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La Question des Berbères Juifs

Dans un texte concernant l’ancienneté de la présence juive en Afrique du Nord, nous avions tenté d’établir un lien à partir de données historiques éparses, mais n’expliquant pas totalement ni la fiabilité des origines, ni la diffusion géographique générale de la répartition de cette religion sur l’ensemble du territoire nord-africain. L’hypothèse émise restait malgré tout que puisque la présence de la religion juive était bien antérieure à l’arrivée du christianisme et de l’islam, elle avait alors préparé le terrain de l’émergence d’un monothéisme nord-africain.

Un ouvrage récent d’un historien vivant en Algérie, Julien Cohen-Lacassagne apporte à la fois une confirmation du concept monothéiste, mais défend surtout l’hypothèse d’une origine locale de ce que l’on a coutume de définir comme étant le judaïsme séfarade. “Juifs et musulmans du Maghreb partagent les mêmes origines, confondues dans un univers arabo-berbère[1].

Dans un souci, de vérité historique, il semble donc important de revenir sur ce sujet qui, à la lumière des éléments avancés dans cet ouvrage, explique largement le comment et le pourquoi d’une présence juive en Afrique du Nord. Une présence qui se perpétue, principalement au Maroc et en Tunisie. Le concept du monothéisme avancé par le judaïsme a tout d’abord facilité l’implantation du christianisme. À cet effet, il est utile de remarquer que la religion chrétienne a pénétré le milieu berbère en lui donnant des voix reconnues, telles celles de Cyprien de Carthage ou surtout d’Augustin de Thagaste. Toutefois, l’auteur de “Berbères Juifs” fait remarquer que: “Le judaïsme survécut mais non le christianisme[2]. Cette dernière assomption est pertinente, même s’il existe des poches de christianisme en Kabylie ou à Djerba, par exemple.

Le champs des recherches que nous avons choisi s’est limité de façon aléatoire à une histoire berbère antérieure à la chute de Carthage, en 46 av. J.-C. L’ouvrage de M. Cohen-Lacassagne permet de faire un lien entre l’avant, la Carthage punique, et l’après, la Carthage romaine. C’est donc selon ces critères ajustés que nous nous proposons de faire l’analyse qui suit. Il semble en effet que cette perspective apporte un éclairage circonstancié sur la question, en permettant de mieux saisir les rouages du mécanisme.

Pour être plus clair sur ce sujet, Carthage semble bien avoir été un point de convergence entre un avant (une présence juive originaire du Levant) et un après (une lente migration vers le reste de l’Afrique du Nord). C’est justement sur ce second aspect qu’il convient de revenir ici.

Le texte de référence (Berbères Juifs / L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord) permet de résoudre une double question. Tout d’abord, l’arrivée des Juifs en provenance du Levant n’a jamais été massive – sauf peut-être au travers de quelques épisodes historiques spontanés et très localisés (Alexandrie, Cyrénaïque, Djerba). Dans cette perspective, on peut alors se demander  comment la religion hébraïque a pu survivre mais surtout, comment elle a pu s’étendre de manière aussi large sur l’ensemble du territoire nord-africain? Cette réflexion a pour effet d’apporter un autre regard sur la distinction entre juifs “séfarades” et juifs “ashhénazes”. On verra que cette perspective nous éclaire sur un grand nombre de phénomènes sociaux, mal expliqués à ce jour.

L’analyse se propose donc d’aborder cette question en deux temps à partir de Carthage. Car la cité punique a bien été le creuset d’un multi-culturalisme ayant profondément marqué la culture et les mentalités nord-africaines jusqu’à notre époque.

1.Le Judaïsme avant la chute de Carthage.

L’ouvrage “Berbères Juifs” corrobore l’épisode d’une première vague migratoire juive par le biais maritime des Phéniciens. L’auteur établit l’existence d’un “lien entre l’installation de colonies phéniciennes et les origines du judaïsme en Afrique du Nord.”[3] Tyr, en particulier, semble avoir joué un rôle-clé. “La colonisation phénicienne en Afrique du Nord semble avoir débuté dès le XIIe siècle av. J.-C., à l’initiative de Tyriens qui fondèrent les comptoirs d’Utique et de Lixus[4]. Cette convergence  a pour origine l’amalgame de trois phénomènes établis:

  • La proximité de voisinage entre Tyr et Jérusalem;
  • Un cousinage sémitique entre trois langues véhiculaires: le phénicien, l’araméen et l’hébreu;

Ces deux premiers faits ont donc facilité les échanges culturels, commerciaux et surtout maritimes; comme le point suivant l’évoque:

  • Une ouverture maritime s’ouvrant sur le bassin méditerranéen, voire au-delà, en direction de l’Atlantique et de “l’extrême occident” (Maghreb al-Aqsa),

L’aventure juive a commencé à bord des navires commerciaux partant du Levant vers la Méditerranée occidentale. On retrouve effectivement des traces hébraïques le long des routes phéniciennes passant par Chypre ou Malte, par exemple. Carthage a donc été un foyer hébraïque important dès l’origine de la colonie.

Ajoutons à la trame historique, une dimension culturelle plus prosaïque certes, mais tout de même assez significative. Il existe une croyance ethnique encore bien ancrée en Afrique du Nord reposant sur le symbole de la main et sur celui de l’œil[5]. L’image de l’œil en tant que talisman est partagée entre Phéniciens, Juifs et même par la suite entre les Musulmans. En arabe dialectal [khamsa fi-aïnek, خمسة في عينيك] “cinq dans ton œil” se dit pour se protéger du mauvais sort. Linguistiquement, le terme désignant cinq (khamsa) est le même en hébreu qu’en arabe. Cet héritage est partagé par toute la population nord-africaine quel que soit le lieu ou la religion. Il se trouve que tous les navires phéniciens portaient l’effigie d’un œil à la proue pour se protéger des forces maléfiques venues des fonds marins! Curieusement d’ailleurs, cette coutume se perpétue au Portugal sur les bateaux de pêche locaux! Rien d’étonnant en réalité puisque les Phéniciens étaient déjà familiers de ces côtes.

Que ce soient les Phéniciens, les Puniques, les Libyens (nom donné par les Grecs aux Berbères) ou les Juifs, chacun gardait ses croyances et ses coutumes.

Or, en 46 av.J.-C., la destruction de Carthage, marquant le début de la colonisation romaine, bouscule toutes les données préalables. L’ouvrage de J. Cohen-Lacassagne explique l’expansion du judaïsme nord-africain à partir de ce moment historique. C’est la raison pour laquelle il semble utile d’en faire état.

  1. Le judaïsme après la chute de Carthage.

Les Juifs étaient intégrés linguistiquement et culturellement aux coutumes locales. Carthage anéantie par l’armée romaine les a forcés à s’établir ailleurs et tout d’abord en Numidie, foyer berbère le plus proche.

Intervient alors le phénomène du prosélytisme, question largement développée par J. Cohen-Lacassagne. Des poches judaïsantes existaient déjà dans les villes, moins dans les campagnes. La survie de la croyance juive s’est donc accompagnée d’un prosélytisme juif qui semble inhabituel selon les concepts de la religion hébraïque moderne. Mais l’auteur estime que:”Tout monothéisme comprend une dynamique missionnaire.”[6]

2.1.Le prosélytisme juif. À cette époque de l’Antiquité, le prosélytisme s’est effectué en milieu berbère sans aucun barrage linguistique, ni même dans un esprit de conquête. Il s’agit tout simplement d’un prosélytisme de voisinage, apportant malgré tout un nouveau concept: celui d’un Dieu unique allant à l’encontre des croyances berbères d’alors. “L’origine arabo-berbère des Nord-Africains juifs suppose que le judaïsme fut, à une période de son histoire, mû par une dynamique missionnaire et que cette version pionnière du monothéisme se répandit par des conversions massives.”[7] Cette hypothèse est pertinente car elle explique la carence des sources élaborant une migration massive venue du Levant. Cela permet donc d’expliquer concrètement l’expansion juive d’Afrique du Nord. “Concevoir le prosélytisme juif comme origine principale de la présence juive au Maghreb (de même qu’ailleurs) suppose d’envisager non la migration d’un peuple juif en dispersion mais celle d’une idée, le monothéisme, sous sa forme pionnière judaïsante.[8] Pour pouvoir défendre cette hypothèse, il faut alors démonter le mécanisme et expliquer comment cette dispersion interne s’est propagée en minimisant ainsi l’idée d’une contribution extérieure massive.

  • (1) Les Juifs Séfarades. Dans un premier temps, il faut définir plus précisément le terme de “Séfarade” qualifiant les Juifs nord-africains. Ce terme est un mot hébreu signifiant “Ibère”. Cela suppose donc que les Juifs séfarades seraient tous originaires de la période d’Al-Andalus (l’Andalousie musulmane). Or, au VIIIe siècle de notre ère, lors de la conquête musulmane de la péninsule ibérique, le commandeur des “troupes arabes” était Tariq Ibn Ziyad [طارق بن زياد], un Berbère converti, originaire des Aurès. En 711, “Tariq ibn Ziyad, Berbère zénète islamisé et arabisé de la branche tribale des Ulhaça” avait des origines “proches de celles de la Kahina”[9].
  • Les troupes Omeyyades étaient composées de Berbères et l’armée était accompagnée de nombreux Juifs. Si les Omeyyades (بنو أمية) sont bien une dynastie arabe, originaire de La Mecque, il n’est pas certain qu’il soit approprié de parler de “troupes arabes” au sujet de la période d’Al-Andalus. La lecture du roman d’Amin Maalouf, Léon l’Africain, Hassan al-Wazzan (XVIe siècle), lui-même Berbère, évoque cette période de l’Histoire. Il n’est pas impossible que la confusion existante sur le terme “arabe” n’est pas débutée à cette époque! On attribue faussement au rocher de Gibraltar l’appellation de “Djebel Tarik” (la montagne de Tarik). Or là encore, un chercheur a révélé récemment que ce serait plutôt un mot dérivé d’une tribu berbère locale, de la péninsule de Tanger/ Ceuta. ”La désignation Tariq (arabe) nest que la traduction littérale du mot berbère abrid, en rapport au rocher qui domine le détroit. Cette dénomination ranime le souvenir des paléo-Berbères Tabrida qui vivaient dans le voisinage du seuil de Gibraltar à la haute époque libyenne.”[10] Ajoutons, que Tarik et Ziyad sont des noms berbères arabisés. Cette digression historique apparente, semble nous éloigner des Juifs séfarades. En réalité, elle conforte plutôt ce qui suit. J. Cohen Lacassagne écrit:”Je n’appelle pas Séfarades – Ibères en hébreu – les Maghrébins juifs [….] ceci suppose qu’ils seraient tous d’ascendance espagnole ou portugaise, or c’est loin d’être le cas.”[11]
  • (2) La présence juive en Afrique du Nord. Si l’on revient à la période carthaginoise, la présence d’une communauté juive, bien antérieure à l’arrivée des troupes arabes, est attestée par l’archéologie et l’histoire locales. L’écrivain juif tunisien francophone Albert Memmi (1920-2020) évoque parfois ses lointains ancêtres dans son œuvre. J. Cohen-Lacassagne cite l’hypothèse de Marc Simon “selon laquelle une grande partie d’entre eux [les Puniques] se serait convertie au judaïsme, ce qui expliquerait la force initiale et unique de cette religion dans toute l’Afrique du Nord.”[12] Cohen-Lacassagne mentionne également le linguiste israélo-américain Paul Wexler (1938-): ”les juifs dits séfarades sont principalement des descendants de Berbères et d’Arabes convertis et, de manière marginale seulement, de juifs palestiniens. Ils ne furent donc pas des juifs palestiniens arabisés ou berbérisés, mais bien des Arabes et des Berbères judaïsés[13]. Pour illustrer ce commentaire, voici une anecdote récente. Dernièrement, nous avons été contactés par un Algérien musulman, revendiquant une origine berbère et s’étonnant d’avoir retrouvé dans sa généalogie un nom d’origine juive… Pour étayer la thèse d’une mixité judéo-berbère, J. Cohen-Lacassagne cite à nouveau Paul Wexler: “le foyer des Séfarades se situait dans l’Afrique du Nord du VIIe siècle et était antérieur aux invasions musulmanes. Il comprenait une communauté composite formée par des convertis romains, berbères puis arabes, et par une minorité de juifs palestiniens. Wexler considère que, dans ce groupe hétérogène, les Berbères semblent avoir joué le rôle le plus significatif, constatant que cette ascendance est identifiable dans la forte empreinte berbère sur la culture populaire dite séfarade.”[14] Le terme de “séfarade” n’est donc pas exclusif puisque toujours selon J. Cohen-Lacassagne, il y a bien eu une: ”forte présence juive en terre africaine avant la destruction du Temple.”
  • (3) Définition du terme séfarade. L’encyclopédie Universalis définit le terme “séfarade” de la manière suivante: “l’appellation « séfarade» est appliquée aux Juifs dont les ancêtres vécurent dans l’Espagne médiévale, et plus généralement les membres des communautés juives non ashkénazes.”[15] On peut donc admettre que ce terme a été créé dans le sillage de l’exode andalou. Mais il n’atteste en rien une quelconque origine ibérique. C’est à dire qu’avant la période andalouse, on les appelait simplement juifs en fonction de leur religion. Il est même fort probable qu’on ignorait l’existence de juifs “ashkénazes”. Il s’agit donc d’une appellation plus tardive liée à l’exode hors de la péninsule ibérique faite principalement vers l’Afrique du Nord.
  • (4) Le rôle de Carthage. On revient donc à la case de départ, c’est à dire à une origine liée à l’aventure phénicienne indiquant un “lien entre l’installation de colonies phéniciennes et les origines du judaïsme en Afrique du Nord[16]. Carthage redevient ce creuset culturo-religieux qui va marquer l’histoire de toute cette partie septentrionale de l’Afrique. “Abritée derrière les remparts de Carthage, l’influence judéo-punique, matrice d’un monothéisme nord-africain, ne s’en échappa probablement guère avant le IIe siècle av. J.-C.[17]” C’est donc à partir de Carthage que le phénomène identitaire juif va s’amplifier. Principalement à compter de la chute de Carthage au début de la période romaine: ”Une fois Carthage détruite par Rome en 146 av. J.-C., l’influence judéo-punique, portée par des fugitifs originaires de la cité punique, s’évada de ses remparts accompagnée de son matériel idéologico-religieux, mais aussi de sa langue.”[18]
  • (5) L’expansion territoriale. Il y avait bien sûr d’autres communautés juives en Afrique du Nord. Certaines d’entre elles, comme à Cirta (Constantine) ou dans d’autres lieux de Numidie, vont donc s’enrichir d’un sang nouveau venu de l’Ifriqiya (la Tunisie actuelle). Bien que ce soit une œuvre romancée, La Mémoire d’Abraham, de Marek Halter évoque la rencontre avec ces Berbères juifs entre Annaba (Bône), Timgad et les Aurès. Cette dernière contrée montagneuse conserve la mémoire de la Kahina, une reine berbère légendaire que l’on dit être juive.
  • (6) Le concept d’un prosélytisme juif. À partir de ce stade, l’ouvrage de J. Cohen-Lacassagne apporte un élément fondamental, dévoilant l’existence d’un prosélytisme juif ayant permis d’une part de perpétuer la religion et d’autre part d’essaimer le concept du monothéïsme, pavant ainsi le terrain au christianisme, puis à l’islam.”À partir du IIe siècle av. J.-C., l’élan prosélyte judaïsant s’est révélé très dynamique auprès des Berbères.”[19] À cette époque de l’Antiquité nord-africaine, la période s’avérait propice à cette véritable métamorphose, de telle sorte que : ”Ce ne furent pas seulement les Berbères qui se judaïsèrent, ce fut aussi le judaïsme qui se “berbérisa[20]. L’aspect d’un judaïsme modifié au contact des croyances antérieures a été attesté à plusieurs reprises. Le roman de Marek Halter en fait état. Roger Ikor (1912-1986), prix Goncourt 1955, a lui aussi écrit sur la Kahins[21]. Dans cet ouvrage, on note cette réflexion: ”La tribu des Djoraoua était devenue juive; toutefois l’apport juif avait été quantitativement trop faible pour faire autre chose que teinter les coutumes et les mœurs du peuple. Pratiquement, les gens retinrent de la religion juive ce qui leur convenait et oublièrent le reste ; le fonds des croyances demeura, avec quelques ajustements mineurs.” J. Cohen-Lacassagne reprend cet aspect sociologique: “Les Berbères de l’intérieur avaient probablement des pratiques syncrétiques associant judaïsme hétérodoxe et paganisme[22].
  • (7) Une répartition plus campagnarde qu’urbaine. Cette expansion, interne donc, toujours selon Cohen-Lacassagne, va être plus conséquente dans l’arrière-pays que dans les villes. “Le judaïsme s’était répandu dans l’arrière-pays berbère davantage que ne l’avait fait un christianisme cantonné dans les cités du littoral[23]. Cette facette de propagation est significative car elle concerne une interpénétration de proximité plus profonde et plus durable. Elle explique l’impact du judaïsme sur l’ensemble du territoire nord-africain, mais aussi la complicité culturelle que ce phénomène a engendrée jusqu’à aujourd’hui. Il semble donc logique d’affirmer: ”Le lien historique le plus sûr ne doit pas être établi entre Nord-Africains et origines moyen-orientales, mais plutôt entre Berbères numides et juifs d’Afrique du Nord.[24]
  • (8) La particularité de la propagation du judaïsme saharien. Nous avons maintes fois évoqué l’existence d’une entité socio-culturelle alternative sur une ligne transversale allant d’est en ouest, et correspondant au versant sud de la chaîne atlasienne. C’est le territoire des berbères Zénètes. Cette zone géographique possède trois particularités notables:
  • Une certaine propension au nomadisme, en fonction du climat et de la rareté des pluies;
  • Un style de constructions communautaires se caractérisant par l’édification de greniers collectifs. Cet espace va du Souss marocain au djebel Nefoussa libyen. Les termes multiples employés pour désigner ce type de constructions sont “agadir” (Souss), “haqliɛth” ou “guelâa[25] (Aurès), “ghorfa” (Sud tunisien).
  • L’existence d’une forme puritaine de l’islam, appelée l’ibadisme. Or, il existe, semble-t-il, un lien entre le judaïsme et l’ibadisme. “Les communautés musulmanes ibadites, de la vallée du Mzab au Djebel Nefûsa, en passant par Djerba, se sont développées sur les décombres de foyers juifs africains et sahariens[26]. Parmi ces foyers évoqués dansle livre “Berbères Juifs”, on remarque par exemple: “un micro-royaume juif du Touat, indépendant jusqu’au XVe siècle, un autre petit royaume juif saharien dans le Gourara, où Léon l’Africain aurait séjourné, voire un autre encore dans la région d’Oujda[27]. On relève également le fait suivant : “Aux frontières algéro-tunisiennes, on pouvait encore, au début du XXe siècle, croiser la route des yihud el-khiyam, les “juifs des tentes” appartenant à des tribus judaïsées dont les membres étaient de redoutables guerriers à cheval.“
  • (9) La rencontre des deux mouvances juives. La propagation de la religion juive, contenant les germes du monothéisme a été rendue plus aisée par le biais du nomadisme, de telle sorte qu’elle s’est généralisée sur l’ensemble du territoire nord-africain. “La matrice du judaïsme maghrébin tient au fond à cette rencontre entre deux éléments berbères: un judaïsme nomade et un syncrétisme judéo-punique sédentaire. On peut ainsi attribuer au moins deux foyers au judaïsme maghrébin. L’un est occidental, centré sur les provinces d’Africa et de Numidie, l’autre oriental, en Cyrénaïque. Le foyer occidental tire son origine de l’expansion d’une influence judéo-punique depuis Carthage. […] Le foyer oriental s’est étendu après la défaite du soulèvement juif de 115-117 ap. J.-C. en Cyrénaïque et l’influence judaïsante s’est alors répandue parmi les nomades des franges sahariennes. On peut envisager que ces deux tendances se soient rencontrées grâce au nomadisme qui assura au judaïsme africain une grande amplitude de circulation.”[28]

En définitive, l’ouvrage cité en référence permet de mieux cerner le phénomène de la présence juive en Afrique du Nord. Cette question a été souvent débattue sous l’appellation de “Berbères juifs”, expression parfois contestée. En réalité, le terme n’est pas véritablement approprié. Il faudrait plutôt parler de Juifs de descendance berbère. La particularité “séfarade” masque une origine proprement nord-africaine et non pas ibérique. Cette perspective rétablit en réalité un bon nombre d’incongruités. Elle implique un lien avec la Carthage punique, une origine proche-orientale lointaine et diffuse, teintée d’un fort particularisme local, faisant des Juifs séfarades des fils de la terre africaine. Cet enchaînement historique explique amplement les caractéristiques socio-culturelles qui perdurent jusqu’à notre époque. On comprend alors pourquoi les Juifs séfarades marocains se sentent mal à l’aise en Israël. Pourquoi également, quand ces derniers reviennent dans leurs villages ancestraux, ils sont encore accueillis comme des frères. Si le terme séfarade tire son origine d’un épisode historique andalou, il ne faut pas oublier qu’un même volet de cette histoire s’applique aux musulmans andalous (réf. Léon l’Africain). Il existe au sud d’Hammamet, en Tunisie, un nid d’aigle berbère appelé Takrouna. La propriétaire du Café Bleu[29], tout en haut du rocher, revendique sa berbérité, alors même qu’elle affiche une descendance musulmane andalouse. Cette parenté berbère fait acte de ciment culturel et non la religion, même si cette dernière a été instrumentalisée par des groupes radicaux. Quand Albert Memmi évoque le souvenir de Dihyia, ou bien quand Gisèle Halimi s’identifie à la Kahina, il n’y a rien d’autre derrière cette évocation qu’une volonté affichée d’une même appartenance ethnique transcendant l’aspect de la croyance religieuse. Ce fond communautaire est omniprésent au Maroc ou en Tunisie. Même s’il n’est pas prouvé que la légendaire Dihya, surnommée la Kahina, a réellement été de confession juive, plutôt que chrétienne, cette figure féminine stigmatise un mythe qui n’appartient pas seulement à l’Aurés, mais aussi au monde Amazigh dans sa totalité. Le chanteur et musicien Enrico Macias a toujours été une figure emblématique de la musique andalouse algérienne. Quant à Patrick Bruel, l’interprète du “Café des Délices”, il clame ostensiblement ses origines berbères.

L’auteur de “Berbères juifs” résume ainsi la situation: “Les juifs d’Afrique du Nord étaient principalement des Berbères d’origine, mais leur langue et leur culture étaient majoritairement arabes avant la colonisation.”[30] Peut-être faudrait-il modifier le terme en précisant qu’ils étaient arabophones. Le terme d’arabe perpétue une autre fausse dénomination: un grand nombre de Berbères sont de confession musulmane, sans pour autant clamer une descendance “arabe”. La communauté ibadite de Djerba ou du M’Zab revendique sa berbérité. Il est vrai, que l’étiquette d’une appartenance au monde arabe a souvent été utilisée à des fins politiques pour se démarquer de l’ancienne puissance coloniale. Or la réalité scientifique, désormais celle du génome, affirme une ascendance locale et méditerranéenne. Il s’agit en fait d’un particularisme qui se détache des conceptions affirmées précédemment. C’est là un trait historique et culturel caractérisant véritablement l’Afrique du Nord. Cette prise de conscience devrait susciter un sentiment de fierté et d’originalité territoriale. Hormis la langue arabe, le Maghreb n’a rien avoir avec le Machrek.

Qu’est-ce-que ce particularisme nous apporte? Il nous éclaire sur le rôle joué par la civilisation berbère, que l’on préfère appeler aujourd’hui “Amazighe”. Cela confirme une nouvelle fois ce que Gabriel Camps appelait “les ´´éternels oubliés de l’Histoire”. On n’insistera jamais assez sur le rôle-clé joué par la civilisation Amazighe depuis la Protohistoire. L’Afrique du Nord a été un foyer actif du monothéïsme, comme celui d’une vaste tolérance religieuse. Ce volet original de l’Histoire commence à faire son chemin dans les trois principaux pays du Maghreb.

Christian Sorand
Albufeira, mars 2021.

BIBLIOGRAPHIE:
Camps, Gabriel- Les Berbères /Mémoire et identité, Babel Essai, Actes Sud, 2016, ISBN 978-2-7427-6922-3
Cohen-Lacassage, Julien – Berbères Juifs, La Fabrique éditions, 2020,
Farid Belkadi, Ali – Migrations libyques à l’époque néolithique, www.academia.edu/ 39326683/Migrations_Libyques_a_lepoque_neolithique_Coizard_Joche_Partie_1_20190531_67664_3o3306Halimi, Gisèle- La Kahina, Pocket, 2009, ISBN 226617407X
Halter, Marek – La Mémoire d’Abraham, Robert Laffont, Paris, 1983, ISBN : 2-221-01312-
Ikor, Roger – La Kahina, Encre, 1979, ISBN : 2-86418-032-4
Maalouf, Amin – Léon l’Africain, JC Lattès, 1985, ISBN 978-2253041931
Memmi, Albert – Le Scorpion, Gallimard, collection Folio, Paris, 1969, ISBN : 2-07-037715-6
Sorand, Christian –

NOTES :

[1] Julien Cohen-Lacassagne, Berbères Juifs, La Fabrique éditions, 2020, p.22
[2] Ibidem, p.94
[3] Ibid. p.73
[4] Ibid. pp.75-76. Utique est un comptoir tunisien antérieur à Carthage et Lixus est un comptoir de l’Atlantique marocain (à proximité de la ville de Larache).
[5] C.Sorand, Une Main dans le sac du pêcheur, https://www.academia.edu/40782476/Une_Main_dans_le_sac_du_Pêcheur
[6] Ibid. p.61
[7] Ibid. p.45
[8] Ibid. p.48
[9] Ibid. p.139
[10] Citation d’Ali Farid Belkadi, Migrations libyques à l’époque néolithique, Academia.edu.
[11] Ibid. pp.32-33
[12] Ibid. p.55
[13] Ibid. p.52, citation de Paul Wexler (1996)
[14]Ibid.  p.53
[15] Encyclopédie Universalis – https://www.universalis.fr/encyclopedie/sefarade/
[16] Ibid.  p.73
[17] Ibid.  p.80
[18] Ibid.  p.81
[19] Ibid.  p.82
[20] Ibid.  p.86
[21] Roger Ikor, La Kahina, Encre, 1979, p.73
[22] Ibid. p.117.
[23] Ibid. p.121.
[24] Ibid. p.125.
[25] C. Sorand, La Guelâa aurassienne, Awal nº3, 1987, pp.139-146 et Inumiden: https://www.inumiden.com/la-guelaa-aurassienne/
[26] Ibid. p.146.
[27] Ibid. p.122 et p.36.
[28] Ibid. p.93.
[29] C.Sorand, Au Café Bleu de Takrouna, Academia.edu.
[30] Ibid. p.161.

Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.

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