Lounes Matoub « Je veux parler et ne pas mourir. Je veux vivre »
Le 20 mars 1995, quelques mois après son enlèvement par le GIA et sa libération sous la pression populaire, Lounès Matoub se confiait à l’Humanité sur la tragédie que traversait alors l’Algérie. Archive.
Votre livre (1), écrit dans l’urgence, est-il une confession ?
Lounès Matoub : Exactement. Ce livre a été écrit à la hâte. Je n’ai pas pu parler profondément de tout ce qui m’était arrivé, mais j’ai tenté d’apporter des éclaircissements sur la situation actuelle de l’Algérie.
Vous situez votre prise de conscience au moment où vous effectuez votre service militaire…
Lounès Matoub : J’ai été incorporé pendant la guerre du Sahara occidental, un conflit qui opposait l’Algérie au Maroc. Kabyles, nous étions rejetés par les autres : nous subissions humiliation sur humiliation, brimade sur brimade. J’ai alors compris que nous étions différents. Nous avions notre propre identité, notre langue, notre culture… Malheureusement, toutes les facettes du pouvoir qui se sont succédé ont montré beaucoup d’ostracisme à l’égard de cette culture.
Lorsqu’on évoque le problème algérien, on ne parle que d’une alternative possible : le FIS ou le FLN. Or vous, vous refusez d’être réduit à ce choix.
Lounès Matoub : Je n’ai pas choisi d’être transporté dans cette situation : je ne suis qu’un simple chanteur, un auteur-compositeur qui aurait aimé chanter dans sa langue la dimension culturelle berbère. Mais on ne peut rester neutre devant cette tragédie : la neutralité est une prise de position négative. Effectivement, il n’y a pas que le FLN et le pouvoir et les intégristes. Il y a les démocrates, et ce sont eux qui se font assassiner. En Algérie, ils sont les proies privilégiées de l’intégrisme et du pouvoir. Un pouvoir qui est d’ailleurs divisé entre les conservateurs du FLN, les nouveaux promus et même des jeunes qui souhaitent sincèrement une autre Algérie.
Que pensez-vous de la rencontre de Rome entre le FIS et le FLN ?
Lounès Matoub : C’est la République islamique qui revient par Rome. Qui participait à cette rencontre ? Pour la plupart des assassins ou des hommes qui avaient commandité des assassinats comme celui de l’écrivain Tahar Djaout, du psychiatre Mahfoud Boucebci et d’autres. Nous n’aspirons qu’à une seule chose : vivre en toute quiétude, dans un climat prospère. Nous voulons que la démocratie s’instaure en Algérie. Mais chez ces gens, la démocratie est signe de péché et leur objectif est d’installer une République islamique non seulement en Algérie mais à travers le monde.
Lorsque vous décrivez vos geôliers, on est frappé par leur très jeune âge.
Lounès Matoub : On peut expliquer le raz de marée islamiste dans la jeunesse par ce phénomène d’échec social et scolaire. C’est une jeunesse désœuvrée, désespérée, sans avenir. On en a fait une proie facilement récupérable. Une fois qu’ils sont dans leurs serres, impossible de s’en dégager. La religion est un dogme et se nourrit de misère sociale. Ce qui arrive en Algérie n’est pas le fruit du hasard. Le pouvoir a assassiné leur espoir, la mosquée a récupéré leur désarroi.
Les femmes sont les plus exposées et on assiste à une accélération dans l’horreur à leur égard.
Lounès Matoub : De tout temps la femme a été la victime désignée, avec le Code de la famille. Devant cette escalade, on ne peut rester indifférent. Je mise beaucoup sur les femmes algériennes. Depuis des millénaires, elles ont fait preuve d’un courage exemplaire. Elles sont fières et rebelles. Quand on les voit se battre, dire non à l’intégrisme, non au pouvoir fasciste, on éprouve beaucoup de respect. Elles aspirent à vivre dans leur pays en harmonie, avec leurs valeurs. Personnellement, je suis du combat des démocrates incarné par ces femmes et ces hommes qui se battent pour une Algérie prospère, plurielle.
Quelles issues envisagez-vous pour sortir de cette crise ?
Lounès Matoub : Je ne suis pas le génie de la lampe d’Aladin et je ne possède pas de solution miracle. Je ne suis pas un politique non plus. Je suis un enfant du peuple. Il faut résister, chacun peut apporter son concours, la France surtout peut aider le peuple algérien.
Qu’attend le peuple algérien de la France ?
Lounès Matoub : Je suis sûr que le peuple français souhaite la fin de toutes ces tueries. Le gouvernement français pourrait prendre des initiatives. Si un pays peut démêler les écheveaux, c’est bien la France. Au moins prendre des mesures pour que son territoire ne serve pas de base arrière au FIS. Il doit aider les démocrates, faciliter leur accueil en France par l’obtention de visas, car en fermant les frontières, on en fait des cibles privilégiées des intégristes et du pouvoir.
Vous citez les paroles de Tahar Djaout : « Le silence, c’est la mort, et toi, si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors parle et meurs. »
Lounès Matoub : Je veux parler et ne pas mourir. Je veux vivre.
Marie-José Sirach – Humanité
(1) Rebelle, de Lounès Matoub. Stock, 1995