Les enfants de la Kahina

Nous reproduisons ici, la préface consacrée par Kateb Yacine au roman de Yamina Mechakra, La grotte éclatée .  Kateb Yacine disait, « il faut lire et faire lire ce livre, pour qu’il y en ait d’autres, et pour que d’autres élèvent la voix », c’est pourquoi, nous mettons,  à travers la bibliothèque numérique amazighe, ce livre à la disposition du grand public. Il est disponible ici  


Les enfants de la Kahina 

« Démystification de l’homme. S’affranchir du mythe de la mort. L’homme n’est que matière vivante. Une fois mort, il redevient terre. »

Ces mots sont tirés de notes manuscrites, qui résument une conversation à bâtons rompus avec Yamina Mechakra, à propos de son premier livre, l’un des plus prometteurs de la nouvelle littérature algérienne. J’ai lu le manuscrit de « la grotte éclatée » plusieurs versions successives et si je commence par citer ces mots, c’est pour montrer qu’ici la romancière n’est pas seulement une femme de lettre.

Étudiante enthousiaste, ayant pratiqué la médecine sociale et la psychiatrie, elle a écrit ce livre au milieu d’une vie cruelle et tourmentée. Ce n’est pas un roman, et c’est beaucoup mieux : un long poème en prose qui peut se lire comme un roman. Il est écrit en langue française, ce qui signifie au départ une double aliénation, celle d’écrire un roman « pour faire passer la poésie », et celle de parler aux siens une langue étrangère. Ella a vu pleurer sa mère, le jour où elle s’aperçut que la petite fille qui faisait merveille à l’école française avait oublié sa langue maternelle.

Elle est née à la veille de l’insurrection. Quand elle entend parler de guerre, pour la première fois, elle croit à une tempête. En arabe populaire, « guirra », c’est à la fois un orage et la guerre de libération, un déchainement de la nature.

De sa plus tendre enfance, elle garde le souvenir d’un homme écartelé sur le canon d’un char, exposé dans la rue. Elle a vu torturer son père. Elle l’a vu mourir en lui recommandant de garder la tête haute. C’est à lui qu’elle dédia son livre. Quand elle pense à son père, elle voit des yeux bleus, d’un bleu métallique. Et ce bleu la renvoie au village natal, au bord de la rivière Meskiana, en berbère Miss L’kahina, les enfants de la Kahina. C’est un village de l’Aurès, la montagne qui fut le foyer de l’insurrection du Premier Novembre, après avoir été le berceau et le champ de bataille de l’héroïne tribale, aux sources de la nation.

La mémoire collective parle encore aujourd’hui de passages souterrains creusés par les numides. Ce n’est pas pour rien que les partisans de la Kahina et les maquisards du Premier Novembre sont passés par les mêmes grottes, de l’Aurès à la Tunisie.

De son vrai nom Dihya, la Kahina n’est plus connue que par son nom de guerre. Kahina, en arabe, signifie prophétesse. Elle avait, d’après ses ennemis, le don de la parole.

Au commencement été le verbe. Les enfants de la Kahina ne doivent plus ignorer qu’une femme inspirée fut jadis à la tête d’une patrie immense qui couvre toute l’Afrique du Nord. Cela donne un certain vertige à ceux qui voient dans le passé le spectre de l’avenir.

Aujourd’hui que l’insurrection de l’Aurès enfante sous nos yeux une Algérie nouvelle, il faut lire et faire lire ce livre, pour qu’il y en ait d’autres, et pour que d’autres élèvent la voix. A l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant en poudre.

Kateb Yacine, mai 1978