Jugurtha : l’unificateur sans concession
Le colloque (*) international sur Jugurtha, “Jugurtha affronte Rome”, qui s’est tenu en août dernier à Annaba, a été riche d’informations et d’enseignements.
Le combat de Jugurtha pour asseoir l’indépendance de la Numidie et entamer la réunification de la grande Tamazgha d’alors, de la Libye jusqu’à l’actuel Maroc, a été l’un des points importants qui a fait consensus.
Il était apparu que la détermination de Jugurtha à s’opposer à la stratégie romaine d’invasion et de morcellement de la Numidie, après la mort du roi Makawsen (Micipsa), son oncle, par la manipulation de ses deux cousins héritiers du trône (Hiemsal et Aderbal), ne se limitait pas à la défense de l’intégrité territoriale de la seule Numidie, ou seulement pour assouvir ”sa soif de puissance”, comme l’ont écrit certains auteurs latins.
Nous souhaitons développer, dans cet écrit, et dans la continuité du colloque, la stratégie unioniste de Jugurtha, ainsi que sa signification aujourd’hui.
On peut avancer que Jugurtha avait déjà longuement mûri sa vision et sa stratégie de réunification pour recouvrer la grande Libya de son grand-père Masnsen (Massinissa), allant de la Libye à l’est, jusqu’au Maroc d’aujourd’hui à l’ouest, pour construire au sud de la Méditerranée une puissance économique, commerciale et militaire, en face de Rome.
La détermination de Jugurtha, ses talents de négociateur auprès du sénat romain et les 7 ans de guerre pour s’opposer à la stratégie de Rome d’affaiblir le potentiel de résistance de la Berbérie par le morcellement n’ont malheureusement pas suffi pour arrêter la machine infernale de l’impérialisme romain.
Le film historique est bien connu. Il avait déjà commencé bien avant la mort de Makawsen (Micipsa) en -118 et la prise du pouvoir à Cirta par les trois frères (Hiemsal, Aderbal et Jugurtha (adopté auparavant par Micipsa) :
-
Après la destruction de Carthage en -146 par l’alliance amazigho-romaine, Rome s’est accaparé les terres de Carthage et avait créé de fait la province romaine d’Afrique… un prélude à l’invasion de la Numidie.
-
Après le différend entre Jugurtha et ses deux frères, Rome était intervenu diplomatiquement pour découper la Numidie en deux, une partie pour Jugurtha, une autre pour Aderbal ; Hiemsal étant déjà décédé.
-
Après 7 ans de guerre ouverte et l’arrestation de Jugurtha en -105 puis sa mort dans le cachot du Tullianum à Rome, cette Numidie avait été encore morcelée : une partie offerte à Bocchus en récompense pour service rendu, la partie fertile intégrée à la province romaine et le reste gouverné par Gawda, vassal de Rome, demi-frère de Jugurtha par son père.
-
Bien plus tard, les romains ont continué, pendant plusieurs siècles, l’oeuvre de morcellement de l’immense territoire amazigh par la création des Maurétanies (Maurétanie tingitane, Maurétanie césarienne, Maurétanie sétifienne, …), la Numidie, la province romaine.
Après la période romaine et vandale, le morcellement de Tamazgha s’est poursuivi.
Dans la période musulmane, à partir du 7e siècle, c’était la guerre permanente entre les sultans locaux qui étaient à la solde des monarques orientaux de Damas, Bagdad ou Le Caire. On affirme que certains pouvoirs autochtones, les Almohades (Imwehden) et les Almoravides (Imrabden) avaient un temps unifié l’ensemble du territoire nord-africain, mais c’était toujours pour le bénéfice de leurs tuteurs orientaux, jamais pour une Tamazgha autonome.
Ces siècles de troubles avaient abouti à la dominationn turque et au morcellement que nous connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire des pays divisés, la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie.
La France coloniale avait, dès l’invasion de 1830, exploité judicieusement cette politique de morcellement en divisant d’abord les tribus, puis le mouvement indépendantiste d’Afrique du Nord mené alors par Abdelkrim El Khettabi à partir de 1947 (Mouvement de libération de l’Afrique du Nord), et affaibli plus tard le potentiel de résistance nord-africaien en édifiant des barrages électrifiés aux frontières, les redoutables lignes Morice.
S’inscrivant toujours dans cette stratégie, la France avait octroyé séparément l’indépendance politique pour le Maroc, pour la Tunisie en 1956 et créé un nouveau pays au sud du Maroc, la République de Mauritanie en 1960 !
Lors des négociations avec le gouvernement provisoire algérien (GPRA) dès 1960, la France avait alors tenté de soustraire une partie de l’Algérie, le Grand Sud, pour en faire un territoire français au Sahara ; on venait d’y découvrir du pétrole. Le FLN de l’époque avait mis en échec cette dernière tentative de morcellement.
Après les indépendance politiques, dès 1962, les pouvoirs “autochtones” s’étaient inscrits totalement dans la politique du nationalisme arabe, piloté alors par Nasser et en sous-main par le Baath et les monarchies du Golfe.
Ceci a donné en conséquence les multiples crises entre les pays de Tamazgha (guerre des sables de 1963, conflit d’Amgalla, fermetures multiples des frontières, expulsion des Algériens du Maroc, expulsion de milliers de Marocains d’Algérie (en Oranie principalement), fermeture actuelle de la frontière terrestre entre l’Algérie et le Maroc), et par-dessus tout, la création par l’Algérie d’une “République arabe sSahraoui démocratique” en 1975 au Rio de Oro (asif azeggagh), ancienne colonie espagnole.
On peut affirmer que les dirigeants nord-africains avaient agi fidèlement en sous-traitant de la stratégie impérialiste de morcellement. Hier, c’était les Romains, puis les Arabes et les Turcs, ensuite les Français et maintenant l’ingérence arabo-islamiste, d’abord au moyen de l’idéologie nationaliste arabe, puis par l’islamo-intégrisme des monarques du pétrole, pour instaurer un califat islamique qui serait à leur solde.
Le combat de Jugurtha pour unifier son pays est toujours d’actualité, comme l’est toujours la menace de morcellement par les différents impérialismes. Seuls les acteurs et les moyens ont changé, hier c’était les colonisations par les armes, aujourd’hui c’est par l’ingérence, la diplomatie du chéquier et la manipulation de la violence terroriste de l’intégrisme islamiste.
Aujourd’hui, la réponse à ces menaces ne peut être que la construction d’une grande Tamazgha solidaire, fidèle à son histoire et à sa culture, dans la voie tracée par Jugurtha, et non par de nouveaux morcellements, dans des aventures de sécessions et autres autodéterminations.
Bien évidemment, sortir du magma de l’idéologie arabo-islamiste est une nécessité vitale pour nous, mais sauter à pieds joints dans la voie de l’éclatement, c’est servir les intérêts des adeptes du califat, des multinationales, et au final provoquer une catastrophe de plus pour notre grand pays.
Ainsi, saluer aujourd’hui la mémoire de l’éternel Jugurtha, c’est d’abord revendiquer et s’approprier son projet d’unification et de résistance, quel qu’en soit le prix.
Aumer U Lamara
(*) Colloque international sur Jugurtha, “Jugurtha affronte Rome”, Annaba, 20-22 août 2016, organisé par le HCA (Haut Commissariat à l’Amazighité) et l’Université d’Annaba.
Aumer U Lamara est auteur de plusieurs ouvrages en tamazight. Il vient de publier chez les Editions Achab “L’arabo-islamisme de l’imposture”, un ouvrage écrit en tamazight.