Toponymie

L’étymologie du nom « Rusuccuru » actuelle Dellys

À l’inverse de ce qui se passe de nos jours – où des noms bien français, tels que Bousset, Rabelais, Montaigne, mais trop souvent sans rapports directs et sans attaches avec le pays, sont peu à peu substitués aux nom indigènes,- nos prédécesseurs  les Romains n’ont importé qu’un nombre relativement restreint de termes géographiques. Dans la presque totalité des cas, ils se sont contentés de latiniser noms préexistants : on retrouve donc partout, à peine déguisée par une allure et une désinence latines la toponymie antérieur.

Nous avons cherché ailleurs (1) à déterminer les caractères et l’origine de cette toponymie, et nous avons abouti à cette conclusion : qu’à part une influence phénicienne limitée, très reconnaissable d’ailleurs, et surtout sensible sur le littoral. Elle était berbère, et comme d’autre part les dialectes berbères ont très peu évolué depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, – l’influence arabe mise à part,- nous avons précisé nos conclusions en ce sens que non seulement la toponymie africaine romanisée emprunte la majorité de ses radicaux au Berbère, mais encore que la morphologie des noms de lieu libyques devait différer très peu de la morphologie des noms berbères de nos jours.

Nous en avons déjà donné de multiples exemples.

La découverte récente d’une borne militaire dans la région de Dellys, en permettant de l’identifier, rappelle l’attention sur l’antique Rusucccuru. Une fois de plus, la question se pose de l’origine de son nom, et de son étymologie. C’est elle que nous voulons essayer d’élucider ici, en utilisant, s’il y a lieu, les données que peut nous fournir la linguistique berbère.

Gesenius, qui a étudié la question au point de vue exclusivement phénicien, part de cette idée préconçue que le nom ne peut être que punique : et, parmi tant d’étymologies dont beaucoup sont ingénieuses et quelques-unes critiquables, il donne celle de Rusuccuru formée, suivat lui, des deux mots phéniciens רושׂ Rous, cap et קרת Quart, ville.

La première partie de cette expression n’est pas contestable. La syllabe Rous est bien la même qu’on retrouve dans les mots Rusicade, Rusguniae, Rusaddir et qui signifie à la fois tête et cap. Mais de ce que la première syllabe du nom et phénicienne, il ne s’ensuit pas que le nom tout entier ait la même origine. Les Phéniciens ont très bien pu conserver le vocable indigène préexistant, absolument comme nous le conservons nous même quand nous disons : le Cap Matifou (Bordj El Bahri). Ils l’ont fait d’ailleurs bien d’autres fois, et précisément vient de tomber sous notre plume le mot Rusaddir formé du phénicien Rous, cap et du berbère Addir ou Yddir, nom propre d’homme, qui signifie « le vivant », et nom de divinité libyque Baliddir (2).

Or, l’étymologie de Gesénius, outre qu’elle satisfait peu l’esprit, car on ne voit pas bien pourquoi les phéniciens auraient appelé le « cap de la ville » ou la « tête de la ville » un emporum où il est fort douteux qu’avant leur arrivée ait existé une agglomération quelque peu importante ; l’étymologie de Gesenius, disons-nous, ne rend pas compte : 1° Ni du redoublement du c ou k de Rusuccuru ; 2° Ni de la voyellalation en ou des trois dernières syllabes ; 3° Ni de l’absence du ת, t, qui fait bien partie du radical Quart, rac. קרת QRT, et qu’on ne se retrouve nullement dans Rusuccuru.

On objectera peut-être que le premier point n’a guère d’importance, puisqu’on rencontre l’orthographe Rusuccuru. Mais précisément, il nous parait que cette orthographe est vicieuse.

  L’inscription de Tigzirt (3) donne l’orthographe du mot dans une dédicace quasi officielle :

G E N I O   M V N I C I P I I    R V S V C C V R I T A N I

D’autre part, Ptolémée, cité par Gsell (4), nous donne l’orthographe grecque du nom, dans la liste des localités comprises entre Rusguniae (Cap Matifou) et Saldae (Bougie), savoir : ‘Ρουσγουιου, ‘Ρουσιβιχόρ… ‘Ρουσουχχόρου. Il nous parait donc que la prononciation du nom était bien : Rous-oukkourou, avec deux k.

2°La consonne ק , Q du mot Q’art, ville, n’a jamais été voyellée
en ou. Exemple : Abd-Melqart, Q’arthage, Q’uartagenna, ou Q’irta (Cirta) ; 3° Enfin, jamais les phéniciens, dans leur propre langue, n’auraient laissé tomber me t final qui fait partie intégrante de ce radical.

L’étymologie de Gesenius, comme le pensait déjà le général Hanoteau en 1861 (5), nous parrait donc à rejeter. Nous ne sachons pas qu’on ait jamais tenté de lui substituer une autre étymologie purement phénicienne.

Il est donc tout naturel d’admettre que les phéniciens ont adopté simplement le nom indigène en le faisant précéder du mot Rous, cap.

Mais quel est le nom libyque antérieur ?

Nous retrouvons dans les syllabes finales le radicale K K R qui existe dans la Zenatia : Chaouia de l’Aurès Ekker, se lever ; Ghadamès, Ouargla, Adrar (Djebel) Nefousa Ekkert ; Mzab Etcher ; à la deuxième forme, dans tous les dialectes : Sekker, faire lever, d’où dérive le substantif : Tasekkourt, (Chaouia, Aith Menacer, etc), qui signifie perdrix (mot à mot : celle qui se fait lever).

Le T ou th initial tombe quand le mot se trouve en rapport d’annexion et la voyelle devient ou : Assekkourt au nominatif fait Ousekkourt au génitif.

Les phéniciens ont pu se trouver en présence d’un cap ou d’une lande, ou d’un pays ainsi dénommé, comme cela existe encore de nos jours. Un affluent du Rhumel qui passe à Châteaudun, porte actuellement encore le nom d’Oued Ousekkourt. Nous avons montré ailleurs que la toponymie berbère est tirée à l’origine presque toute entière des noms communs des plantes, des animaux ou des choses, plus rarement des noms propres d’hommes. Il parait donc probable que le pays, antérieurement à l’arrivée des phéniciens, portait le nom d’Ousekkourt. Ceux-ci l’ont adopté, en appelant leur emporium et le cap derrière lequel il était abrité Rous-Oussekkourt et par contraction Rousekkourt d’où le latin Rusuccuru.

La chute du t final, désinence du féminin, absolument indépendante du radical, n’a rien qui doive nous surprendre et se produit couramment, même dans le langage parlé. Au surplus, quand bien même cette lettre aurait fait partie du radical, comme les phéniciens ne comprenaient vraisemblablement pas le sens du mot topique qu’ils avaient adopté, sa disparition en passant dans une langue étrangère ne serait pas faite pour surprendre.

Il semble donc que cette étymologie nous donne, à tout point de vue, satisfaction. Certains textes viennent lui apporter une sorte de confirmation. Prévost, cité par Gsell (6), pense que c’est Rusuccuru qui est mentionné dans le Bullum africanum (Chap. XXIII), sous le nom d’oppidum ascurum. L’ancien topique reparait ainsi, dépourvu de son déguisement phénicien. Que ce soit un oppidum ou un cap (Rous), la vielle désignation libyque asekkurt, askourt, ascurum apparait seule, et se suffisant à elle-même. Nombreux sont les vocables berbères dans cette toponymie ancienne aux consonances bizarres, qu’une recherche un peu patiente et suffisamment documentée sur les radicaux et la morphologie des dialectes africains pourrait mettre au jour !      

Gustave MERCIER

Cette note sur la toponymie de Rusuccuru “Dellys” a été mise en ligne par l’équipe inumiden. Elle est issue du Recueil des Notices et Mémoires de la Société Archéologique du département de Constantine. 5° volume de la cinquième série. 1914

Références :

  1. Etude sur la toponymie berbère de la région de la région de l’Aurès. Actes du Congrès des Orientalistes (Paris, Imprimerie Nationale).
  2. Les divinités libyques (Recueil de Constantine, vol.3 année 1900).
  3. Corpus Inscrip. Lat., t.VIII, 8955-20710.
  4. Atlas arch., Feuille 6, n°87.
  5. Revue afric., 1861, p. 182.
  6. Revue arch., XV, 1858-1859, p.250.

Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.
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