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L’« album de dessins indigènes » Thérèse Rivière chez les Ath Abderrahman à Kebèche – Aurès

Durant les années 1920 et 1930, une génération entière d’ethnologues, dont les travaux ont marqué l’histoire de l’anthropologie, fut formée par Marcel Mauss à ce que celui-ci appelait l’ethnographie descriptive, qu’il fondait sur l’observation concrète des faits sociaux. Il compta au nombre de ceux qui suivirent son enseignement un frère et une sœur : Georges-Henri et Thérèse Rivière. On connaît l’œuvre du premier, sous-directeur dès 1928 du musée d’Ethnographie du Trocadéro et fondateur en 1935 du Musée français qui deviendra l’actuel musée national des Arts et Traditions populaires. On ne savait rien, ou presque, des travaux de sa cadette. Seules quelques-unes de ses photographies, au nombre de cent vingt-trois, avaient été publiées en 1988 dans un essai biographique très documenté, incisif et engagé de Fanny Colonna, Aurès-Algérie, 1935-1936. Photographies de Thérèse Rivière. Elle a passé tant d’heures…, où l’auteur faisait ressortir les compétences à la fois photographiques et ethnographiques de Thérèse Rivière. Il fallut attendre octobre 2005 et la disparition d’un de ses collaborateurs et amis, Jacques Faublée, pour que soit révélée l’existence de ses trois mille cinq cents photographies, de ses carnets de terrain (une vingtaine) et du recueil de dessins exécutés par les Ath Abderrahman (1). La consultation de cet ensemble, rendue désormais possible par son archivage au musée, permet de confirmer l’analyse de Fanny Colonna. Thérèse Rivière fut une véritable ethnographe. En témoigne cet « album de dessins indigènes », ainsi le nomma-t-elle, qu’elle collecta et rassembla en 1935-1936 au cours de sa mission dans l’Aurès et qui composent une série exceptionnelle par sa qualité et sa cohérence, dont je ne connais d’équivalent dans aucune autre collection muséographique (2).

Fig. 1 Mariage. Abdallah Guesbaya Tarzi, fraction des Ouled Si Mahmmed, 15 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Le dessin figure un mariage célébré à Rhanine, l’oasis où les Ath Abderrahman possèdent leurs jardins et où ils procèdent en hiver à la récolte des dattes, ce qui explique la présence des palmiers. Le motif en nid d’abeilles figure le village. Au centre, la maison où se tiennent les mariés dessinés de chaque côté du hiji. Au milieu, les danseuses (voir fig. 6).
Fig. 1 Mariage. Abdallah Guesbaya Tarzi, fraction des Ouled Si Mahmmed, 15 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Le dessin figure un mariage célébré à Rhanine, l’oasis où les Ath Abderrahman possèdent leurs jardins et où ils procèdent en hiver à la récolte des dattes, ce qui explique la présence des palmiers. Le motif en nid d’abeilles figure le village. Au centre, la maison où se tiennent les mariés dessinés de chaque côté du hiji. Au milieu, les danseuses (voir fig. 6).

Chamelles et vaches allaitantes, cavaliers brandissant leurs fusils, mariage, mort sur un brancard porté au cimetière, taleb, maître d’école, battant un élève… : l’« album » égrène au fil de ses pages des fragments de vie villageoise que le regard des dessinateurs a graphiquement captés, leur restituant, en quelques traits de plume, leur scénographie et leur mouvement propres. Ces dessins étonnent. Leurs auteurs, âgés de onze à soixante-sept ans, garçonnets, adolescents et hommes adultes, partagent en effet des codes singuliers qui ne doivent rien aux modèles enseignés par l’école française, qu’ils n’ont pas fréquentée, ni de près, ni de loin. Alors même qu’ils les exécutent, ils n’en connaissent pas encore l’existence. Leur formation aux arts graphiques leur vient de l’école coranique, où ils sont entrés vers l’âge de sept ans pour en sortir quelques années plus tard. Certains ont poursuivi leur instruction et enseignent aux plus jeunes les rudiments de la lecture et de l’écriture en caractères arabes. Pour qui est familier avec les images produites dans l’Afrique saharienne et soudanaise, celles-ci ne sont pas tout à fait inconnues. Les figurations de dromadaires, vaches, chèvres et mules des Ath Abderrahman partagent avec celles des Touareg algériens, nigériens ou maliens une caractéristique graphique comparable : le recours à un tracé linéaire qui, pareil à un fil de fer, permet de rendre compte de la silhouette de l’animal, planté sur ses quatre pattes et vu de profil, en jouant de ses spécificités morphologiques. Une courbe placée sur la ligne du dos suffit à montrer la bosse du dromadaire. Placée en dessous, elle signale la panse arrondie de la vache. De même, les dessins anatomiques exécutés par l’un des principaux informateurs de Thérèse Rivière, Belkacem Ferradji, évoquent ceux que l’on trouve imprimés dans les formulaires de recettes thérapeutiques et magiques que les colporteurs vendent encore aujourd’hui sur les marchés ; ces dessins sont ensuite recopiés par les guérisseurs villageois et réinterprétés en fonction de leurs besoins et de leur expérience. Notons cependant que les Ath Abderrahman n’ont pas développé un art graphique comparable à celui des Kabyles, Berbères comme eux. Pas de peintures murales, de céramique rehaussée de tracés colorés à la profusion égale à celle observée chez ces derniers ni de jarres-greniers à l’ornementation champlevée. Seules les portes de grenier en bois comportent des motifs géométriques, sculptés en bas-relief, similaires à ceux que dessinent les tisserandes. À l’œil exercé, les motifs des nattes en alfa révèlent parfois des silhouettes d’animaux semblables à celles que montrent les dessins. Au regard de cette grande austérité visuelle, ces dessins n’en apparaissent que plus remarquables.

Thérèse Rivière a recueilli deux cent trente-cinq dessins auprès d’une trentaine de personnes (3). Elle a suivi leurs plus jeunes auteurs dans la cour de l’école coranique et observé leurs jeux qu’elle a décrits précisément dans ses carnets. Ils lui ont donné quelques-uns de leurs petits modelages de dromadaires et de chevaux, des miniatures d’attelages et d’araires en bois, des moulins à vent, des pierres graffitées. Les adultes sont ses hôtes et ses informateurs. Elle a collé chaque dessin au centre d’une feuille de classeur semblable à toutes celles qui composent ses carnets de terrain. En marge figurent toujours le nom et l’âge du dessinateur, la date et le lieu où le dessin fut exécuté, autant de données auxquelles elle joint souvent quelques précisions sur le thème et sa transcription en berbère. La méticulosité de la présentation rehausse la beauté des dessins, de leur tracé et de leur composition : elle fait d’eux, plus que des « dessins indigènes », des œuvres véritables qu’elle souhaitait faire connaître et publier à son retour en France. Le soin avec lequel elle les a mis en pages et inventoriés est la marque tangible de la valeur qu’elle leur accordait.

Fig. 2 Planche-jouet. Bois et encre fabriquée avec de la laine brûlée. 21 × 9cm. Mission Thérèse Rivière, musée du quai Branly (71.1936.2.265). Le dessin représente une mosquée vue en plan. Les carrés sont les salles, les diagonales, les arêtes des voûtes, les quadrillages, deux classes coraniques. Dans l’un des carrés est figurée schématiquement la tombe du saint. En bas, sous la forme de triangles imbriqués, le minaret. À côté, un cavalier, un serpent, un fouet et un mulet. Dessin fait par Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans.
Fig. 2 Planche-jouet. Bois et encre fabriquée avec de la laine brûlée. 21 × 9cm. Mission Thérèse Rivière, musée du quai Branly (71.1936.2.265). Le dessin représente une mosquée vue en plan. Les carrés sont les salles, les diagonales, les arêtes des voûtes, les quadrillages, deux classes coraniques. Dans l’un des carrés est figurée schématiquement la tombe du saint. En bas, sous la forme de triangles imbriqués, le minaret. À côté, un cavalier, un serpent, un fouet et un mulet. Dessin fait par Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans.

Les fruits d’une rencontre

Enfants et adultes ont travaillé pour Thérèse Rivière et à sa demande. Les garçons suivant l’enseignement de l’école coranique, issus de lignages religieux, s’accoutument très tôt au format rectangulaire de la planchette de bois qui leur sert de support d’écriture (4). Ils y tracent également des motifs conventionnels géométriques. Sur des planches-jouets, ils s’exercent au dessin figuratif (fig. 2). L’habitude d’utiliser des bâtonnets trempés d’encre pour écrire sur leur planche fait qu’ils ne semblent pas désemparés face à la plume que leur donne Thérèse Rivière. Il y en a de plus doués que d’autres. Tous, compte tenu de leur âge, entre onze et quinze ans pour l’un d’entre eux, ont déjà acquis une dextérité évidente dans le maniement des ustensiles d’écriture, égale à celle des plus grands. Ils sont au seuil de l’adolescence ou déjà adolescents.

Certains de leurs dessins témoignent d’une grande liberté d’expression. Les feuilles de papier et les plumes distribuées par Thérèse Rivière leur ont offert la possibilité de donner libre cours à une espièglerie que l’on imagine mal exposée sur le même support que celui destiné à recevoir les versets coraniques, et où l’on peut voir aussi leur désir de mettre à l’épreuve une jeune femme seule, et étrangère : ils ont ainsi figuré des hommes et des femmes nus, souvent en position accouplée, détaillé leurs parties sexuelles, représenté avec malice des frises d’ânes chevauchant leurs femelles et des hommes urinant… À côté de ces dessins-là, les autres transcrivent des scènes de la vie quotidienne et cérémonielle. Ils ont été exécutés en décembre 1935, et surtout, en ce qui concerne les enfants, entre le 6 et le 12 avril 1936, soit sept journées au cours desquelles Thérèse Rivière a recueilli cinquante-sept dessins. Une telle production, réalisée par seulement quatre enfants, laisse imaginer des séances au coude à coude. La similitude des thèmes, des tracés, des compositions et des manières de représenter les personnages ne doit cependant pas être attribuée à un copiage généralisé mais plutôt au recours à un même langage graphique acquis au cours des années précédentes auprès de leurs aînés et du taleb, le maître d’école.

Fig. 3 Garçonnets festoyant lors d’une cérémonie religieuse à la mosquée de Sidi Mohammed ben Abdallah. Photographie prise par Thérèse Rivière le 6 février 1936 à Kébech. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.
Fig. 3 Garçonnets festoyant lors d’une cérémonie religieuse à la mosquée de Sidi Mohammed ben Abdallah. Photographie prise par Thérèse Rivière le 6 février 1936 à Kébech. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.

Parmi les adultes sollicités par Thérèse Rivière, l’un est maître d’école, l’autre, « médecin » – il arrache les dents, fait les saignées – et barbier, d’autres, « magiciens » ou « guérisseurs », ces deux dernières fonctions étant parfaitement compatibles avec les premières. La familiarité des uns et des autres avec l’écriture leur confère une science des formules prophylactiques et magiques et de la fabrication des amulettes (5). Tous maîtrisent divers supports d’inscription. Ils connaissent la feuille de papier et semblent dessiner volontiers eux aussi des scènes figuratives : en témoigne ce portrait de Thérèse Rivière allongée sur son lit de camp fait par le même Belkacem Ferradji. La préférence des plus âgés va cependant à l’exécution de décors géométriques à damiers ou en rosace appartenant au corpus graphique religieux.

Lorsque Thérèse Rivière fait dessiner ces images, voilà près de quinze mois qu’elle est là. Au fil des jours et d’une existence partagée, une relation de confiance réciproque s’est progressivement édifiée que traduisent la quantité et la qualité des dessins : enfants et adultes ne ménagent pas leur peine et s’appliquent à lui offrir le meilleur d’eux-mêmes quelle que soit leur habileté. Belkacem Ferradji lui témoigne son affection en composant pour elle une scène de fête d’adieu en son honneur où il montre tout ce qui sied à une telle cérémonie : les danseuses, les musiciens, les hommes brandissant leurs fusils dont les salves doivent honorer celle qui s’apprête à partir, l’aire réservée au repas, le village au complet entourant Thérèse Rivière elle-même. Les dessins révèlent ainsi pour les uns et les autres ce qu’ils souhaitent lui dire par ce moyen. Les adultes affirment leur position sociale, leur conviction religieuse et même, comme dans le cas précédent, des sentiments que la pudeur ne leur permet sans doute pas d’exprimer ouvertement. Les enfants s’emploient de leur côté à traduire en images non seulement ce qu’ils savent de leur propre univers, en une représentation objective des grands et des petits moments de la vie courante – en somme, ce que tout le monde, l’étrangère comprise, peut observer et décrire, comme les labours, le battage du blé, les poules picorant ou les fêtes de mariage – mais aussi, à leur tour, ce qui ne se dit pas, si ce n’est entre eux, mais les amuse, les émeut et les intrigue : les relations sexuelles entre les hommes et les femmes, alors que, depuis l’âge de cinq ans environ, les garçons mènent une existence séparée des filles, réglée par des comportements d’évitement et de réserve (fig. 3). La compréhension des dessins enfantins exige de prendre en compte également ceux des adultes, le fil qui les lie ayant été tressé au cours des mêmes apprentissages face à la même planche de bois de l’école.

Thérèse Rivière, de son côté, ne procède pas à un simple collectage destiné à compléter un catalogue de la culture matérielle aurésienne. Les dessins participent entièrement du projet ethnographique qui est le sien et qu’elle s’emploie à mener avec une constance et une précision d’horloge. Qu’elle décrive une cérémonie de circoncision, les techniques de tissage, l’architecture, la répartition des eaux d’irrigation dans la palmeraie et les jardins ou les méthodes culturales, ils contribuent à sa description, venant compléter ses observations et surtout enrichir son propre travail visuel : Thérèse Rivière, en effet, ne couvre pas seulement de notes ses cahiers de terrain, elle photographie et dessine aussi tout ce qu’elle voit. Dire par le dessin est une posture qu’elle partage alors avec ses hôtes. Ses propres dessins sont très habiles. Celle qui recueille les œuvres graphiques des villageois et de leurs enfants et les colle soigneusement sur des feuilles de classeur est en effet autant ethnographe que dessinatrice et photographe. Elle connaît, pour le pratiquer quotidiennement au cours de son séjour, l’effort que représente la transcription par un simple trait de la réalité polymorphe du monde. Ses interlocuteurs recourent à des modes graphiques éprouvés par des générations avant eux ; elle en fait autant avec les siens. Elle maîtrise parfaitement le croquis géométrique et schématique, les plans, la description graphique minutieuse des objets et des techniques. Ils font ce qu’elle réalise à l’aide de la photographie et non de la plume et du crayon : représenter les faits et gestes des hommes et de leurs animaux.

Un premier terrain

Thérèse Rivière arrive en décembre 1934 dans l’Aurès pour une mission de deux années en compagnie de Germaine Tillion, sa coéquipière. Les deux jeunes femmes choisissent de s’installer sur le versant sud du massif de l’Ahmar Khaddou chez les Beni Melkem puis les Ath Abderrahman. Dans un premier temps, elles demeurent ensemble, avant de mener leurs enquêtes chacune de son côté dans la même région. Les photographies prises par l’une et l’autre témoignent cependant de retrouvailles fréquentes durant l’année 1935, à l’occasion des mariages, pour les circoncisions et pour la célébration de fêtes annuelles. Cette mission achevée, Thérèse Rivière et Germaine Tillion retourneront encore dans l’Aurès, mais séparément. Le dernier séjour attesté de Thérèse Rivière est daté de 1940 (6).

Bien que la mission soit financée par l’International Society of African Languages and Cultures, dont le siège est à Londres, l’essentiel du matériel ethnographique collecté est destiné au musée d’Ethnographie du Trocadéro, le futur musée de l’Homme, où Thérèse Rivière est responsable du département « Afrique blanche et Levant ». Afin de servir les fonctions du musée d’Ethnographie comme du Muséum d’histoire naturelle (auquel le musée est rattaché), Paul Rivet, directeur, ainsi que Georges-Henri Rivière, sous-directeur du musée, ont chargé Thérèse Rivière et Germaine Tillion d’un lourd programme qu’elles réussiront, en partie, à remplir : mener non seulement une enquête ethnographique sur l’organisation sociale, les croyances, l’architecture et les techniques des Aurésiens, mais aussi des études d’anthropologie physique, des fouilles archéologiques, réunir plantes et insectes et procéder à la collecte d’un ensemble représentatif d’artefacts, accompagnés chacun d’une fiche descriptive détaillée. C’est à Thérèse Rivière que le musée de l’Homme et le Muséum doivent l’essentiel de leurs collections concernant l’Aurès : en plus de ses photographies, du recueil de dessins et de ses carnets de terrain, celle-ci rapporta huit cent cinquante-sept objets, des films, des enregistrements sur rouleaux de cire, un herbier et du matériel de fouilles néolithique (7). Si l’on considère les conditions de travail de Thérèse Rivière dans l’Aurès, étant donné l’isolement géographique de la région où elle s’était établie, l’une des moins accessibles de l’Ahmar Khaddou et, comme elle le précise elle-même dans l’un de ses comptes rendus de travail, ne comportant ni route ni piste, ne recevant que très rarement la visite du médecin et à plus de onze heures de cheval d’Arris, la tâche accomplie est colossale.

Les objectifs que s’étaient fixés les deux jeunes femmes ne furent pas tous atteints. La guerre, la déportation et la perte subséquente, bien que partielle, de ses documents de terrain constituent une partie des raisons pour lesquelles Germaine Tillion n’écrivit pas la thèse sur l’organisation sociale des Berbères de l’Aurès qu’elle projetait de soutenir à l’École pratique des hautes études (8). D’autres causes doivent être retenues dans le cas de Thérèse Rivière, elle aussi engagée dans un projet semblable mais dédié à l’étude des rites agraires et des techniques culturales : de graves troubles psychiques l’empêchèrent définitivement de travailler. Elle ne publia de son vivant que cinq articles, dont trois écrits en collaboration avec Jacques Faublée, responsable de la section « Madagascar » du musée d’Ethnographie du Trocadéro, qui la rejoignit à plusieurs reprises dans l’Aurès afin de la seconder dans la fouille de sites préhistoriques. Aucun de ces textes ne concerne les dessins.

Née en 1901, Thérèse Rivière serait décédée en 1970 entre les murs d’un hôpital psychiatrique. Toute trace publique d’activité au musée disparaît à partir de 1945 (9), et, par la suite, toute trace de son existence. Ne reste, pour attester la réalité de ses intentions et de son engagement dans la recherche, que l’immense quantité de matériaux recueillis par elle au cours de la mission, accompagnés de dessins, de notes et de commentaires suffisamment abondants et minutieux pour que l’on y discerne, comme imprimée en filigrane, la nature de son ethnographie : attentive, précise et rigoureuse, mais habitée par un désir sans doute peu « raisonnable » de tout embrasser et saisir par un labeur acharné de prise de notes, par le truchement de l’écriture, du dessin et de la photographie.

Lorsque, avec Germaine Tillion, elle plante sa tente sur les terres dénudées des Ath Abderrahman, Thérèse Rivière, parisienne et citadine, ignorante de la rudesse de la vie aurésienne, reçoit de plein fouet le choc d’une rencontre avec une culture vivante qu’elle ne connaît que de très loin par les quelques objets en provenance du Maghreb qu’elle a inventoriés et classés au musée. Elle ne sait pas ce qui l’attend. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon du métier, un « premier terrain », expression technique empreinte d’une neutralité de façade, dissimulant dans son cas une expérience bouleversante dont l’intensité n’aurait pas été sans effet sur l’aggravation des troubles dont elle fut ensuite victime. Jacques Faublée, qui fut très proche d’elle, évoque un retour difficile à Paris, un « déchirement », dans lequel la guerre, qui n’est pas encore déclarée, ne joue aucun rôle. On perçoit, à travers son témoignage, que Thérèse Rivière s’estdonnée à son terrain comme elle s’était donnée au musée, avant son départ, non seulement par la quantité de travail abattu mais aussi par son engagement auprès des Ath Abderrahman, qu’elle soigne, défend auprès des autorités administratives coloniales, payant frais de procès et amendes, devenant même pour les villageois une médiatrice recherchée dans le règlement des affaires familiales (10). En quittant l’Ahmar Khaddou, elle laisse donc derrière elle la liberté d’action et de décision que lui conférait l’éloignement géographique de l’Aurès, loin de ses pairs et de ses tutelles, institutionnelle, masculine et fraternelle, et se retrouve dans l’espace confiné d’un musée mis en caisses alors que se construit le palais de Chaillot où est destiné à prendre place, en 1937, le musée de l’Homme. Ce que l’on pressent aussi, c’est que l’adhésion de la jeune ethnographe à son terrain fut telle qu’elle produisit en retour une « altération » dont l’acuité se serait révélée progressivement après son retour à Paris. J’emprunte l’expression à Daniel Fabre commentant la pensée de Marc Augé sur l’altérité : l’expérience de l’altération est le produit de la rencontre avec l’autre lorsque celle-ci provoque en retour un « écart interrogatif sur soi-même » (Fabre 2008 : 270-271). Il s’agirait alors d’une « altération » réussie à laquelle, comme le souligne l’auteur, tout anthropologue devrait se confronter. Pour Thérèse Rivière, cette altération aurait été traumatique. Le déchirement mentionné par Jacques Faublée n’est autre que ce « mal du terrain », symptôme dans certains cas d’un dépaysement profond, suscité non pas par la séparation d’avec le pays natal, vers lequel le retour est toujours possible, puisqu’il est ce lieu intériorisé, à la fois réel et imaginé, que chacun peut rejoindre dès lors qu’il cherche à réélaborer le récit de son origine, mais d’avec une altérité dont l’extrême proximité enfin atteinte conduit à la compression de l’écart entre soi et l’autre et à un refus mortifère de sa propre différence.

Fig. 4 Chamelles et vaches allaitant leur petit. Mulets et leur cavalier. Rosace. Mohammed Ferkaoui, fraction des Ouled Si Mahmmed, 13 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.
Fig. 4 Chamelles et vaches allaitant leur petit. Mulets et leur cavalier. Rosace. Mohammed Ferkaoui, fraction des Ouled Si Mahmmed, 13 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.

Formée par Marcel Mauss à l’Institut d’ethnologie, Thérèse Rivière a pour viatique méthodologique les Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques publiées en 1931 par le musée d’Ethnographie à la veille du départ de la mission Dakar-Djibouti, qui récapitulent certaines propositions énoncées par Mauss durant ses cours. Elle les suivra consciencieusement, reprenant à son compte, comme le souligne Fanny Colonna, « cet amour de la collection, du détail, de la chose modeste » propre aux Instructions (Colonna 1987 : 154). La collecte des dessins s’inscrit dans ce programme. Thérèse Rivière a cependant eu, au musée, des précurseurs dont elle connaît les travaux.

L’équipe de la mission Dakar-Djibouti avait rapporté dans ses caisses une grande quantité de jouets fabriqués par les enfants, des reproductions de leurs dessins et de leurs peintures. Dès son retour en 1933, Marcel Griaule publie, sous le titre Silhouettes et graffiti abyssins, un ensemble de relevés de dessins exécutés sur le sol, sur des omoplates d’animaux, sur le bois des portes et la pierre des murs, qu’il a effectués au cours d’une mission ethnographique en Abyssinie en 1928 (11). Dans leur introduction à l’ouvrage, Marcel Griaule et Marcel Mauss mettent l’accent sur la nouveauté de son sujet : la publication de quelques exemples d’art graphique de jeunes garçons du Godjam, province de l’empire éthiopien, libres d’exercer cette activité « strictement » enfantine qu’ils opposent aux œuvres des adultes, figées dans la perpétuation de modèles picturaux fixés par la tradition. Ils soulignent la valeur non pas esthétique mais scientifique et historique de ces productions. Le ton est catégorique : « Les uns trouveront excessif l’enthousiasme qui a saisi le collecteur des documents et quelques-uns de ses maîtres et amis. Les autres jugeront banale cette révélation et appelleront ces dessins des graffiti enfantins. Nous les croyons, nous, intéressants ; nous les jugeons même instructifs au point de vue de l’art graphique, car celui-ci, que les classiques le veuillent ou non, se régénère perpétuellement, soit par inventions et créations nouvelles, soit par fusion de procédés utilisés depuis des millénaires ou des siècles par des dessinateurs de tous pays qui, après s’être méconnus, se connaissent » (Griaule 1933 : 5). En évoquant la « fusion de procédés » communs à des dessinateurs qui se connaissent par leurs œuvres alors que temps et lieu les séparent, Mauss et surtout Griaule font allusion à la découverte par les cubistes de l’art nègre et à ses conséquences sur l’art moderne. D’autres passages de l’introduction vont dans le même sens.

Fig. 5 Bergère avec ses chèvres. Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.
Fig. 5 Bergère avec ses chèvres. Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.

Thérèse Rivière va leur emboîter le pas et faire même mieux en rapportant un nombre considérable de dessins, tous des originaux, qui lui sont donnés par les auteurs eux-mêmes et exécutés pour elle. En notant en marge le nom et l’âge de leurs auteurs, Thérèse Rivière a restitué aux dessins leur dimension d’œuvres singulières et personnelles. Bien des dessins rapportés par les ethnologues sont de ce point de vue orphelins. Grâce à cette indispensable précaution, l’ensemble acquiert un intérêt supplémentaire en ce qu’il s’organise de lui-même, suivant les auteurs, en séries qu’individualisent un style propre et la préférence pour certains thèmes. On remarque ainsi, chez les adultes comme chez les enfants, des dessinateurs véritables, habiles et inventifs en ce qu’ils réussissent, sans les trahir, à explorer graphiquement les modèles figuratifs en usage et à en faire jaillir des propositions formelles inédites.

Les conditions nécessaires à la réunion d’un tel ensemble – respect et confiance réciproques, affection et amitié – ont déjà été évoquées. Il convient d’en ajouter une autre. Thérèse Rivière recueille les dessins alors qu’elle va quitter les Ath Abder­rahman pour se rendre dans le nord-ouest de l’Aurès chez les Nwacer d’Amentane. Ils le savent et l’abondance de leur production ainsi que l’application qu’ils mettent dans l’exécution de leurs images en ces mois de mars et surtout d’avril 1936 le disent à mi-voix : ces dessins – et celui exécuté en ce même mois d’avril par ­Bel­kacem Ferradji décrivant la fête en l’honneur de Thérèse Rivière le confirme – semblent être aussi leur cadeau d’adieu à Thérèse Rivière.

Les dessins

Au nombre d’un millier environ à l’époque de la mission, les Ath Abderrahman, à la fois éleveurs et cultivateurs, pratiquent une transhumance saisonnière entre leurs pâturages et leurs cultures d’altitude (à près de 2 000 mètres) et leurs terres du piémont saharien. Entre les deux extrémités nord et sud de leur territoire, que Thérèse Rivière parcourra en suivant hommes et troupeaux, s’étendent 50 kilomètres de montagnes arides sillonnées de canyons abritant sources, jardins et palmeraies. En avril, mois où Thérèse Rivière recueille la plus grande partie des dessins, la communauté a quitté Kébech, le village de maisons de pierre où elle passe l’hiver à 1 000 mètres d’altitude, pour prendre ses quartiers d’été dans ses habitations de Kerma, situées entre 1 500 et 1 800 mètres d’altitude en contrebas du sommet de l’Ahmar Khaddou, et y demeurer jusqu’aux premières pluies d’octobre. Entre l’hiver et l’été, précoce sous ces latitudes, les hommes ont eu le temps de descendre jusqu’à leurs terres sahariennes pour procéder, si l’année a été bonne, à une première moisson. Avril est donc le début de l’été et d’une longue période de stabilité d’environ six mois rythmés par le travail de la terre (moisson en mai ou juin, puis, en octobre, semailles et labours) et par la surveillance des troupeaux à l’estive.

Les dessins des enfants comme ceux des adultes évoquent divers temps de cette vie agro-pastorale : homme conduisant son attelage de mulets lors des labours ou sur l’aire à battre, homme juché au sommet d’un palmier et procédant à la récolte des dattes, troupeaux de chèvres et de mulets toujours flanqués de leur berger ou de leur bergère (fig. 5)… Aux figurations de bétail, individus isolés ou en troupeaux, il faut ajouter quelques représentations de chiens placés à plusieurs reprises et non sans humour dans la position d’observateurs privilégiés de la vie quotidienne la plus intime des êtres humains, lorsqu’ils regardent un homme uriner, une femme battue par son mari, ou sont assis aux côtés d’un couple d’amoureux cachés dans les buissons et en pleins ébats. À la différence des chèvres, les animaux de bât, mulets et dromadaires, sont volontiers dessinés en frise, une scénographie qui reproduit la file indienne des caravanes. Ajoutons un motif maintes fois reproduit dans cet ensemble, celui des chèvres, chamelles ou vaches allaitant leur petit (fig. 4). À le détailler, on ne peut manquer de songer à son ancienneté dans l’histoire des représentations figurées. Le thème de la vache allaitante nous transporte loin dans l’espace et le temps, jusqu’à la dernière période du Néolithique proche-oriental. Il manifeste avec éclat l’essentiel des préoccupations pastorales : contrôler la reproduction du troupeau. Rappelons qu’on ne trouve aucun motif comparable, et pour cause, dans l’art pariétal paléolithique, pourtant riche en figurations de bovidés.

 

Fig. 6 Mariage. Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Au milieu de l’un des côtés du rectangle formé par les hommes assis, la tente abritant les notables. Sur le côté opposé, la tente des danseuses. Au centre, les danseuses, dont une « main, puis l’autre ou les deux en même temps, soulèvent lentement les pans du elhâf, étendus comme l’aile claire ou sombre d’un grand oiseau » (Gaudry 1929 : 271). Recouvrant leur tête, le voile désigné par un arc de cercle (voir fi g.9). Sur un côté, deux maisons. Dans l’une, les mariés accouplés au pied du hiji.
Fig. 6 Mariage. Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Au milieu de l’un des côtés du rectangle formé par les hommes assis, la tente abritant les notables. Sur le côté opposé, la tente des danseuses. Au centre, les danseuses, dont une « main, puis l’autre ou les deux en même temps, soulèvent lentement les pans du elhâf, étendus comme l’aile claire ou sombre d’un grand oiseau » (Gaudry 1929 : 271). Recouvrant leur tête, le voile désigné par un arc de cercle (voir fi g.9). Sur un côté, deux maisons. Dans l’une, les mariés accouplés au pied du hiji.
Fig. 7 Deux circoncisions. Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Les hommes assis entourent deux danseuses. Chacun chez soi, les jeunes garçons au pied du hiji
Fig. 7 Deux circoncisions. Abdelbaki Temissa, fraction des Ath Khallaf, 11 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Les hommes assis entourent deux danseuses. Chacun chez soi, les jeunes garçons au pied du hiji
Fig. 8 École coranique. Lakhdar Tasourit, fraction des Ouled Remili, 13 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Le taleb bat un élève.
Fig. 8 École coranique. Lakhdar Tasourit, fraction des Ouled Remili, 13 ans. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Le taleb bat un élève.

D’un côté, les animaux domestiques, de l’autre, les hommes. Lorsque les garçons ne représentent pas la vie aux champs, des chevauchées et leurs troupeaux à la pâture, ou lorsqu’ils procèdent à des compositions libres mêlant divers thèmes, ils dépeignent des moments de la vie collective cérémonielle : fête religieuse, mariage, circoncision. Ces figurations de festivités hautement ritualisées obéissent, du point de vue de leur composition, à des conventions identiques qui les différencient radicalement de celles auxquelles les enfants recourent pour exprimer les autres temps de la vie quotidienne. Cette différence fait sens à plusieurs titres.

Une même composition rectangulaire est adoptée pour mettre en scène mariages et circoncisions. Un cadre extérieur, formé des personnages assis, en entoure un second, souvent ouvert, celui que trace la ligne des danseuses et parfois des hommes tirant des salves de fusil, comprenant à son tour en son centre un petit rectangle où est esquissée la silhouette des jeunes époux, en général explicitement accouplés. Ce troisième rectangle peut être également placé sur le bord du cadre extérieur, comme celui qui contient le jeune circoncis (fig. 1, 6, 7). La représentation spatialisée des figures conjugue deux types de transcription, l’une en plan, l’autre en élévation. Les dessins décrivant des mariages et des circoncisions recourent aux deux : les personnages assis ou les danseuses, transcrits en élévation, dessinent le plan au sol de la place de danse. Un trait d’encre suffit à tracer l’espace que délimitent les murs de la maison abritant jeunes mariés et circoncis (12). Ce procédé peut s’étendre à la figuration d’autres espaces comme celui de l’école (fig. 8).

a composition visuelle de ces scènes transcrit sur le papier une réalité structurelle de l’espace cérémoniel. Les festivités collectives ne se déroulent pas sur une place que circonscrit l’implantation des maisons du village. C’est sur une aire dégagée où le terrain est aplani qu’ont lieu les danses des femmes et les parades des hommes et qu’on installe les tentes : celle où les notables s’abritent du soleil, celle où se préparent et se reposent les danseuses (13) (fig. 6), celle où les femmes cuisinent le repas. L’implantation des tentes des notables et desazriyas ainsi que le cercle des spectateurs masculins assis en tailleur donnent à l’aire ses limites : ce sont donc les acteurs du rite qui, à chaque fois et au moment même, redéfinissent par la disposition de leurs corps le tracé de l’aire cérémonielle à l’intérieur de laquelle se déroule le spectacle de la fête (fig. 10). Cette fonction essentielle d’inscription spatiale conférée aux participants masculins est donc exprimée dans les dessins par le cadre extérieur formé de la juxtaposition de personnages assis. Soulignons que les enfants recourent par ailleurs à une autre forme de composition, en bandes horizontales, que l’on retrouve aussi chez les adultes, pour représenter divers éléments, palmiers, cavaliers, dromadaires bâtés, personnages portant sur un brancard la dépouille d’un mort (fig. 11)… Pas de figuration en plan dans ces cas-là puisque la question prééminente de la circonscription d’un espace rituel et de sa visualisation ne s’y pose pas.

Fig. 9 Fête de mariage de Mohammed Ferradji. Photographie prise par Thérèse Rivière le 5 juillet 1936 à Tadjemout. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Deux danseuses à la tête recouverte d’un foulard, parées de leurs bijoux et saisies dans le même mouvement que celui figuré par les enfants.
Fig. 9 Fête de mariage de Mohammed Ferradji. Photographie prise par Thérèse Rivière le 5 juillet 1936 à Tadjemout. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Deux danseuses à la tête recouverte d’un foulard, parées de leurs bijoux et saisies dans le même mouvement que celui figuré par les enfantls.

Un motif se retrouve systématiquement dans les représentations de mariage et de circoncision, celui du hiji, figuré par une succession de petits traits toujours placés à côté des jeunes mariés ou du circoncis (fig. 1, 6, 7). Le terme hiji désigne un assemblage d’au moins sept outres empilées, l’une blanche désignant l’époux, les autres teintes en rouge, vert, jaune et violet pour l’épouse, que les jeunes filles de la famille du fiancé remplissent de grain et attachent contre un pilier de la maison préalablement choisi par la mère du fiancé. C’est au pied du hiji que doit avoir lieu la consommation du mariage, après qu’il a reçu des offrandes de dattes et de farine de blé grillée et sucrée au miel, censées favoriser la fécondité de la jeune mariée. C’est au pied d’un hiji composé selon les mêmes règles par leur mère que les garçons doivent être circoncis (Rivière 1938 : 299-300). Par l’adoption d’une composition identique et par la répétition du même motif emblématique, les enfants expriment visuellement l’essentielle complémentarité des deux rites. N’oublions pas que les dessinateurs sont des garçons probablement tous circoncis ou en passe de l’être, le plus jeune ayant onze ans. Ils connaissent le sens de cette opération qui marque leur intégration au monde des hommes et leur séparation d’avec le temps de l’enfance et l’univers féminin. La circoncision annonce leur rôle futur, qui est d’assurer la continuité du patrilignage et d’en garantir la prospérité par une alliance matrimoniale féconde en garçons et conçue selon les règles (14). L’insistance dont ils témoignent à figurer des jeunes mariés accouplés montre qu’ils en sont conscients et l’identité des compositions graphiques dévoile le lien unissant pour eux chacune des cérémonies : les mariages qu’ils dessinent sont tous, de leur point de vue, des mariages de fils.

Enfin, le choix d’emboîter des formes rectangulaires et, dans de nombreux cas, d’en marquer le centre en y dessinant la maison des mariés ou en y plaçant une ou plusieurs danseuses n’est pas non plus fortuit. Le modèle de composition qui le prédétermine est celui du damier et de ses variantes, que les enfants apprennent à tracer sur leur planche d’école en même temps qu’ils s’exercent à reproduire les caractères d’écriture et qu’à leur tour les adultes dessinent volontiers en y apportant divers enjolivements (15). Ce type de décor, que nous avons qualifié de religieux, se retrouve dans les copies du Coran circulant en Afrique du Nord et en Afrique occidentale, où, repère visuel aidant à la lecture et à la récitation, il indique, à la manière de l’enluminure médiévale, le commencement d’une sourate ou d’un verset. À la veille des fêtes, celles de l’Aïd el-Kebir et de la fin du Ramadan en particulier, durant lesquelles l’école est fermée, les enfants, ayant déjà reçu leur khitma, ornent chacun leur planche d’une ou de plusieurs de ces compositions qui en couvrent la surface. Selon l’interprétation locale recueillie par Thérèse Rivière, le motif en damier figure l’espace de l’école coranique ou de la zaouia, sorte d’établissement scolaire religieux accueillant les plus grands ; le damier composé de carreaux traversés par des diagonales, ou même un seul de ces grands carreaux, reproduit le plan de la mosquée, flanquée d’un minaret et comportant souvent en son centre le tombeau du saint (16) (fig. 2).

Durant les périodes de vacances scolaires, ces dessins préserveraient la planche de bois d’un état de vacuité incompatible avec la fonction éminente qui est la sienne, recevoir l’écriture des paroles divines et fondatrices de l’islam ; ils en signalent la suspension tout en affirmant son caractère temporaire. De ce point de vue, ils jouent un rôle identique à celui que les copistes leur donnent dans les éditions populaires du Coran, où ils marquent visuellement à la fois une pause et une articulation entre deux parties du texte qui se suivent et entre deux temps de lecture de ce texte. Cependant, leur composition en damier doit également être rapportée à d’autres graphismes, certains à vocation ludique, tels que le carré arabe, un parent de notre morpion, ou d’autres à usage talismanique, les carrés magiques, employés dans les rites de protection et de propitiation. Leur grille sert de support à un système symbolique de nombres auquel la tradition islamique recourt pour expliciter la hiérarchie des éléments composant l’univers. Le carré à neuf cases, dit « carré d’Allah », est conçu de telle sorte que la somme des nombres inscrits dans chaque carreau aboutit toujours au nombre 66, chiffre d’Allah. Ce carré comporte souvent un carreau central laissé vide et où est parfois écrit le nom de Dieu (Prussin 1986 : 74-76). Cette parenté structurelle n’est pas sans conséquence sur la manière dont sont perçues les compositions tracées sur les planches d’école et sur le choix fait par les garçons de représenter ces deux temps forts de l’existence masculine que sont la circoncision et le mariage en s’appuyant, pour composer leur scène, sur le même diagramme, à savoir la forme quadrangulaire au centre marqué. C’est ce modèle formel, à en croire leurs dessins, qui leur permet le mieux d’exprimer ce qu’ils savent à l’âge qu’ils ont du travail de façonnage par le religieux de la vie sociale comme de leur existence personnelle.

Fig. 10 Fête de mariage des Kermaoui-Guesbaya. Photographie prise par Thérèse Rivière le 22 septembre 1935 à Kerma. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Les hommes assis sur leur natte d’alfa de part et d’autre de la tente abritant les notables
Fig. 10 Fête de mariage des Kermaoui-Guesbaya. Photographie prise par Thérèse Rivière le 22 septembre 1935 à Kerma. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly. Les hommes assis sur leur natte d’alfa de part et d’autre de la tente abritant les notables

Lors d’une communication donnée à la Société des africanistes le 12 septembre 1944 et venant à l’appui de l’exposition sur l’Aurès ouverte depuis plus d’un an (17), Thérèse Rivière présente seize dessins d’enfants et d’adultes. Dix relèvent du corpus religieux ou évoquent des temps de l’existence réglés par le religieux (plans de mosquée comprenant des rosaces et divers motifs figuratifs, scène d’école coranique, enterrement et cimetière), deux figurent du bétail, deux des mariages. On ne connaît pas la teneur des commentaires dont elle accompagna la projection et il ne nous reste que la sélection qu’elle fit parmi les deux cent trente-cinq dessins à sa disposition. Est-il possible d’en tirer quelque éclaircissement sur ce qu’elle cherchait, en les montrant, à leur faire dire des Ath Abderrahman et à transmettre en retour sur ce qu’elle-même en avait compris et vu ? La confrontation entre ses photographies de terrain, les questions d’ethnographie qu’elle explore dans ses carnets et les dessins laisse penser que Thérèse Rivière suggéra aux Ath Abderrahman l’illustration de la majeure partie des thèmes : ceux relatifs aux chapitres de sa thèse sur les rites agraires – méthodes de culture, arboriculture, jardinage –, où les enfants comme les adultes semblent en général être moins à l’aise que lorsqu’ils dessinent les scènes festives et surtout leur bétail, abondamment figuré et qu’ils représentent avec talent. Elle transcrit elle-même en schémas précis l’ordre de tracé des sillons, la structure du métier à tisser, l’architecture des maisons et des ruchers, saisit avec son Leica laboureurs, semeurs, tisserandes et potières au travail ; quelques dessins des Ath Abderrahman, parfois malhabiles, tentent d’en faire autant. À ses propres croquis reproduisant l’agencement du hiji, la disposition des hommes et des femmes lors des parades et des danses, aux nombreuses photographies de fêtes de mariage, répondent, de manière très maîtrisée, les dessins que nous avons présentés.

Fig. 11 Dessin d’Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Mulets, chameaux, enterrement, amour, école et récolte de dattes. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.
Fig. 11 Dessin d’Abdelbaki Temissa, fraction des Ouled Khallaf, 11 ans. Mulets, chameaux, enterrement, amour, école et récolte de dattes. Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly.

Dans le projet de Thérèse Rivière, les dessins apportent le point de vue autochtone, exprimé graphiquement, sur ce qu’elle a elle-même visuellement mémorisé ou décrit dans ses notes, un point de vue qu’elle a voulu contenu par des catégories ethnographiques préétablies : techniques de production, culture matérielle, pratiques rituelles. Certains dessins échappent à ce criblage : poules picorant, chiens voyeurs, maître d’école battant un élève, automobiles, couples ou bêtes qui s’accouplent et bétail. À l’occasion de sa conférence, Thérèse Rivière montre ce qu’elle a écarté de ses recherches, ce sur quoi ses notes demeurent quasi muettes et qui est aussi au cœur de l’existence des Ath Abderrahman, l’islam et le pastoralisme, comme si, aux dessins dont les thèmes sont inspirés par l’un ou l’autre, elle laissait le pouvoir de dire ce qu’elle n’avait pu décrire.

Michèle Coquet
CNRS-IIAC (LAHIC), mcoquet@ivry.cnrs.fr

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Bibliographie :

Colonna, Fanny
1988 Aurès-Algérie, 1935-1936. Photographies de Thérèse Rivière. Elle a passé tant d’heures… Paris, Maison des sciences de l’homme.

Fabre, Daniel
2008 « Chinoiserie des Lumières. Variations sur l’individu-monde », L’Homme 185-186 : 269-300.

Faublée, Jacques
1988 « À propos de Thérèse Rivière (1901-1970) et de ses missions dans l’Aurès »,Études et Documents berbères 4.

Gaudry, Mathéa
1929 La Femme chaouïa de l’Aurès – Étude de sociologie berbère. Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner.

Griaule, Marcel
1933 Silhouettes et graffiti abyssins. Paris, Larose.

Grognet, Fabrice, et Lataillade, Mathilde de
2004 « Des montagnes de l’Aurès à la colline de Chaillot, l’itinéraire de Thérèse Rivière », Outre-Mers 92 : 344-345.

Prussin, Labelle
1986 Hatumere : Islamic Design in West Africa. Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press.

Rivière, Thérèse
1938 « L’habitation chez les Ouled Abderrahman Chaouïa de l’Aurès », Africa XI, 3.

Notes :

(1) Un trésor qui a fait l’objet d’une donation au musée du quai Branly par la fille de Jacques Faublée. Celui-ci avait gardé l’ensemble de ces documents dans ses archives personnelles.

(2) Une sélection de ces dessins a été présentée en 2006 par Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections du musée du quai Branly, dans le cadre du séminaire de Daniel Fabre (EHESS), « L’autre de l’art », et d’une recherche menée sur les dessins d’enfants au sein du LAHIC, dont la part documentaire fut assurée par Franck Beuvier, membre du laboratoire. Je tiens à le remercier de nous les avoir fait découvrir, ainsi que Sarah Frioux-Salgas pour son aide diligente et son accueil chaleureux au musée.

(3) Elle en a rapporté également une dizaine de chez les Nwacer d’Amentane, dont le territoire s’étend au nord de celui des Ath Abderrahman.

(4) L’usage qui est fait de ces planchettes est comparable à celui de nos ardoises. Afin d’effacer ce qui y est inscrit, les élèves les lavent au fur et à mesure.

(5) Thérèse Rivière a acquis auprès de deux d’entre eux leurs recueils de formules.

(6) Selon un témoignage recueilli par Fanny Colonna, elle aurait été encore aperçue en 1947 à Arris, le petit centre administratif de l’Aurès.

(7) Soulignons à titre comparatif que Germaine Tillion ne rapporta qu’une centaine d’objets, aujourd’hui au musée du quai Branly. Ses photographies sont à l’inventaire et devraient rejoindre les archives de la Bibliothèque nationale de France.

(8) Les souvenirs de la mission de 1935-1936 forment la matière de Il était une fois l’ethnographie, publié bien des années après, en 2000. Notons que Germaine Tillion n’évoque que deux fois, très rapidement, la présence sur le terrain de Thérèse Rivière, une « discrétion » que l’on retrouve également dans ses interviews et qui contribua à l’effacement de la figure de sa compagne.

(9) Date du dernier document signé de sa main. Elle aurait cependant gardé la direction du département « Afrique blanche et Levant » jusqu’en 1947 (Faublée 1988 : 96).

(10) Faublée 1988 : 96 ; Grognet et Lataillade 2004 : 149. Voir également l’histoire d’Aïcha relatée par Thérèse Rivière et diffusée à la radio le 29 août 1938 dans l’émission « Voyages et explorations, conférences du musée d’Ethnographie du Trocadéro » (Fonds Thérèse Rivière, musée du quai Branly).

(11) Voir l’article d’Éric Jolly dans le même dossier.

(12) La maison n’est jamais au centre de l’aire de danse. La placer au centre de la composition relève d’une convention graphique.

(13) Un rôle dévolu aux femmes divorcées, parfois très jeunes,les azriyas. Certaines d’entre elles, n’appartenant pas à la famille mais réputées pour leur talent chorégraphique et leur beauté, peuvent être invitées pour donner davantage d’éclat et de prestige à la fête (Gaudry 1929 : 270-272).

(14) En épousant au plus proche, idéalement la cousine parallèle en ligne paternelle.

(15) Ce motif, appelé alors khitma, est tracé une première fois sur les planches de bois par le maître d’école lorsque les enfants ont appris le soixantième du Coran. Afin de fêter l’événement, ces derniers ont coutume d’aller de porte en porte quémander des friandises en exhibant leur planchette ainsi ornée.

(16) Thérèse Rivière a photographié deux rares exemples de peintures reprenant ce type de composition exécutés sur le mur d’une mosquée.

(17) Exposition montée en collaboration avec Jacques Faublée pour le musée de l’Homme et qui comprenait la projection d’un film, L’Aurès, tourné par Thérèse Rivière. Ce film appartient aujourd’hui aux Archives françaises du film de la Bibliothèque nationale de France.

Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.

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