Archéologie&Architecture

La Guelâa aurassienne

Lorsqu’on évoque les grands monuments berbères d’Algérie, on pense tout d’abord à Imedracen, près de Hbathent (Batna), au Mausolée royal de Maurétanie, près de Tipasa, ou bien aux Djedars dans la région de Frenda. On pense également aux Kasbahs (tighremt) de la Saoura, jumelles de leurs voisines du Sud marocain.

Mais on parle rarement de ces admirables monuments que sont les hiqliɛine “guelâas” de l’Aurès.

La haqliɛth “guelâa” est un grenier fortifié, une sorte de grande bâtisse communale qui a longtemps été l’un des piliers de la société chaouie. C’était en effet la pièce maîtresse du village aurassien de par son rôle à la fois social et défensif. C’est un monument architectural qui témoigne de la permanence de l’identité berbère dans le symbolisme de la pierre.

Le massif de l’Aurès apparaît comme une sorte d’îlot, enserré à l’intérieur des terres. Ce caractère “insulaire” lui a permis de rester à l’écart des grands courants et donc de préserver, plus intactes qu’ailleurs, ses coutumes ancestrales et son originalité.

haqliɛth de Kebach - Aurès
haqliɛth de Kebach – Aurès

Extérieurement, la haqliɛth ne se distingue guère des demeures chaouies. Elle est seulement plus grande, souvent aussi plus haute, et située de préférence sur une éminence. Mais ce sont les même matériaux que l’on utilise pour sa construction : pierres et bois de cèdre, deux éléments, dont nous évoquerons l’importance symbolique.

Dans le Roman de la Kahéna (Boisnard,1925) voici comment Magali Boisnard décrit l’arrivée à une haqliɛth :

“On accédait à l’entrée, large et basse entre d’épais montants de cèdre, par trois degrés de pierres brutes. L’angle de la terrasse plongeait à pic sur un torrent.”

Lorsqu’on connaît les fondements traditionnels de la société berbère, on se doit d’évoquer avant tout la fonction sociale de la haqliɛth . Dans une région déshéritée, aux hivers parfois rigoureux, la haqliɛth est conçue comme un entrepôt. C’est le grenier collectif où chaque famille dispose d’une pièce, où sont stockées les provisions. Ceci permet de soustraire aux femmes, réputées dépensières, un trop plein de nourriture qu’elles seraient enclines à utiliser s’il était à portée. La frugalité leur est en effet imposée par le milieu naturel. C’est pourquoi on viendra chercher les provisions au fur et à mesure des besoins. Dans ce milieu pastoral, la haqliɛth apparaît comme la seule richesse du groupe. C’est là qu’ont lieu, bien souvent, les réunions à caractère social. “Le grenier public compte quarante cellules qui sont autant de celliers, de fenils, et d’alvéoles aux destinations variables. C’est une ruche et c’est une fourmilière. L’esprit d’inquiétude, de rapacité et de prévoyance a présidé à la construction et à l’organisation de ce réservoir pour l’alimentation d’un village et de cette forteresse pour sa défense.

(…) La Kahéna siège dans la salle centrale désencombrée des grains et des fruits. Elle est pleine de visiteurs, de notables ou d’émissaires…” (Le Roman de la Kahéna.)

Le mur d’enceinte de la bâtisse est aveugle ou tout au moins percé de minuscules ouvertures triangulaires peu visibles à distance. Le toit est plat comme dans tous les villages chaouis. La structure interne est constituée soit par une cour à ciel ouvert, soit par un entrelacs de passages étroits sur lesquels s’ouvrent de petites pièces auxquelles on accède par des sortes d’échelles en bois amovibles. Les ouvertures sont basses et fermées par une lourde porte en cèdre. Quelques fenestrons triangulaires laissent pénétrer un peu de lumière.

La haqliɛth a donc l’aspect d’une forteresse. Et c’était en effet son rôle. En cas d’attaque, elle servait d’ultime retranchement aux villageois, qui grâce aux provisions qu’elle contenait en permanence, pouvaient éventuellement soutenir un siège de longue durée. La haqliɛth contenait également un puits, ou tout au moins une réserve d’eau. Elle ressemblerait en certains de ses aspects aux châteaux forts du Moyen Age, mais sa fonction est plus démocratique. Bien communal, et non pas domanial, elle souligne une nouvelle fois la tradition démocratique des sociétés berbères. Il serait intéressant d’établir un parallèle entre la cité grecque et la cité berbère. La haqliɛth serait un peu à l’Aurès ce que l’acropole est à la Grèce. N’est-il pas vrai d’ailleurs que la déesse Athéna soit née sur les bords du lac des Tritons, l’actuel Chott-el-Djérid ?

Le village aurassien est bâti sur le même modèle que le village berbère de l’Atlas marocain ou du Sud tunisien. On retrouve à chaque fois ces cubes de pierres à toits plats assemblés comme dans un jeu de construction. Les murs sont faits des pierres des montagnes, enchâssées les unes sur les autres, ainsi qu’on le voit dans ces pendants de la haqliɛth aurassienne que sont dans le Sud marocain l”‘agadir”, et dans le Sud tunisien la “hghurfet”. En tant que monument communal, la haqliɛth cristallise dans son architecture toutes les aspirations profondes de ceux qui l’érigent.

L’architecte algérien, Abderrahmane Bouchama (1966) atteste que “c’est avec la pierre, dans leurs constructions et par leur architecture que les peuples transcrivent le mieux les pages de leur histoire”.

Dans les traditions berbères, le mort est enseveli sous la pierre et non pas mis en terre comme l’exige maintenant le rite islamique. On retrouvera ce symbolisme fondamental de la pierre dans les dolmens de Roknia, les Djeddars, ou les mausolées de Tipasa, de Imedracen, ou du Khroub. La haqliɛth, en tant qu’entrepôt des graines et des fruits, dons de l’au-delà au monde des vivants pour sa survie et sa régénération, apparaît comme un lieu sacré. Si elle n’est pas de prime abord un sanctuaire, elle en revêt tout au moins les fonctions, de par son importance vitale pour la subsistance et la protection. Elle participe donc du symbolisme de la montagne: par sa forme, c’est une sorte d’autel tabulaire en pierre, qui en fonction de ses dimensions et de sa position se trouve à la jonction des deux mondes, comme dans l’acropole (“la ville haute”) grecque.

Houkhribth - Ibaniane - Aurès
Houkhribth – Ibaniane – Aurès

Lorsqu’on pénètre dans les alvéoles qui servent à entreposer les provisions familiales saisonnières, on est frappé par l’obscurité ambiante. Cela permet de conserver au frais le contenu comme dans une grotte (ifri) qui a peut être donné le nom même de l’Afrique (en arabe Ifrikya). Pour les Carthaginois, les Libyens étaient “le peuple des cavernes”. Gabriel Camps (1980) note d’ailleurs que “le culte de la montagne, ou sur la montagne, doit être rapproché de la vénération constante pour les grottes que les Berbères ont manifesté à toutes les époques”.

Toutefois la lumière extérieure filtre par deux sortes d’ouvertures. Les fenestrons, qui servent de passage entre le monde noir souterrain, celui des morts, et le monde visible extérieur, celui des vivants, sont enserrés tantôt dans une frise, tantôt dans une rosace. Cette opposition de l’ombre et de la lumière se retrouve dans le dicton kabyle qui dit que “l’homme c’est la lumière, la femme c’est les ténèbres” (argaz t-tafat, tamettut d sallas).

Fig. 1
Fig. 1

Le motif central demeure le triangle équilatéral (fig.l) Le triangle participe du symbolisme du chiffre trois ; chiffre sacré, source de mystère, car premier nombre impair après l’unité. La pointe en haut, il symbolise aussi le phallus; et la pointe en bas la matrice. La forme s’apparente d’ailleurs à celle de la fibule, cet autre attribut de la Berbérie.

Le plus souvent, les ouvertures triangulaires des hiqliɛine sont juxtaposées et dirigées en sens inverse l’une de l’autre. Elles peuvent former des frises de trois, ou de plusieurs éléments et se rapprochent alors d’une autre figure antique : celle du serpent, symbole de fertilité, qui permettra donc au groupe de survivre en puisant dans ses réserves, et de trouver asile en son sein, si besoin est.

Fig. 2
Fig. 2

On trouve également un groupement en rosace (figure 2) dont le symbolisme ne nous apparaît pas.

Outre sa forme triangulaire de base (3 + 3 + 3 en deux fois), il apparaît aussi comme un hexagramme. Or ce signe semble être un symbole clé de la Berbérie. Dans l’écriture tifinagh il représente le Z, au cœur de la racine MZG (Imazighen), nom véritable du peuple berbère. Il rappelle l’homme et les danses masculines, où le danseur, bras levés au dessus de la tête, paraît invoquer le ciel de ses mains, tout en frappant du pied la terre nourricière, au son magique de la musique. Or ce signe -l’étoile berbère- est une constante dans cet art : que ce soit dans la poterie, le tissage, l’orfèvrerie, la marqueterie, ou comme ici l’architecture. Bon nombre de constructions aurassiennes plus récentes portent l’empreinte d’ouvertures à rosace identiques. On peut y voir aussi une autre interprétation : celle d’une roue solaire à six branches (2 x3 : dualité + trilogie). On connaît l’importance de cet astre dans la cosmogonie berbère. L’effigie du lion, par sa crinière flamboyante, participe à ce symbolisme astral, comme dans ces grandes boucles d’oreilles en argent des paysannes aurassiennes (fig. 3).

Fig. 3 Himcherrefth (Pays chaoui - Aurès)

Sur certains de ces bijoux, on trouve effectivement l’image du lion placé à l’intérieur du disque solaire dont la crinière – ou le feu des rayons – est rappelé par une ligne brisée triangulaire. L’argent, symbole lunaire (la lune est du masculin en berbère), métal favori des orfèvres chaouis (tous des hommes), s’allie à la représentation solaire (le soleil est du féminin), destinée, elle, à la parure des femmes.

On remarquera une nouvelle fois cette dualité omniprésente : mâle- féminin, eau-feu, ombre-lumière, ciel-terre, or-argent, labour-tissage, pierre- bois.

Nous avons déjà invoqué ce couple complémentaire dans son principe mâle (la pierre). Il nous reste maintenant à aborder son deuxième aspect, celui de son principe femelle (le bois) qui entre également pour une bonne part dans la construction de la haqliɛth.

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Le massif de l’Aurès semble bien tirer son nom du mot arzun (cèdre). Ainsi l’Aurès serait “la montagne aux cèdres”. Dans son roman, Magali Boisnard décrit en ces termes, l’arrivée du conquérant Hassan ben Naman au pied de l’Aurès :

“Il sentit venir à lui, dans les vents du sud et de l’ouest, l’odeur fameuse des cèdres de l’Aourès…”

Du Maroc à l’Algérie, le cèdre de l’Atlas (Cedrus atlantica) constitue l’essence principale des forêts de la chaîne atlassienne. Parmi les trois espèces connues (les deux autres étant le Cedrus libani et le Cedrus deodora), il s’agit donc là d’un arbre purement maghrébin. Son bois rougeâtre, relativement tendre et légèrement odoriférant, est réputé incorruptible. Il a également la propriété de se durcir à l’eau. Autrefois les idoles étaient taillées dans ce bois, symbole de majesté et de force. Ainsi en était-il du dieu Gurzil, mieux connu sous le nom de Guerza en Aurès. Il représentait l’effigie d’un taureau, autre symbole, méditerranéen dans sa permanence. Plusieurs villages de la vallée de Ighzer n’ah Abdi conservent ce nom, comme d’ailleurs celui du barrage de Imi n garza (Foum-el-Guerza), entre Himsunine (M’Chounech) et Drôh, au sortir des gorges de Ighzer Amellal (l’oued el-Abiod).

Dans les constructions aurassiennes traditionnelles, le cèdre, comme la pierre, sont toujours couramment utilisés. Souvent poutres et échelles sont coupées dans des troncs de genévriers, mais les portes, les montants, la maîtresse poutre et le pilier central de certaines pièces sont indubitablement en bois de cèdre. Jean Servier signale à propos du pilier central qu’il “représente le principe femelle et symbolise, dans les souhaits du mariage, la jeune maîtresse de maison”. Que le cèdre fasse figure d’un usage privilégié pour certaines pièces maîtresses ne nous apparaît pas comme un pur hasard.

Le symbolisme binaire de la haqliɛth aurassienne semble donc corroborer ce qu’Abderrahmane Bouchama dévoile lorsqu’il affirme que l’on peut dire sans crainte que chaque peuple grave le plus clair de lui-même par la pierre et dans la pierre”. Selon Jean Servier, “l’arbre et le rocher sont des substituts du corps humain et peuvent fixer les âmes errantes, ils constituent comme le tombeau un lieu où on pourra les évoquer”.

Malheureusement ces admirables bâtisses ont tendance à disparaître. Signe des temps qui changent, elles sont délaissées, ignorées et disparaîtront bientôt à tout jamais si rien n’est entrepris pour leur sauvetage.

A Rhoufi, par exemple, la haqliɛth du village (haqliɛth n’ah mimoune) est maintenant située en contrebas de l’agglomération actuelle. Elle se trouve juste en dessous du premier balcon où les visiteurs viennent garer leur véhicule pour admirer le paysage des gorges, les célèbres Balcons de Rhoufi. De ce fait personne ne remarque ce bâtiment, que rien ne singularise, extérieurement du moins.

Mais qu’il suffise aux curieux d’emprunter sur quelques mètres le chemin muletier, de descendre quelques marches et de s’aventurer par la porte d’accès à l’intérieur de l’édifice, pour être saisi par la grandeur et la majesté du lieu.

Là, les murailles de pierres sèches s’élèvent sur deux ou trois étages, dans un dédale de passages étroits dans lesquels subsistent encore des échelles conduisant aux petites pièces barrées de portes de cèdre. Une véritable forêt de pieux couvre les murs, à l’emplacement des rampes d’accès disparues. Et puis surtout, on est saisi par le grand nombre de ces ouvertures triangulaires en forme de rosace qui apparaissent selon l’exposition comme autant de roues solaires dont nous avons évoqué la fonction symbolique. Véritable cathédrale d’ombre et de lumière, elle est devenue un gigantesque tombeau qui pourrait bien rapidement se transformer en tas de pierres voué à l’oubli, au nom d’un modernisme sacrilège. Q y a une vingtaine d’années, la haqliɛth de Ibaniane (Houkhribth) était encore debout, comme en attestent les photos de l’époque (photos ci-haut).

Mathéa Gaudry (1929) avait noté que “la gelaâ est, quelquefois, isolée au flanc ou au sommet d’un roc, telle celle de Baniane”, un formidable monument dont les murs soutenus par des balcons de bois prolongent l’à-pic d’une muraille rocheuse qui surplombe le lit de Ighzer Amellal.

Hélas, cet édifice, hanté par le souvenir de Dihya (La Kahéna) a totalement disparu. Certes, le site existe toujours, mais ce n’est plus qu’un champ de pierres. Il sert même de carrière ! Le plan est pourtant encore intact. Il reste quelques pans de mur, encore ajourés d’ouvertures triangulaires disposées en frise. Les visiteurs qui se rendent au petit hôtel situé face au site, sur l’autre rive, ignorent les ruines.

La haqliɛth ne représente que l’un des monuments berbères en péril de l’Aurès. Il faudrait également étudier le site’ grandiose des troglodytes de Kahéna, au cœur de l’Aurès, au sud des villages chaouia de Tadjemout et Tadjmint (Djemina). La route qui y mène est longue et difficile. De ce fait, peu de gens s’aventurent aussi loin. Pourtant le long d’une gigantesque muraille de pierre, s’étale toute une série de constructions troglodytiques qu’il serait intéressant de visiter plus en détail. Il existe d’ailleurs dans cette région reculée des sites abandonnés qu’il faudrait explorer.

Le village chaoui traditionnel devrait lui aussi faire l’objet d’une protection. Certains villages conservent leur aspect monumental au milieu des cultures en terrasses comme c’est le cas de Tfilzi (Menâa) ou d’Aïn Zaatout dans la vallée des Ah Abdi. D’autres se dépeuplent comme le vieux Ibaniane ou le vieux Himsounine. Certains sont carrément abandonnés, comme c’est le cas des villages du canon de Rhoufi.

L’Aurès, monde oublié, île montagneuse à l’intérieur des terres, est l’un des derniers bastions d’une Berbérie qui est sans nul doute le dernier reflet des civilisations de l’antiquité. C’est ici que se trouvent les racines profondes du monde maghrébin.

Christian Sorand

Références bibliographiques :

Boisnard, M.,1925. Le roman de la Kahéna, Paris, L’édition d’art.
Bouchama, A.,1966. L’arceau qui chante. Alger, S.N.E.D.
Camps, G., 1980. • Berbères aux marges de l’histoire. Toulouse, Ed. des Hespérides.
Gaudry, M., 1929. La femme chaouia de l’Aurès. Paris, Geuthner.
Moreau, J.B., 1976. Les grands symboles méditerranéens dans la poterie algérienne. Alger, S.N.E.D.
Servier, J.,1985. Tradition et civilisation berbères. Monaco, Ed. du Rocher.

Cette étude est parue initialement dans la revue AWAL n° 3 | 1987.
En raison de son caractère inédit, cet article a été reproduit par Bassem Abdi, exclusivement pour le site inumiden.com.

Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.

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