’Alboran, rejoint la côte algérienne aux environs d’Oran et longe ensuite toute la côte nord du Maghreb[53] jusqu’au Cap Bon pour se diviser ensuite et boucler le bassin. Sa vitesse importante dans le Détroit de Gibraltar décroît régulièrement à mesure qu’il s’avance vers l’Est. Il est signalé depuis longtemps par les Instructions nautiques modernes[54. Cette route maritime est encore préconisée de fait de nos jours[55].
Les chiffres que nous avons pu consulter divergent sensiblement. Pour certains, ce courant peut atteindrait deux noeuds à Gibraltar et encore 0,75 noeud sur la côte tunisienne[56]. Pour d’autres, « de bons navigateurs estiment sa vitesse en surface, au large d’Alger, à trois ou quatre noeuds, soit plus encore à Gibraltar »[57]. Il ne nous appartient pas de trancher, mais simplement de retenir l’importance de ces chiffres, de toute manière très variables dans les faits[58]. Si l’on n’admet par prudence qu’une moyenne d’un noeud (un mille, soit 1852 m à l’heure), ceci représente 44,5 km en 24 heures sans même donner un coup de rame et sans bénéficier de l’appui du vent[59]. Les navigateurs antiques ne pouvaient que tenir compte d’un tel courant. Dès 1918, S. Gsell, qui pouvait encore voir des voiliers de transport commercial dans le port d’Alger, avait noté son importance. Après avoir relevé que les implantations phéniciennes en Occident se trouvaient en Sicile, en Sardaigne, à Ibiza, sur une route vers les établissements phéniciens du Sud de l’Espagne, il écrivait[60], « pour retourner chez eux, ils devaient suivre volontiers le littoral africain : un courant assez fort, qui longe cette côte depuis le détroit de Gibraltar, favorisait les navigations d’Ouest en Est[61] ». Il était d’une force suffisante pour gêner les déplacements d’Est en Ouest des vaisseaux marchands, tout en favorisant notablement leurs trajets vers l’Est. En attendant des études détaillées pour la Méditerranée occidentale[62], nous ne pouvons que constater que ce courant, que nous pourrions appeler le Carthage Stream[63], a dû avoir une grande importance pour la navigation le long des côtes du Maghreb, et par là même dans les échanges en Méditerranée occidentale.
Un circuit « phénico-punique »
Si nous ajoutons à ce courant la forte réévaluation récente des capacités nautiques des navires de commerce phénico-puniques, nous en arrivons à renforcer une autre idée de Gsell, exprimée il est vrai de manière plus prudente encore : « On a même supposé que leurs premiers établissements en Afrique furent des escales sur la route qui les ramenait d’Espagne »[64]. Avec un aller vers l’Espagne au Nord (par la Sicile, la Sardaigne, les Baléares) et un retour longeant la côte du Maghreb, on en arrive à mettre en valeur un véritable « circuit phénico-punique » dans le sud de la Méditerranée occidentale (alors que la partie septentrionale était plus fréquentée par les navires grecs). On sait qu’il existait déjà à l’époque phénicienne[65]. Il a subsisté à l’époque de la domination de Carthage.
Bien sur, tout ceci est relatif, ce « circuit » n’est pas une loi[66], mais une toile de fond valable sur la durée. Au lieu du va-et-vient de caboteurs que Cintas imaginait à partir de Carthage, il s’agit d’un commerce « circulaire », d’un type bien attesté au moyen âge. Chaque bateau « nolisé » devait embarquer comme mise de départ une cargaison diversifiée. La partie vendue à la première escale était immédiatement remplacée par des marchandises achetées sur place et que l’on espérait vendre plus loin. La composition de la cargaison se modifiait en conséquence au fur et à mesure des escales. Lorsqu’ils arrivaient sur la rive africaine, en provenance des côtes espagnoles, les navires se trouvaient déjà sur la route du retour. Ils ne devaient pratiquement plus contenir de marchandises « d’origine », mais essentiellement des productions espagnoles.
A : Zone d’affrontements (Grecs / Etrusques / Puniques / Romains)
B : Zone d’influence grecque C : Circuit(s) phénico-punique(s)
C.l : partie occidentale du circuit phénico-punique
C.2 : partie orientale du « circuit du détroit »
C.3 : partie occidentale du même (navette Gadès-Lixus)
BT : Zone de passage Espagne / côte algérienne (« brevis tractus »).
On comprend dès lors très bien les constatations archéologiques de S. Lancel en 1995[67] : le faciès archéologique « comporte, à mesure que l’on va vers l’Est de moins en moins de références au monde ibéro-punique, si présent sur les côtes d’Oranie et de l’Ouest algérien ». Il ne devait plus rester qu’une très faible partie du matériel chargé en Espagne lorsque les bateaux arrivaient à Carthage, et effectivement le matériel ibérique y est faiblement représenté.
Les conséquences d’une telle conception fondée sur l’importance de la navigation de commerce en haute mer[68] sont importantes pour la compréhension des vestiges constatés sur la côte du Maghreb. Les points d’accostage, beaucoup moins nombreux et régulièrement répartis que dans le « système Cintas », étaient habités essentiellement par des Africains. Ni les Phéniciens ni les Puniques n’avaient un réel besoin des colonies agricoles ou des colonies de peuplement qui ont parfois été envisagées. Le contrôle politique et militaire de ces points n’était pas non plus une nécessité[69]. Cette conception d’un « circuit phénico-punique » en Méditerranée occidentale permet d’expliquer la présence à l’Ouest de l’Algérie d’objets archaïsants par rapport à ceux de Carthage mais conformes aux matériels en usage sur la côte espagnole. Elle rend compte également, sans qu’il soit besoin de faire appel à des navigateurs grecs, de la présence sporadique d’objets grecs des VIe et surtout Ve siècle avant J.-C.. Ils ont dû être embarqués à l’un des points de rencontre entre les « circuits » grec et phénico-punique[70], qui, en dehors des périodes de conflit, n’étaient certainement pas étanches.
A. Schéma dans le « système Cintas »
Toutes les escales sont obligatoirement desservies par un cabotage venant de l’Est (et a priori y retournant).
B. Schéma dans l’hypothèse du «circuit phénico-punique »
Seuls certains «grands ports » (gp) sont desservis par des navires gros porteurs Les autres points de la côte (e) sont desservis par un cabotage de navires légers
Le cabotage de l’Est vers l’Ouest cher à Cintas a sans aucun doute existé, mais a dû être limité à desservir les espaces côtiers situés entre les quelques grands ports. Nous nous garderons bien d’établir une liste des « grands ports », fréquentés par le commerce à longue distance[71]. Même les « grandes » escales pouvaient changer en fonction d’impératifs économiques, politiques (ou autres) dont nous ignorons et ignorerons pratiquement tout. C’est pour elles, et pour elles uniquement que l’on peut imaginer des liens politiques et militaires plus ou moins étroits avec Carthage, et une subordination limitée à des périodes particulières[72].
« Circuit du détroit » et commerce « régional » en mer d’Alboran
Au delà du commerce à longue distance, le phénomène a sans doute été renforcé dans l’extrême ouest de la Méditerranée par une circonstance géographique plus locale. La côte sud de l’Espagne s’étend parallèlement à celle du Maghreb. Ce secteur forme une sorte de Manche ibéro- libyque, qui n’a pas de nom en Français, mais se nomme mer d’Alboràn en espagnol, et Ghadir pour el Bekri[73]. Elle est déterminée par deux étranglements : à l’Ouest le détroit de Gibraltar ; à l’Est, un autre, entre le Cabo de Gata et le cap Lindlès, que par beau temps on distingue même réciproquement à l’oeil nu[74]. « C’est sans doute un facteur très encourageant pour les navigateurs sans boussole qui veulent couper droit et éviter la longue boucle qu’ils auraient dû faire en cabotant jusqu’à Gibraltar avant de revenir »[75].
La modicité des distances a sans doute favorisé les échanges très tôt, et bien antérieurement aux Phéniciens et aux Puniques. Les échanges entre l’Espagne et le Maghreb ont pu aller loin dans la mesure où l’on a reconnu des similitudes jusque dans les toponymies[76]. Les échanges ont été si intenses pendant les sept derniers siècles avant J.-C. qu’ils ont amené à une certaine communauté dans la culture matérielle[77]. On a parlé de « culture », ou de « civilisation du Détroit »[78]. Bien étudié par M. Ponsich pour la région du détroit proprement dite[79], ce « circuit » s’étendait manifestement jusqu’en Oranie et à la région de Carthagène. Il s’agit d’un sous-ensemble régional à l’intérieur du circuit du commerce phénico-punique à longue distance en Méditerranée occidentale. Compte tenu de la proximité, les liaisons ont été fréquentes et ont duré fort longtemps[80]. Elles sont attestées notamment par Strabon[81]. Aux alentours de notre ère, les colonies de Carthagène et Gadès honorèrent Juba II puis son fils Ptolémée, et leur attribuèrent même des titres édilitaires[82]. Ce n’était pas un hasard, mais bien le reflet de relations fréquentes avec leur royaume.
Au terme de cette petite étude, notons que la quasi disparition du « système Cintas » devrait faciliter une compréhension nouvelle de la situation sur le littoral algérien, non plus la vie d’une population d’origine carthaginoise, mais bien la construction d’une civilisation originale, profondément libyque, avec un forte composante punique et méditerranéenne, par une population essentiellement libyque en contact, plus ou moins étroit selon les époques et les lieux, avec le monde punique. Elle était si originale que son apogée, sous Massinissa et ses successeurs, eut lieu précisément au moment du déclin, puis après la chute de Carthage, d’ailleurs, non pas d’ailleurs sur la côte, mais essentiellement sur les hauts plateaux numides.
Jean Pierre LAPORTE
[1] Picard (G.-Ch.), Religions de l’Afrique romaine, Paris, 1954, p. 2-3.
[2] Le (louable) souci d’éviter des répétitions, notamment en français, amène souvent à alterner les mots phénicien, punique, carthaginois, dont le contenu, déjà peu précis, s’en trouve encore altéré. Du côté libyque, la situation n’est guère meilleure. Les mots libyque, maure, numide, varient fortement de sens d’un texte à l’autre, notamment en raison de la circulation du second à travers les siècles, qui, parti du nord du Maroc, finit par désigner à la fin de l’Antiquité les tribus auxquelles avaient affaire, bien à l’Est, les Vandales puis les Byzantins.
[3] On trouvera ci-dessous, p. 432-433 une bibliographie sommaire correspondante.
[4] Malgré ses publications ultérieures, l’expression la plus claire des idées de Cintas (P.) reste contenue dans une note de bas de page de son article de 1948, 92,1948, p. 271-275, note 27, avec la liste des fameuses «échelles».
[5] Gsell, HAAN, I, (4e édition, 1920), p. 34 et 367.
[6] Cintas 1976, p. 56.
[7] Cintas 1948, p. 270-271.
[8] C’est nous qui soulignons cette incise, qui paraît constituer déjà un dérapage logique par rapport au propos même de Cintas : il eut été plus simple que le cabotage se fasse, non pas à partir de Carthage, mais des «grands centres intermédiaires» dont il évoque lui-même l’existence.
[9] Vuillemot 1965, p. 323.
[10] Thèse de Doctorat de IIIe cycle, soutenue devant la Fac de Lettres et Sciences Humaines d’Alger le 22 janvier 1962, et publiée en 1965 par le Musée d’Autun.
[11] Vuillemot 1965, p. 309, sq.
[12] Vuillemot 1965, p. 317.
[13] Notons que Vuillemot (1965, p. 325) tirait du croisement de ses constatations avec les théories de Cintas l’idée d’une « colonisation massive » des comptoirs oraniens par des Libyphéniciens venus d’Espagne, envoyés par Carthage pour les peupler. En p. 326, il expliquait l’abondance de la céramique modelée par le fait qu’il ne s’agissait pas de Carthaginois, mais de mercenaires ou d’alliés recrutés à cet effet en Ibérie.
[14] Vuillemot 1965, p. 47 : «A vrai dire, l’espacement des atterrages, sur les côtes d’Oranie, n’a que rarement répondu à la théorie d’un découpage des lignes maritimes côtières en escales régulières. L’inégal espacement entre eux détruit la rigueur de l’argument nécessaire à une mise à terre quotidienne ». En page 49, il note que « les escadres puniques ont franchi d’île en île des distances supérieures à celles que l’on peut parcourir pendant les heures illuminées par le soleil ».
[15] Bouchenaki 1971, p. 53.
[16] Vuillemot 1955, p. 45.
[17] Février 1967. L’article commence en fait par un compte rendu détaillé de l’ouvrage de Vuillemot (G.).
[18] Février 1967 notamment, p. 108 pour le sondage Mingeonnet aux Andalouses.
[19] Février 1967, p. 118.
[20] Février 1967, p. 114, n. 11.
[21] Février 1967, p. 115.
[22] Février 1967, p. 116.
[23] Février 1967, p. 116.
[24] Février 1967, p. 123. Selon le Pseudo Scylax, Siga paraît être une escale punique au IVe siècle avant J.-C. Elle appartenait à Syphax en 205 et paraît abandonnée à l’époque de Strabon.
[25] Bouchenaki 1971. Notons en p. 57 un étonnement justifié : « Jusqu’où peut-on parler d’expansion phénicienne quand les documents ne remontent pas au delà du VIe-V6 s. avant J.-C. ». Nous pouvons voir aussi l’autre face de la question : comment qualifier de puniques des escales du VIIe siècle (voire du VIIIe) ?
[26] Bouchenaki 1971, p. 71.
[27] Whittaker 1974, p. 58-79 (p. 67-69, pour le Maroc et l’Algérie).
[28] Ibid., p. 68.
[29] Ibid., p. 69.
[30] Cette réponse de Whittaker était ambiguë dans la mesure ou l’on ne saisit pas bien dans son texte s’il pensait à des autochtones (« natives ») africains ou ibériques (puisque Vuillemot penchait à ces derniers). Nous reviendrons ailleurs sur l’état de la question, qui ne semble pas tranchée dans le cas de Rachgoun.
[31] Lassère 1977, p. 58.
[32] Lassère 1977, p. 58.
[33] Lancel 1992, p. 11.
[34] Lancet 1992, p. 115, qui cite d’ailleurs Février, 1967, p. 107-123.
[35] Lancel 1992, p. 115.
[36] Nous verrons ultérieurement qu’une large majorité des inscriptions puniques et néo-puniques d’Algérie parait dater de l’époque de Massinissa et de ses successeurs, avec une forte représentation des néo-puniques (en principe postérieures à 146, même si l’on sait que le critère n’est pas absolu).
[37] Cf. Lipinski 1995, p. 39, à propos des « comptoirs » ou « échelles », « appellations qui suggèrent un statut de relais commercial [à intervalle régulier d’une journée de navigation]. Ces données sous-entendent une expansion économique de Carthage, mais n’épuisent pas la réalité de tous ces établissements ».
[38] Cette difficulté a été bien notée notamment par Whittaker, 1974, p. 68, cf. ci-dessus, note….
[39] Ces sept noms de villes, îles ou ports, échappent à une réelle localisation, si bien que Gsell (HAAN, II, p. 61) a pu se demander si l’auteur ou la copiste du Périple n’a pas commis des erreurs. Rien ne permet de le penser. Pour nous les navigateurs grecs connaissaient les escales sous d’autres noms (grecs, comme Hebdomos ou plus ou moins grécisés pour certains autres) que les navigateurs puniques. La signification exacte des mentions du Pseudo-Scylax reste à préciser.
[40] Rougé (J.), La Marine dans l’Antiquité, 1972 et Guillerm (A.), La Marine dans l’Antiquité, Que sais-je, 1995, n°2995, qui indique p. 5 qu’on a vu « naître une science » de la construction navale à partir des années 1975, à partir des fouilles tant terrestres que sous-marines. Pomey (P.), « Le renouveau d’une discipline : l’historiographie de l’archéologie sous-marine », dans Technique et Sociétés en Méditerranée, éd. Brun (J.-P.) et Jockey (Ph.), 2001, p. 613-623. De manière pratique, cf. La navigation dans l’antiquité = Dossiers de l’Archéologie, n° 29, juillet-août, 1979, 114 p.
[41] Périple de Scylax, par. 111. Cf. Lassère, 1977, p. 57.
[42] Nous empruntons les idées techniques du présent paragraphe aux articles « navires » (Debergh (J.)), « navigation » et « courants marins » (Alexandropoulos (J.)) du Dictionnaire de la Civilisation Phénicienne et Punique, 1992, p. 124, 310 et 311.
[43] La croyance à la nécessité des étapes vespérales remonte à Strabon, XVI, 757, cf. Lassère 1977, p. 57.
[44] Gaulos, du phénicien *GWL, « être rond », cf. Bartoloni, 1985, p. 286. Bartoloni, 1988, p. 74 : « Leur capacité de charge était très grande et leurs dimensions correspondaient à environ 20-30m de long et 6-7m de large ; le tirant d’eau était d’environ 1,5 mètre, identique à la partie émergée de la coque ».
[45] Bartoloni 1988, p. 72.
[46] Alexandropoulos 1992, p. 124.
[47] Les Instructions nautiques mentionnent surtout les courants comme un élément du pilotage local. Nous avons utilisé celles du Service Hydrographique de la Marine, série D(II), France, Côte sud et Corse, Maroc côte nord, Algérie, Tunisie, texte, Paris, Imprimerie nationale, 1958.
[48] Il serait encore plus invraisemblable qu’ils se soient hasardé à naviguer à contre-courant sur de longues distances !
[49] Alexandropoulos 1992, p. 124 .
[50] On ne peut toutefois s’empêcher de noter qu’une simple ligne tracée sur la carte des courants entre les Bouches de Cattaro, le nord des Baléares et les environs de l’embouchure de l’Ebre (limite classique entre les zones d’influence punique et grecque, puis romaine sur la côte espagnole) sépare avec assez de précision ce que nous appellerons le « circuit » grec au Nord et le « circuit » phénico-punique au sud. L’Ebre représentait une limite apparemment traditionnelle entre les territoires punicisés (dans une mesure qui là aussi reste à préciser) et les autres (d’abord grécisés, puis soumis à Rome). L’idée a été émise par Carcopino (J.), qui y est revenu à plusieurs reprises, cf. en dernier lieu Carcopino (J.), A propos du traité de l’Ebre, CRAI, 1960, p. 341-346.
[51] Nous ajouterons que la lecture des Instructions nautiques déjà citées révèle des données intéressantes, ainsi, en page 22, une table de la fréquences des vents de force supérieure à 8 (40 noeuds, 74 km à l’heure) sur les côtes d’Algérie : mars : 4,7 ; avril 1,4 ; mai : 0,6 ; septembre : 0,4 ; octobre 1,2 ; novembre 2,2. On comprend bien dans ce cadre local les dates d’ouverture et de fermeture de la navigation antique, mesures, non pas d’interdiction, mais de prise en charge (ou non) par l’Etat romain des risques courus par les naviculaires de l’annone. Disposant d’une force de propulsion autonome, les navires de guerre étaient censés naviguer par tous les temps (ce qui provoqua d’ailleurs parfois de belles catastrophes, dignes de celle de l’invincible Armada).
[52] L’apport des pluies et des fleuves à la Méditerranée est nettement inférieur à ses pertes d’eau par évaporation.
[53] Habituellement, ce courant circule à 3 milles (5,5 km) de la côte et à environ un mille (1,8 km) des caps. Entre les caps, l’espace qui le sépare de la côte est souvent occupé par un contre courant plus faible susceptible de favoriser le cabotage en sens inverse.
[54] Bérard (A.), Description nautique des côtes de l’Algérie, 3e éd., Paris, 1850, ch. III, Courants, p. 28, sq.
[55] Comell 1995, notamment p. 444 pour les courants et p. 448 (route de Gibraltar, à Tunis, Malte, Messine).
[56] Instructions nautiques, loc. cit., p. 70 : « Le courant général superficiel d’Ouest en Est qui pénètre en Méditerranée par le détroit de Gibraltar, longe la côte algérienne à la vitesse d’un demi-noeud à un noeud par temps calme. Par vent d’ouest, ce courant atteint jusqu’à 2,5 noeuds ». Ces 2,5 noeuds représenteraient jusqu à 111 km en 24 heures, mais les vents d’ouest sont plus rares en été {ibid., p. 22 : sur la côte nord du Maroc et de l’Algérie, les vents du Nord-Est et d’Est dominent pendant la saison chaude de mai à octobre).
[57] Bernard (F.), Eaux atlantiques et méditerranéennes au large de l’Algérie, dans Annales de l’Institut d’études océanographiques, n.s., t. 27, 1952, p. 49. L’auteur étudie ces courants à propos du nano-plancton, nous n’avons naturellement retenu ici que ce qui concerne les eaux superficielles.
[58] La partie superficielle des courants peut être fortement modifiée par le vents : ralentie, accélérée, élargie déplacée vers le nord ou le sud.
[59] Ceci est loin d’être négligeable et presque du même ordre de grandeur que les 40 km que Cintas considère comme la limite journalière du cabotage, il est vrai limité pour lui à une navigation diurne.
[60] Gsell, H A AN, I, p. 367.
[61] D’ailleurs, bien que les navires modernes à moteur ou à voile, soient beaucoup plus indépendants des courants et des vents que les navires antiques, cette route maritime est encore préconisée de nos jours, cf. Comell, 1995, p. 448 (route de Gibraltar à Tunis, Malte, Messine). Vuillemot (G.) lui-même a consacré à ce flux des pages intéressantes (1965, p. 318-320 et la suite).
[62] Une telle étude existe déjà pour la Méditerranée orientale, cf. Jérôme Noureux, Essai de reconstitution des routes maritimes en Méditerranée orientale d’après les données météo-océanographiques modernes, dans Techniques et société en Méditerranée, Maisonneuve et Larose, Maison Méditerranéenne des sciences de l’Homme, Paris, 2001, p. 633-645.
[63] Au delà de Carthage, ce courant se dirige également vers la Sicile.
[64] Gsell, ibid.
[65] Nous retrouvons là un itinéraire bien mis en valeur pour les époques phéniciennes par Lancel, 1995, p. 29, fig. 10.
[66] La prédominance de l’effet des « courants » n’est pas absolue pour une traversée déterminée. Ils sont très variables dans leurs effets journaliers, car leur partie superficielle, celle qui intéresse la navigation, peut être fortement modifiée par les vents (ralentie, accélérée, déplacée vers le nord ou le sud).
[67] Lancel 1995, p. 791 : le faciès archéologique « comporte, à mesure que l’on va vers l’Est, de moins en moins de références au monde ibéro-phénicien, si présent sur les côtes d’Oranie et de l’Ouest algérien ».
[68] Ce qui ne veut pas dire que les routes favorites quittaient longuement le suivi des côtes.
[69] Sauf, comme nous le verrons ultérieurement, pendant une période limitée, la seconde moitié du IIP siècle, pendant laquelle Carthage avait perdu la Sicile et la Sardaigne, et donc le contrôle de la partie aller du « circuit phénico- punique » antérieur. Elle devait nécessairement s’assurer de la liberté du passage le long de la côte algérienne pour ses échanges avec l’Espagne barcide, et donc contrôler directement au moins une partie des escales.
[70] Les « circuits » grec et phénico-punique s’approchaient, et pouvaient se mélanger sans doute quelque peu, en deux points : au départ de Sicile, et à l’arrivée sur la côte espagnole.
[71] Tipasa en faisait certainement partie. Hippone aussi. Compte tenu de la qualité nautique de son port, et de sa situation au débouché de la Soummam, Saldae probablement aussi, mais pour le reste mieux vaut pour l’instant s’abstenir.
[72] Voir la note 69.
[73] El Bekri, Description de l’Afrique septentrionale, trad. de Slane, Alger, 1913, p. 182 : « Une journée et demi suffit pour faire la traversée du Ghadir », et le traducteur précise en note : « le mot Ghadir signifie étang, lac ; ici, il sert à désigner l’extrémité de la mer Méditerranée qui touche au détroit de Gibraltar » (cité par Vuillemot 1965, p. 318, n. 1).
[74] Vuillemot 1965, p. 318
[75] Ibidem.
[76] Desanges (J.), Sur quelques rapports toponymiques entre l’Ibérie et l’Afrique mineure, in La Toponymie antique. Actes du colloque de Strasbourg, 12-14 juin 1975 (s.d.), p. 249-264.
[77] Lancel, Algérie, 1995, p. 789 : « Le faciès archéologique de ces établissements phénico-puniques occidentaux du littoral algérien est souvent proche de celui des ibéro-phéniciens », et p. 790 : « Ce sont surtout les sites d’Oranie qui ont vécu en symbiose avec les établissements phéniciens de la côte andalouse, après avoir été probablement « colonisés » à partir de la rive ibérique, distance de moins de 200 km ».
[78] Le discours archéologique sur cette « culture du détroit » paraît encore flou, et il serait intéressant d’en définir le contenu et les évolutions. Compte tenu du progrès des connaissances, il serait sans doute temps de mieux cerner cette notion dans la mesure où les vestiges du rivage ibérique sont bien connus et où la côte du Rif marocain fait maintenant l’objet de prospections étendues, avec des méthodes modernes.
[79] Ponsich (M.), Pérennité des relations dans le circuit du détroit de Gibraltar, ANRW, II, 3, 1975, p. 655-684.
[80] Le passage court entre le Maghreb et l’Espagne est encore préconisé en 314 (sous la formule brevi tractu) par une lettre de Constantin conservée par Optât, De schismate Donatistarum, commentée par Salama (P.), A propos d’une inscription maurétanienne de 346 après J.-C., Libyca a/é, II, 1954, p. 226 et Courtois (Chr.), Les rapports de l’Afrique et de la Gaule au début du Moyen Age, Cahiers de Tunisie, II, 1954, p. 138-140.
[81] Un témoignage imprécis de Strabon (Géographie, 3, 4, 2) indique que Malaca (Malaga) avait été un moment un emporium pour des « Nomades » de la côte opposée. Il doit s’agir des Numides masaesyles (à l’époque de Syphax ?).
[82] Vuillemot 1965, p. 330, avec références.
Nous donnons ici une bibliographie sommaire dans laquelle on peut trouver de manière pratique l’essentiel de l’état des questions sur les relations entre Numides et Puniques en Algérie.
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