Axxam awragh, film chaoui d’Amor Hakkar (2008)
Il est rare que je me laisse entraîner au cinéma au hasard. C’est pourtant arrivé avant-hier quand une journaliste marocaine, Yasmine Belmahi et sa mère nous ont proposé, mon épouse et moi, « d’aller voir un film algérien » au Centre Culturel français de Rabat. Je ne savais pas très bien, à vrai dire, à quoi m’attendre. Quelle ne fut ma surprise, au bout de quelques minutes de constater qu’il s’agissait d’un film où les rares dialogues étaient très majoritairement en berbère. Plus exactement dans le parler amazighe tašawit des Aurès (awras).
Le film dure à peine plus d’une heure et quart, mais je dois avouer que je ne me suis pas ennuyé une seule seconde. En un mot, il s’agit de Mouloud, fruste cultivateur de la région de Khenchela (joué par Amor Hakkar, à la fois premier rôle et metteur en scène), dans les piedmonts des Aurès, à qui l’on vient d’apprendre qu’il a perdu son fils, Belqacem. En effet, immut memmi (« mon fils est mort ») va devenir le leitmotiv du film. Phrase courte, dramatique, mais qui résume parfaitement la situation, alors que ce pauvre bougre, avec ses faibles moyens, va s’échiner pour ramener au bercail la dépouille de son fils.
Par-delà la simple dignité du père devant le malheur qui l’accable, on est frappé par la solidarité du groupe qui se manifeste devant la mort. Par la bonté gratuite dont font montre plusieurs protagonistes. Le policier qui prête un fanal lumineux pour éclairer le père dans sa chevauchée nocturne ; le chauffeur de taxi qui, par deux fois, va lui prêter main forte. L’employé de la morgue qui le suit en voiture pour lui remettre, sans autre forme de procès, l’autorisation de transport pour un cadavre sur la voie publique. La communauté locale, aussi, formant bloc autour de la famille lors des obsèques. Une fois le fils bien-aimé porté en terre, tout tourne autour du deuil de la mère, inconsolable car n’ayant pu prendre congé du défunt. Le brave père va jusqu’à consulter le pharmacien quant à un éventuel remède contre ce légitime chagrin (ḥizn) maternel. La mère ne se nourrit plus ; les filles essaient en vain de l’amener à faire honneur au plat (ečč a yemma !). On repeint même la demeure familiale en jaune (Axxam awragh ) , on procure à la maman un chien de compagnie. Mais celui-ci se sauve (irwel) ; puis revient. Rien n’y fait.
Par bonheur, le père trouve une cassette vidéo dans les affaires de son fils et remue ciel et terre pour trouver le moyen de la visionner. Dans la ville la plus proche, chez un restaurateur qu’il fournit en pommes de terre, se trouve la clef du problème : un téléviseur muni d’un lecteur de CD. La cassette s’avère avoir appartenu au fils et contient un message de lui, annonçant son prochain retour. Le téléviseur, monnayé contre 80 livraisons de patates, est ramené à la maison. Tout paraît accompli ; il suffira d’apporter au restaurateur des livraisons de légumes (ad as nawi baṭaṭa, dit Alya) Mais il reste un dernier écueil : en l’absence du courant électrique il convient à tout prix de faire faire un brašma sur le réseau local.
Face à l’inertie de l’administration locale le père éconduit revient en premier lieu bredouille. C’est sans compter avec la résolution de la mère, femme berbère exemplaire (interprétée par Tounès Ait-Ali), car « Ce que femme veut, Dieu le veut ! ». C’est elle qui va insister, non sans mal, pour être reçue chez le wali, afin d’obtenir gain de cause. Magnifique que cette scène enfin, où, ayant visionné la cassette, ayant aperçu le fils chéri, ayant pris connaissance du message d’adieu, le visage de la mère s’éclaire enfin d’un fugitif bonheur. Le fils ayant pris congé, par CD interposé, la mère apaisée consent à revenir en toute sérénité vers le monde des vivants. Reprendre pleinement sa place au sein de la famille. Famille où l’ainée de ses filles, Alya, beau brin de fillette de 12-13 ans (jouée par Aya Hamdi), qui nous gratifie d’une berceuse (‘Silence, ô mon fils’, susem ya memmi) et assume déjà pleinement son rôle de soutien actif au père. C’est un aspect de la vie de famille amazighe que j’avais déjà commenté dans un de mes articles (La mujer tamazight de Marruecos central), publié à Melilla en 1999, où j’avais mis en exergue cette capacité qu’ont les femmes, voire les filles berbères, d’assumer une responsabilité lourde face aux aléas du destin.
De suppléer aux absences, le cas échéant aux carences des hommes. Or, ici, c’est le défunt frère ainé qu’elle remplace au pied levé, toute fillette qu’elle est. Défunt frère que l’on aurait voulu mieux connaître, autrement qu’à travers une vidéo, car il nous devient sympathique par la franchise avec laquelle il annonce sa nostalgie du pays (tamurt), sa ferme intention de revenir sous peu. Mais cela ne pouvait être. Autrement il n’y aurait pas eu matière à filmer. Et c’eut été dommage, car c’est d’un véritable petit chef d’œuvre qu’il s’agit !
Un mot enfin, concernant l’amazighité du film, guère mise en exergue par d’autres comptes-rendus parus dans la presse, exception faite pour les sites web amazighes qui ont été intarissables d’éloges ; sans oublier que ce film a été primé à Agadir au festival du film amazighe d’octobre 2010. Pour un habitué des communautés amazighes de l’Atlas, qui comprend quelque peu la langue berbère, les sous-titres en langue française sont à peine nécessaires ; c’est un bonheur que d’entendre ainsi parler en amazighe les habitants d’une région où l’on m’avait laissé entendre que la tašawit avait pratiquement disparu face à l’arabe. Cela prouve aussi que lorsqu’on connaît un ou deux parlers, la Tamazight et la Tachelhit dans mon cas, il est relativement aisé d’appréhender une autre composante de la langue berbère. Ceci afin de confondre ceux qui prétendent que l’inter-compréhension entre parlers est non-existante, et qu’il s’agit simplement d’une poussière de patois épars !
Michael Peyron