Les mémoires algériennes victimes de leurs silences
Si l’instrumentalisation et le révisionnisme sévissent autour des massacres et de l’apartheid perpétués par le colonialisme de 1830 à 1954, autour des assassinats, des emprisonnements et des déportations des populations algériennes pendant la Révolution algérienne, ils sévissent aussi autour de la mémoire de l’immigration algérienne en France. Cette instrumentalisation et ce révisionnisme doivent contribuer, selon leurs théoriciens y compris algériens, à diriger « les esprits des générations d’après l’indépendance vers l’histoire pacifiée », c’est-à-dire en direction de la soumission et de la recolonisation. En France, au temps des colonies menées par la Troisième République fleurissaient les discours sur « la civilisation » des races supérieures à imposer aux races inférieures, actuellement c’est le retour de ces discours accentués par des reconfigurations géographiques style Accords Sykes Picot. Cette « civilisation » et ces découpages à la serpe sont dirigés par un nouvel acteur de taille : l’impérialisme américain, dont les actes interfèrent aussi sur les destins des populations immigrées dans les ghettos français. Les effets de cet impérialisme s’expriment quotidiennement ils sont portés par des agents très divers menant des actions aussi invisibles qu’une aiguille dans une botte de foin mais d’une efficacité certaine, la montée exponentielle du nombre de précaires et de chômeurs le prouve. L’instrumentalisation actuelle aboutit à cette déclaration sur l’immigration algérienne : « en 1978 Giscard d’Estaing avait décidé d’expulser 500 000 immigrés dont 35 000 Algériens… », affirmation qui provoque « un buz » médiatique qui ferait sourire s’il ne s’agissait d’un fait important touchant les mémoires de milliers d’êtres humains. C’est pourquoi il est nécessaire de revenir quelques décennies en arrière pour situer cet évènement dans son environnement historique et dans son environnement économique.
A partir de 1963, les stigmates de la Révolution algérienne enferment les générations d’immigrés dans le silence mémoriel et l’exclusion sociale, pendant que les réseaux et les médias pieds-noirs, épaulés successivement par les gouvernements français, s’attelaient à reconstruire « l’Algérie de papa » et à transformer l’immigration algérienne en enjeu électoraliste. Le Président Boumediene savait quels sacrifices financiers furent consentis par l’émigration pendant la Révolution, conscient des difficultés qu’elle rencontrait à l’étranger, il avait demandé la reformulation des accords d’Evian et un nouveau texte franco-algérien, qui fixait le nombre d’émigrés, fut signé en décembre 1968. Soucieux de la souveraineté nationale qui devait aussi être un recours pour les émigrés en cas de danger, il avait compris que la souveraineté géographique ne pouvait se départager du droit de gérer ses matières premières détenues par les oligarchies internationales, donc le 24 février 1971 il avait annoncé la nationalisation des hydrocarbures algériens. L’oligarchie médiatique internationale fit sonner ses clairons et ses tambours en manipulant les foules, comme d’habitude. Ces manipulations aboutirent, cette année-là, aux assassinats de plus d’une vingtaine d’immigrés algériens et d’une centaine de blessés recensés par les forces de police, d’autres victimes se sont cachées par crainte de représailles. Les agissements racistes des forces de police n’avaient pas diminué après 1962, au contraire elles prirent d’autres formes de surveillance car parmi ces immigrés beaucoup étaient engagés avec la cause palestinienne qu’ils défendaient publiquement en versant des fonds et en distribuant des tracts partout où vivaient des immigrés et des étudiants algériens. Leurs actions furent amplifiés en septembre 1970 (Septembre Noir) lors des massacres commis par Hussein de Jordanie contre les camps palestiniens, l’oligarchie médiatique sioniste se chargea de créer de dangereux amalgames tel l’inamovible «l’immigré algérien et le terroriste palestinien sont les ennemis des démocraties occidentales[1] ».
Les immigrés algériens, s’ils furent silencieux sur leur mémoire combattante, ils furent néanmoins très revendicatifs quant à leurs droits sociaux bafoués de plus en plus depuis l’arrivée des pieds-noirs qui bénéficiaient en priorité des logements et des services sociaux ainsi que des emplois qui furent raréfiés par la crise économique due à la fin des accords de Bretten Wood. Cette crise économique multipliait chaque jour les faillites industrielles et commerciales dont la responsabilité fut accolée à l’immigration algérienne. Les grèves de la faim menées par les immigrés algériens, dans les geôles françaises pendant la Révolution, reprirent de novembre 1972 à juin 1973 contre les circulaires Marcellin- Fontanet qui avaient lié l’octroi d’une carte de séjour avec la possession d’un permis de travail. Parallèlement à ces mouvements, en février 1972 Saïd Bouzard, étudiant tunisien, militant pro-palestinien et fondateur du MTA (mouvement des travailleurs arabes), avait lui aussi entamé une grève de la faim en solidarité avec les jeunes de la seconde génération expulsés sans ménagement en direction de l’Algérie, ces jeunes vivaient une « double peine ». Un comité de soutien s’était crée il était d’abord composé de Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Geneviève Clancy et le Comité Palestine auxquels s’étaient joints d’autres associations de solidarité proches des travailleurs immigrés, leurs combats seront entendus et pris en considération en novembre 1972 par Georges Gorse, Ministre de l’emploi et de la population, qui avait permis la régularisation de 35 000 Etrangers[2].
Les immigrés algériens victimes du fascisme pied-noir allaient connaître une escalade sanglante dans leur quotidien. En effet, le 15 août 1971, Richard Nixon, imbu de la surpuissance de son complexe militaro-industriel, avait décidé unilatéralement la fin des accords de Bretten Wood, cette décision avait provoqué l’écroulement du taux de change fixe en mars 1975. Les pays composant l’OPEP avaient réagi face à cette baisse du dollar qui grevait leurs budgets nationaux, ils avaient décidé un réajustement du prix du pétrole. Cet évènement subira l’une des pires manipulations médiatiques de l’oligarchie au service du capitalisme étatsunien : le réajustement du prix du pétrole fut disséqué et médiatisé à outrance pendant que la principale information qui était la première cause de ce réajustement fut passée sous silence. Cette information biaisée avait déclenché de véritables appels au meurtre de « l’arabe », ces appels se sont inscrits dans la généalogie de ceux perpétués en octobre 1961 contre les Algériens en France. Des décennies plus tard, les révélations de Jean-Luc Einaudi sur ces massacres d’octobre 1961 avaient montré à la face du monde ce que signifiait la « chasse à l’Arabe[3] » en métropole, cette chasse transformée aujourd’hui en « chasse au faciès » contre la quatrième génération. Le Président Boumediene excédé par ces ratonnades et les attaques des cafés et des lieux d’habitations des immigrés avait décidé de mettre un arrêt à l’émigration algérienne en direction de la France, le 20 août 1973.
Cette décision présidentielle n’avait pas diminué le calvaire des Algériens qui avait atteint l’apogée de l’horreur à partir du 25 août 1973 lorsqu’un déséquilibré algérien avait tué un chauffeur de bus. Le lendemain, Gabriel Domenech dans le journal le Méridional (propriété de Gaston Deferre) avait déclenché un appel au meurtre «anti-arabe», appel dont se saisirent les groupuscules fascistes Ordre Nouveau, Union des jeunes pour le progrès (UJP), les Comités de défense de la République (CDR) etc., seul Monseigneur Etchegarray avait lancé un appel au calme et à la fraternité le 27 août lors du journal télévisé de 20H. Cette « chasse à l’arabe » sera doublée, le 14 décembre 1973, d’un effroyable attentat contre le consulat d’Algérie à Marseille, cet acte criminel fut revendiqué par le groupe Charles Martel. Les jours suivants des manifestations de militants de l’Amicale des Algériens en Europe et de ceux du Mouvement des travailleurs arabes (MAT) avaient appelé les autorités françaises et la population progressiste à soutenir les combats des immigrés et à mettre fin aux agissements des fascistes. En décembre 1973, l’Ambassadeur d’Algérie avait dénombré officiellement 50 tués et 300 blessés algériens pour l’année.
Dans chaque pays, à chaque période, théocratie ou république aucun gouvernant ne dirige seul un pays ou un ministère, chaque décision prise dépend de conseils et de négociations internes autant que du respect des Conventions internationales signées. L’élection le 19 mai 1974 de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la France fut la mise en lumière publique des idées et des tenants de l’Algérie française, thème qu’il avait ardemment défendu. Depuis l’intégration des pieds-noirs judéo-chrétiens dans toutes les sphères de la société et dans tous les rouages de l’Etat français l’immigration algérienne paiera très chèrement sa présence sur le sol français.
Le 5 juillet 1974, André Postel-Vinay, nommé secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés, avait signé une circulaire censée suspendre l’immigration[4] pour « permettre de s’occuper de l’intégration de ceux qui sont déjà sur le sol français » avait-il expliqué. Le 22 juillet 1974, il fut remplacé par Paul Dijoud., un proche de Michel Poniatowski, ministre de l’intérieur de 1974 à 1977, connu pour son militantisme Algérie française et signataire de plusieurs accords électoraux avec le FN[5] (fondé en 1972). Ce ministre de l’intérieur, qui ne reniait pas ses engagements de jeunesse, avait décidé dès sa nomination en mai 1974 de faire expulser des lieux publics, y compris des églises, les grévistes de la faim qu’ils soient immigrés ou réfugiés. Son règne au ministère de l’intérieur fut marqué par la « chasse à l’arabe » menée par des forces répressives agissant au mépris des règles qui régissent la République française. Pendant que Jacques Chirac, Premier ministre de 1974 à 1976, craignant la condamnation de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dont la Convention stipule en son article 8 « le droit à la protection de la vie privée et familiale », avait signé un décret pour le regroupement familial, le 29 avril 1976[6]. Les divergences politiques nationales et internationales entre Jacques Chirac et Giscard obligeront le Premier ministre à démissionner de son poste, Raymond Barre lui avait succédé. L’une des premières décisions ministérielles de Barre fut la signature du décret du 10 novembre 1977 qui annulait celui pourtant restrictif pris auparavant par Jacques Chirac sur le regroupement familial. Les manifestations conduites par le GISTI, la CGT et d’autres mouvements progressistes avaient fait plier le Conseil d’Etat qui avait annulé le 8 décembre 1978 la décision de Barre. L’Arrêt du Conseil d’Etat avait inscrit le regroupement familial en Principe général du droit. Ne pouvant décider au niveau juridique sans faire réagir le Conseil d’Etat ou la Cour européenne des Droits De l’Homme (DDH), le gouvernement Giscard avait inventé un nouveau procédé économique qui fut mis en place, le 26 avril 1977, par Lionel Stoléru (d’origine roumaine), secrétaire d’Etat à l’immigration, qui avait proposé aux immigrés une prime de retour d’un million de centimes (10 000 F de l’époque), prime qui devait motiver en particulier les immigrés algériens à repartir chez eux (35 000 sur 5 ans).
Pendant l’année 1979 plusieurs projets de loi anti-immigrés avaient émergé des cartons et des cerveaux ministériels, tous destinés à restreindre le nombre et les libertés des immigrés : celui de Christian Bonnet sur « la prévention de l’immigration clandestine », celui de Michel d’Ornano pour la limitation des inscriptions d’étudiants étrangers dans les universités françaises et celui de Stoléru concernant les conditions draconiennes du renouvellement des cartes de séjour. Ces textes indignes des valeurs de la République française avaient provoqué la grève de la faim, du 2 au 11 avril 1980, de Christian Delorme, prêtre catholique, Jean Costel pasteur protestant et Hamid Boukhrouma immigré algérien. Le 10 mai 1980, s’était formée une Marche nationale à Paris composée de personnalités, des militants de syndicats et de partis progressistes qui ont voulu accompagner les revendications de ces trois grévistes. Le 7 juin 1980, plus de 70 associations avaient appelé à manifester dans toutes les villes de France pour exprimer leur solidarité aux grévistes et leur refus des décisions racistes du gouvernement Giscard. Ces combats pacifiques et humanistes n’avaient pas marqué la conscience de Stoléru qui avait déclaré, le 14 octobre 1980, « il n’est plus question d’accueillir un seul Etranger en France ».
L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand avait illusionné certains enfants d’immigrés, mais très vite ils furent happés par les actes et la rhétorique racistes tenus par des ministres « de gauche ». Ces jeunes désenchantés se lancèrent, du 15 octobre au 3 décembre 1983, à travers les villes et villages de France pour une Marche pour l’égalité sociale et politique, cette longue marche qui fut disqualifiée et baptisée « marche des beurs » par Christine Ockrent au journal de 20 heures sur Antenne2. L’infiltration, le paternalisme et tous les maux habituels de la domination de certains cercles judéo-chrétiens sur l’immigration postcoloniale furent repérés tout de suite par certains marcheurs qui décidèrent une nouvelle marche l’année suivante : Convergences 84. Mais les manipulateurs professionnels lancèrent SOS Racisme[7] et « Touche pas à mon pote » qui ont servis aux carrières politiques de certains «relais du pouvoir ». Les autres marcheurs, ayant compris l’instrumentalisation dont ils furent les objets, ont quitté la scène politicarde, d’autres ayant juré de continuer les combats sociaux sous d’autres formes furent récupérés par les sbires de Tariq Ramadan. Certains militants se sont investis dans des associations de quartier infiltrées par les relais marocains, qataris et saoudiens, souvent avec la contribution des plus hautes autorités françaises qui ont subventionné ces associations en échange de la paix sociale dans les ghettos français.
Civilisation disent-ils…
Djoghlal Djemaâ
Militante associative
[1] L’oligarchie médiatique sioniste visait spécialement l’immigré algérien car elle savait que les Palestiniens ne pouvaient obtenir de visa pour entrer ou séjourner au Maroc puisque les sionistes conseillaient le monarque donc ils gouvernaient cette théocratie.
[2] En majorité des jeunes « deuxième génération » qui ne correspondaient pas aux critères pour l’obtention de la nationalité française.
[3] Fausto Giudice, Arabicides, La Découverte, 1992
[4] Il démissionnera quelques jours plus tard car il n’avait pas obtenu les fonds réclamés pour mener sa politique
[5]De toutes les familles politiques françaises confondues les seuls candidats qui ne se sont jamais alliés avec ceux du FN furent les élus du PCF et Alain Juppé
[6] Ce regroupement familial bénéficiera surtout aux immigrés marocains demeurant en Corse et dans l’Ouest de la France dont les chiffres ont triplé à partir de cette date. La présence féminine s’accélère à partir de 1975 sur l’ensemble du territoire français : pour les gouvernements et le patronat français « le roi du Maroc et les ouvriers marocains sont plus malléables que les Algériens ».
[7] Serge Malik, Histoire Secrète de SOS Racisme, Albin Michel, 1990