L’Algérie et le syndrome du “Désert des Tartares” ! (1)
L’entêtement du pouvoir actuel pour réduire toute velléité de résistance par une répression brutale et démesurée, afin de faire passer en force une énième constitution sur-mesure, a des racines profondes : la peur d’un soulèvement populaire violent, inorganisé et destructeur, la déferlante du “réveil du génie berbère de la liberté”, comme le prédisait Bourguiba (2).
Comme en toute chose, le système politique algérien est en retard d’une révolution. Le mouvement citoyen, par la persistance de son pacifisme depuis plus d’un an, a fait évoluer les vieux réflexes millénaires des soulèvements locaux sans lendemains. C’était valable en leur temps car ils avaient toujours en face d’eux une armée étrangère d’occupation. Ce n’est plus le cas.
Enfin, le dernier repoussoir pour la mémoire populaire, disqualifiant la violence et la destruction du bien commun, reste la guerre des islamistes dans les années 1990 contre la société et l’État (assassinats en masse des citoyennes et des citoyens, des intellectuels, des policiers et militaires, destruction des écoles, des mairies, usines, aéroports, silos à grains, ponts routiers, trains, camions, …). Le bilan humain et économique de cette guerre reste à faire.
Aujourd’hui, la revendication citoyenne, par la préservation des biens publics sur tout le territoire national, l’organisation exemplaire des marches populaires mixtes et l’absence de toute violence, est un acquis durable, même si le chemin peut paraître plus long.
Le noyau dur du système politique actuel, issu du coup de force de 1962, campe toujours sur le même schéma pour la préservation de sa suprématie : neutraliser toute force d’opposition en préparation, au plus tôt, et la détruire sans ménage.
La hantise de Houari Boumediène, pendant les 13 années de son pouvoir absolu, était le risque d’une reconstitution, à son insu, d’une armée clandestine du FFS en Kabylie ; il ne faisait alors pas confiance à sa sécurité militaire (SM) qui quadrillait pourtant toute la région ; il téléphonait deux fois par semaine aux walis et chefs de daïras (sous-préfets) pour s’assurer de l’absence de tout mouvement suspect (voir le témoignage de Mohand Saïd Mazouzi).
Cette obsession de l’attente infinie d’une attaque surprise par des forces inconnues, que l’on peut désigner par le syndrome du ‘’Désert des Tartares’’, est ancrée dans le mental de notre société, et le sol et sous-sol de toute l’Afrique du Nord sont là pour révéler les ossements de toutes les batailles et résistances héroïques de notre peuple depuis des siècles.
Le rappel de quelques repères n’est pas inutile :
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Les débarquements successifs des légions romaines depuis l’Est, à Carthage et Utique, semant la mort et la destruction dans toute la Numidie.
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L’invasion soudaine des Vandales, venus d’Europe par Gibraltar, détruisant toutes les cités et infrastructures agricoles,
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L’arrivée inattendue des chameliers et cavaliers arabes de Okba, venus de l’est, semant la mort pendant près de 50 ans de guerre,
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Le débarquement de l’armée de mercenaires de Aroudj et Kheireddine, pour occuper Alger et Bougie et coloniser le pays pendant près de 3 siècles,
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Le débarquement surprise de juillet 1830 de l’armée française à Sidi Fredj, pour coloniser le pays pendant 130 ans.
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L’entrée en force depuis le Maroc et la Tunisie de l’armée de l’extérieur en juillet 1962, sous le commandement de Boumediène, marchant sur les cadavres des maquisards de l’ALN, l’armée de l’intérieur…
Cet atavisme ou croyance profonde, intégrée par la société, de la nécessité d’une prise de pouvoir par l’invasion externe, a même été reproduite plus tard, les armes en moins, par le débarquement au port d’Alger de Ahmed Ben Bella le 27 septembre 1990… l’objectif était de déclencher un mouvement d’adhésion et un soulèvement populaire pour prendre le pouvoir à Alger (3).
‘’Soulèvement – débarquement – invasion’’ par les forces islamistes !
Cette permanence de la nécessité absolue de forces exogènes pour réaliser le changement dans le pays a été battue en brèche par le mouvement citoyen de février 2019. Mais il subsiste encore des fixations, ou le syndrome du ‘’désert des tartares’’. Le sentiment de l’existence de forces occultes qui préparent la prise du pouvoir, depuis l’intérieur du pays ou depuis l’extérieur, est plus révélateur de cette peur ancestrale de l’invasion soudaine.
Cette peur irrationnelle se manifeste actuellement par les débats au sein des associations de l’immigration particulièrement, sur les tentatives, réelles ou supposées, de détournement du mouvement citoyen par des groupes islamistes.
Si le danger de l’islamisme est bien réel, et il faut toujours en tenir compte (il n’y a qu’à voir comment l’affrontent les États européens, la France en premier), la capacité de main-mise des islamistes sur le mouvement citoyen est, à notre avis, exagérée.
L’existence d’un cartel ‘’Londres – Genève – Doha – Paris – Barcelone – Blida ou autre villes’’ capable d’organiser un mouvement de prise du pouvoir contre la volonté de 43 millions d’Algérien(ne)s ne serait qu’une vue de l’esprit.
Ceux qui détiennent le pouvoir à Alger le savent car ils bénéficient approximativement des mêmes sources de financement et pour certains d’entre eux d’orientation idéologique avec ces islamistes. Ils encouragent fortement cette interprétation et fixation pour pouvoir affaiblir le mouvement citoyen.
Dans toutes les méthodes de résolution de problèmes, en tout domaine, il y a une voie infaillible pour arriver au but : c’est la division du problème principal (split the problem) en problèmes élémentaires et priorisés. Il s’agit pour le salut de l’Algérie de mettre fin d’abord à ce système politique, et en finir avec le syndrome du “désert des Tartares’’ qui nous paralyse.
Aumer U Lamara
(1) ‘’Le Désert des Tartares’’, (titre original en italien ‘’Il deserto dei Tartari’’) est un roman de Dino Buzzati paru en Italie en 1940. Ce roman a été adapté au cinéma par Valerio Zurlini (Le Désert des Tartares, 1976), en chanson par Jacques Brel (Zangra), au théâtre par Xavier Jaillard, et a inspiré divers romans. Voir le site : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_D%C3%A9sert_des_Tartares (2) On prête au président Habib Bourguiba cette phrase, du temps de sa puissance : ‘’la seule chose dont j’ai peur c’est le réveil brutal du génie berbère de la liberté’’ ; C’était Benali, son successeur, qui l’a subit en 2011 lors du printemps tunisien, et il a été chassé du pouvoir. La presse française en a fait ‘’la révolution arabe’’ (sic!). 3) « L’ancien président algérien Ahmed Ben Bella doit arriver ce jeudi 27 septembre 1990 à Alger après dix ans d’exil volontaire en France puis en Suisse. Le ferry-boat algérien, le «Hoggar», à bord duquel il se rend à Alger depuis Barcelone avec quelques centaines de ses partisans a été spécialement affrété à ses frais. » (journal Humanité, 27/10/1990).