Jugurtha et la conquête du pouvoir en Numidie

De la disparition de Massinissa – et la fin des guerres puniques – jusqu’à l’époque de Juba Ier, le règne de Jugurtha est, à l’évidence, la période la plus explicitée de l’histoire de la Numidie. En effet, les historiens anciens ont été marqués par les évènements et les situations qui impliquèrent Jugurtha dans sa lutte contre Rome.

Dans l’historiographie romaine, un intérêt très marqué a été accordé à Jugurtha, au contraire des autres rois numides, à l’exemple de Micipsa, son oncle, dont le règne trentenaire, malgré sa durée et son importance, est quasiment passé inaperçu.

Le Bellum Iugurthinum, rédigé par Salluste reste incontournable pour l’étude de l’époque de Jugurtha. D’après les Modernes, l’œuvre de Salluste fut à la fois un moyen d’exprimer sa profonde haine envers Jugurtha (Gsell, 1928, VII, p.124 ; Tiffou, 1974, p. 151-160 ; Krings, 1990, p. 109-17 ; Mathieu, 1996-7, p. 36 ; Desanges, 1999, p. 103) et une façon subtile de se venger de ses propres ennemis.

A la lecture de cette œuvre, on constate quelques erreurs dans l’énoncé de certains faits historiques et topographiques décrits en Numidie. Les Modernes s’étonnent, par exemple, qu’un ancien proconsul d’Afrique ait recherché, auprès d’auteurs grecs, des informations sur la géographie africaine, alors qu’il était sur place et pouvait obtenir des renseignements plus sûrs.

A la décharge de Salluste, on sait que son séjour en Afrique n’excéda pas une année et demie. Cette relative courte durée ne lui permit sans doute pas d’acquérir une parfaite connaissance des lieux et des événements qui s’y déroulèrent (Gsell, 1928, VII, p. 125-131).

D’autre part, au fil des pages de son récit, on s’aperçoit que Salluste eut recours à des sources plus spécifiquement africaines, comme les Libripunici [1] . Il s’inspira également des écrits de quelques acteurs du conflit, entre autres, des mémoires de Publius Rutilius Rufus qui prêta main forte à Métellus lors du Bellum Iugurthinum (Salluste, L, LII, LXXXVI) et des pages rédigées par Sylla, lieutenant de Caius Marius pendant la guerre contre Jugurtha. Salluste eut aussi à sa disposition les œuvres des auteurs grecs. Il consulta vraisemblablement d’autres sources (Gsell, 1928, VII, p. 126).

C’est en nous appuyant sur le Bellum Iugurthinum que nous allons décrire l’ascension de Jugurtha vers le poste suprême au moment de la mort de son oncle Micipsa. Nous nous efforcerons de comprendre la relation entre la décision de Micipsa de diviser le royaume, les conseils de Scipion, la discorde entre ses héritiers, le rôle joué par les Romains dans l’aura de héros et la renommée de chef de Jugurtha et la cause probable de la guerre de Jugurtha contre Adherbal.

C’est en nous appuyant sur le Bellum Iugurthinum que nous allons décrire l’ascension de Jugurtha vers le poste suprême au moment de la mort de son oncle Micipsa. Nous nous efforcerons de comprendre la relation entre la décision de Micipsa de diviser le royaume, les conseils de Scipion, la discorde entre ses héritiers, le rôle joué par les Romains dans l’aura de héros et la renommée de chef de Jugurtha et la cause probable de la guerre de Jugurtha contre Adherbal.

PORTRAIT DE JUGURTHA

On ne saurait commenter le portrait de Jugurtha sans évoquer le sens de son nom, retranscrit sous deux formes dans les inscriptions latines : Iugurta (CIL VIII, 14175) ou Iugurtha (CIL VIII, 2409). Ce vocable est d’origine libyque. Les spécialistes proposent de le lire et de l’énoncer « Yugur-t-en », qui peut se traduire par « il les a surpassés » ou « il les a vaincus » (Chaker, 1980-1981, p. 140). Ce sens est toujours d’actualité dans les dialectes berbères (Chaker, 2004a, p. 3979).

Jugurtha vit le jour à Cirta vers 155 avant J.-C. et son existence s’acheva funestement dans les geôles romaines, en 104 (Kadra-Hadjidji, 2005, p. 26). Mastanabal, son père, particulièrement versé dans les lettres puniques et grecques, s’était par ailleurs illustré au cours des « Jeux Panhelléniques ». Il avait remporté plusieurs victoires sur l’hippodrome d’Athènes, lors de Panathénées (Ferguson, 1908, p. 364 ; Dürrbach, 1921, p. 158-9 ; Gsell, 1927, V, p. 91, 183). Quant à sa mère, elle n’était qu’une simple servante attachée à la famille royale (Salluste, V, 6 ; Kadra-Hadjadji, 2005, p. 42-43).

Parce que Jugurtha était un enfant illégitime, Massinissa, son grand-père, l’éloigna de la sphère familiale (Salluste, V, 7). Il fut, ipso facto, ramené au statut d’individu ordinaire, sans droit d’accès au trône (Salluste, IX). Il ne vécut cependant pas misérablement : à l’exemple des autres enfants naturels de Massinissa, il est vraisemblable qu’il fut doté de biens. Et, tels les enfants de l’élite, il reçut une instruction militaire et culturelle, punique et grecque, à l’instar de ses cousins « de sang royal » (Lassère, 2015, p. 87).

Voilà qui permet de mieux comprendre comment Jugurtha, à la mort de son père, fut adopté par Micipsa, son oncle et traité avec les mêmes égards que ses cousins, Adherbal et Hiempsal (Salluste, V ; Lafaye, 1903, p. 315-7 ; Le Bohec, 2005, p. 39). Salluste le rappelle d’ailleurs :

« Il [Micipsa] l’adopta aussitôt et par un testament l’institua son héritier au même degré que ses fils » (Salluste, IX) [2] .

Plus tard, dans sa vie d’homme, Jugurtha épousa la fille de Bocchus, roi des Maures. Ce lien, d’après Salluste, ne contraria en rien les Numides. Nous ignorons, encore aujourd’hui, le nombre des épouses de Jugurtha. Chez les Numides, à cette époque, ce nombre variait suivant les ressources de l’époux : jusqu’à dix pour les uns, davantage pour d’autres, et plus encore pour les rois (Salluste, LXXX, 6).

Le secret des succès de Jugurtha venait de ses qualités personnelles. Dès son adolescence (Chaker, 2004b, XXVI, p. 3979), déjà doté d’une grande force physique, il déployait beaucoup d’énergie et montrait un fort caractère, à l’égal de son grand-père (Le Bohec, 2005, p. 39). Il ne se laissa pas attirer par le luxe et la mollesse. Salluste le signale dans un passage :

«Parvenu à l’adolescence, Jugurtha qui, à la vigueur physique et à la beauté du visage, joignait encore et surtout une intelligence supérieure, ne se laissa corrompre ni par le luxe ni par l’oisiveté» (Salluste, VI).

Jugurtha était aimé et populaire. Les Numides lui témoignaient de l’affection. Un autre texte de Salluste le confirme :

« Il [Jugurtha] luttait à la course avec ceux de son âge et malgré les succès qu’il remportait sur tous, il était pourtant aimé de tous » (Salluste, VI).

Salluste affirme, plus loin, que les habitants de Vaga éprouvaient de la sympathie pour Jugurtha et l’écrit ainsi :

« À l’aspect d’une armée qui s’avançait vers eux, ils crurent d’abord, non sans raison, que c’était Metellus qui arrivait et ils lui fermèrent les portes de la ville ; puis, voyant qu’on ne dévastait pas les champs et que les soldats marchant en tête étaient des cavaliers numides, ils imaginèrent au contraire que c’était Jugurtha, et ils s’avancèrent à sa rencontre avec joie » (Salluste, LXIX, 1).

Les historiens insistent sur les qualités de chef de guerre de Jugurtha. Ils le dépeignent comme un fin stratège, doté de grandes capacités de commandement, menant des opérations de guérilla dans lesquelles il excellait, n’hésitant pas encore à s’engager dans de vraies batailles, comme il l’avait appris des Romains en Espagne (Velleius Paterculus, II, IX, 3-4), et sachant, en même temps, conduire une diplomatie complexe auprès du Sénat romain et de Bocchus, roi des Maures, dont il finit par obtenir l’alliance (Gsell, 1928, VII, p. 139 ; Camps et Chaker, 2004, 3975-3979).

La gloire militaire, toute légitime, de Jugurtha a suscité la jalousie de son oncle Micipsa qui l’a éloigné de lui en l’envoyant, à la tête d’un contingent d’auxiliaires, soutenir les Romains (Saumagne, 1966, p. 12-14) bataillant à Numance en Espagne (Salluste, VII, 1). Jugurtha participa ainsi aux guerres que Rome livra dans la péninsule ibérique, de 154 à 133 avant J.-C., face aux Celtibères, qui comptaient au nombre des meilleurs combattants de l’époque (Salluste, VII, 1).

Jugurtha séduisait, et sa popularité était grande, non seulement, chez les Numides et les Maures, mais aussi chez les Romains. Il conquit le cœur de ces derniers durant son séjour à Numance où il occupa rapidement une place importante, exécutant les ordres avec spontanéité et intelligence, tout en se montrant très courageux dans l’action. Scipion, le général romain, lui confiait d’ailleurs les missions les plus difficiles (Salluste, VI, 1-3 ; VII, 1-7 ; Plutarque, X, 3 et 13 ; Gsell, 1928, VII, p. 140 ; Julien, 1956, p. 137 ; Camps et Chaker, 2004b, p. 3975-3979 ; Lassère, 2015, p. 87).

Jugurtha, avec son esprit vif et subtil, perçut bien le caractère de Scipion. Il lui fut également facile d’étudier la tactique de l’ennemi. Par son application, son obéissance, son initiative face au danger, il acquit vite une telle renommée qu’il devint l’idole des Romains et la terreur des Numantins (Salluste, VII, 1, 6), à tel point que Scipion le fit entrer dans le petit cercle de ses amis. Le message de Scipion à Micipsa, rapporté par Salluste, atteste de cette qualité :

« Ton cher Jugurtha a montré dans la guerre de Numance une valeur sans égale. Ses mérites nous l’ont rendu cher. Tu as là un homme digne de toi et de son grand-père » (Salluste, IX, 2).

Bien sûr, à toute médaille son revers : certains auteurs attribuent quelques défauts à Jugurtha. St. Gsell en cite quelques-uns : homme à l’esprit mal équilibré, passant par des crises nerveuses l’entraînant à des actes insensés et à l’impossibilité de se maîtriser. Il cite encore le profond mépris de Jugurtha, pour ses contradicteurs qui pouvait aller jusqu’à sacrifier tout conseiller ou compagnon qui avait cessé de lui plaire (Gsell, 1928, VII, p. 139-140). Mais on peut penser que St. Gsell force à dessein le trait dans sa description ; la réalité, telle que la relate Salluste, est quelque peu différente.

Scipion lui reprochait également de faire preuve de trop de hâte (Salluste, VIII, 2 ; Devillers, 1999, p. 16-18). Jugurtha s’impatientait de voir ses projets exiger du temps pour se réaliser. En effet, il s’était laissé convaincre par ses compagnons de Numance qu’une fois son oncle Micipsa disparu, il serait le maître de la Numidie (Salluste, VIII, 1 ; Paul, 1984, p. 34-5 ; Aït Amara, 2012, p. 605 ; Lassère, 2015, p. 87). Alors il n’hésita pas, peu de temps après son retour, à s’en prendre à ses deux cousins, Hiempsal et Adherbal (Salluste, XI, 9 ; XII, 4-5 ; XIII, 1 ; Devillers, 1999, p. 16-18 ; Chaker, 2004b, p. 3977). Nous reviendrons dans le détail sur ces agissements.

LA SUCCESSION EN NUMIDIE

Les rites coutumiers successoraux dans les royaumes numides sont mal connus. Fort heureusement, il est possible de les appréhender plus précisément, du moins, chez les Numides massyles. Et, partant du principe que les structures de base de la fondation des royaumes d’Afrique du Nord étaient quasiment les mêmes, il est permis de penser que les modes de succession, eux aussi, étaient également semblables.

Chez les Massyles, au IIIe siècle avant J.-C., la royauté était la « propriété » d’une grande famille, au sens large du terme, c’est-à-dire d’une lignée agnatique remontant par les mâles à un ancêtre commun, fondateur historique. Dans la « famille » royale, le chef était le plus âgé des mâles vivants (Tite-Live, XIX, 29 ; Camps, 1960, p. 177 ; Saumagne, 1966, p. 99-100 ; Lassère, 2015, p. 55) et issus de mariages légitimes (Gsell, 1920, IV, p. 121-2).

Cette règle de transmission du pouvoir ne fut pas toujours appliquée de manière rigoureuse. En effet, ce mode de succession exposait l’État à tomber entre les mains de vieillards cacochymes, dépourvus des forces physiques et intellectuelles nécessaires à l’accomplissement de leurs tâches royales. Et, de plus, cette situation pouvait encourager de jeunes et ambitieux princes, en recourant parfois à la violence, à s’emparer d’une fonction à laquelle ils ne pouvaient prétendre en raison du code successoral. Par ailleurs, il était naturel qu’un roi décide de laisser sa succession à ses propres enfants, ou à défaut, à un frère (Tite-Live, XXIX, 29, 8, 11 ; Gsell, 1920, IV, p. 123). On constate donc des modes de transmission du pouvoir assez variés (Gsell, 1920, IV, p. 121-2).

Le pouvoir royal était le résultat d’une évolution du pouvoir familial, puis tribal. Le code successoral numide ne s’appliquait, bien sûr, qu’à la personne du roi et à sa famille. Le roi recourait au dévouement de ses fils et de ses proches dans l’accomplissement de ses fonctions. Au début, l’État était la simple agrégation de tribus acceptant la suprématie de personnages puissants. Par la suite, l’État fut de forme dynastique (Lassère, 2015, p. 56). Le roi comptait sur ses relations suivies avec les chefs de tribus pour garantir le fonctionnement du royaume (Rebuffat, 2014, p. 43-63 ; Lassère, 2015, p. 56-7). En temps de guerre, par exemple, il réclamait l’aide des chefs des villes et des tribus, et exigeait d’eux qu’ils lui fournissent ce dont il avait besoin : blé, armes, hommes et argent (Ps-César, XCVII, 3). Cette contribution en nature et en espèces prenait la forme d’un impôt et devenait une des sources de financement de l’État (Salluste, XCII, 7) [3] .

À une époque antérieure au règne de Gaia, il y avait eu des velléités de confrontation à l’occasion d’une succession dans la famille royale des Massyles, divisée alors en deux branches ennemies (Tite-Live, XXIX, 29, 8, 11 ; Gsell, 1920, IV, p. 123).

Au décès du roi Gaia, en 206 avant J.-C., débuta à Cirta une crise successorale (Tite-Live, XIX, 31. Lassère, 2015, p.51). Massinissa, fils du défunt, guerroyant en Espagne, entre 212 et 206 avant J.-C. (TiteLive, XIX, 31) aux côtés des Carthaginois contre les Romains, ne se sentait pas du tout concerné par la succession. Le royaume, selon la coutume numide, échut donc au frère le plus âgé du roi défunt, Oezalcès (Tite-Live, XIX, 29-30 ; Gsell, 1920, IV, p. 122 ; Saumagne, 1966, p. 100-101 ; Lassère, 2015, p. 55). A sa mort, ce fut son fils Capussa qui monta sur le trône, selon le droit en vigueur. Peu de temps après son accession au trône, le nouveau roi mourut au cours d’une bataille contre le numide Mazétule (TiteLive, XIX, 29 ; Saumagne, 1966, p. 100-101). Celui-ci choisit alors comme souverain Lacumazès, frère cadet de Capussa et pourtant plus jeune que Massinissa (Tite-Live, XXIX, 29 ; Gsell, 1920, IV, p. 122.) (tableau 1). Carthage et Syphax approuvèrent cette nomination (Tite-Live, XXIX, 29 ; Camps, 1960, p. 117 ; Aït Amara, 2016). Le principe traditionnel de succession ne fut donc pas respecté.

Massinissa fut écarté de la succession. Il ne parvint à occuper le trône massyle qu’au prix de ce que l’on pourrait appeler un coup d’État armé (Tite-Live, XXIX, 29, 8, 11 ; Gsell, 1920, IV, p. 123 ; Saumagne, 1966, p. 99-100). Baga, roi de Maurétanie, voulut soutenir Massinissa pour l’aider à défendre son droit légitime au trône de son père (Tite-Live, XXIX, 30 ; Camps, 1960, p. 117 ; Mastino, 2015, p. 256-7 ; Aït Amara, 2016). À son retour d’Espagne, Massinissa transita par la Maurétanie et obtint du roi maure quatre mille hommes pour l’escorter jusqu’en Massylie. Massinissa prit soin de contourner la Numidie occidentale, où régnait Syphax (Majdoub, 1992, p. 235) pour éviter, avec celui-ci, une confrontation trop hâtive.

En arrivant à la frontière du royaume de son défunt père, Massinissa vit venir à lui quelque cinq cents Numides (Tite-Live, XIX, 30). Il s’agissait, sans doute, d’anciens soldats de Gaia. Bien sûr, ce nombre était très inférieur à ce qu’il escomptait pour conquérir le pouvoir, maintenant que l’escorte était de retour en Maurétanie. Cependant, la victoire fut finalement obtenue grâce à la valeur de ces braves et vieux guerriers, ainsi qu’à l’habilité de leur chef bien aguerri par les combats opposant Romains et Carthaginois. Massinissa put ainsi reconquérir le pouvoir en Numidie (Tire-Live, XIX, 30). Les Massyles furent satisfaits de retrouver un roi si longtemps attendu et rendirent à Massinissa le trône de son père (Tite-Live, XXX, 11).

Tite-Live fait dire à Massinissa, s’adressant à Laelius, que « rien sans doute ne pouvait lui être plus agréable en ce moment que de rentrer en vainqueur dans le royaume paternel dont il était depuis si longtemps dépossédé » (Tite-Live, XXX, 12). Massinissa rassembla ensuite une armée de six mille fantassins et quatre mille cavaliers (Kadra-Hadjadji, 2013, p. 81). Il finit par se réconcilier avec son cousin Lacumazès ainsi qu’avec Mazétule, leur garantissant impunité, honneur et ordonnant la restitution de leurs biens (Tite-Live, XIX, 30).

Massinissa ne s’arrêta pas là ; il lui restait à combattre Syphax et Carthage. Il commença à attaquer leurs territoires (Tite-Live, XIX, 30). Il s’empara, entre autres, de plusieurs cités et des deux capitales du royaume de Syphax : Cirta et Siga. Il put enfin recouvrer le royaume de son père après sa victoire sur Carthage aux côtés des Romains, à Zama en 202 avant J.-C. (Jallet-Huant, 2006, p. 27). Il parvint ainsi à constituer un véritable État numide. Massinissa fut donc à l’origine de l’unification de son pays, jusque-là divisé en deux royaumes, la Massylie, avec Cirta comme capitale, et la Massaesylie, dont la capitale était Siga. Massinissa les plaça alors sous son autorité (Tite-Live, XXX, 11, 8 ; XXXVII, 53, 22). Les frontières de son royaume allaient maintenant de la Cyrénaïque, des confins de la grande Syrte, jusqu’aux rives de la Moulouya, à l’extrême ouest de la Maurétanie. Il gouvernera durant soixante ans (Aït Amara, 2016).

Cette règle de transmission du pouvoir au plus âgé d’une grande famille fut abandonnée précisément à l’époque de Massinissa qui accorda le droit de régner à ses enfants. En effet, Massinissa ne laissa pas le pouvoir à un seul de ses fils, mais il le transmit à un triumvirat (Camps, 2001, p. 76). Nous ignorons dans quelles circonstances cette amodiation du code successoral fut réalisée, les sources sont peu claires sur ce sujet. Il est très probable que Scipion ait joué un rôle dans cette affaire.

Au début de l’année 148 avant J.-C., Massinissa vit sa santé vaciller, comme le note Appien, « accablé par la vieillesse et la maladie » (CV, 497). À sa mort, Massinissa laissa trois fils légitimes, Micipsa, Gulussa et Mastanabal (Gsell, 1920, IV, p. 123 ; Saumagne, 1966, p. 99-100). Selon la règle de la primogéniture agnatique, sa succession aurait dû être assurée par Micipsa, l’aîné des agnats, successeur direct à ce moment, sans même retenir sa qualité de fils légitime (Saumagne, 1966, p. 99-100). Les conditions étaient donc réunies, Micipsa devait succéder à son père (Zonaras, III, p. 365 ; Camps, 1960, p. 232).

Cependant Massinissa en décida autrement : chacun de ses fils reçut une part égale de l’héritage royal. Les historiens tentent d’expliquer les raisons qui motivèrent Massinissa à associer les trois frères, comme par exemple, l’esprit entrepreneurial de Gulussa et celui plus pacifique de Micipsa. Ces dispositions permettaient d’annihiler également toute discorde dans la fratrie. Les événements qui suivirent contredirent d’ailleurs la réputation de flegmatique de Micipsa qui ne cessa de développer ses qualités durant son règne. En y réfléchissant bien, il semble difficile de penser que Massinissa ait improvisé une solution à sa succession au tout dernier moment de sa vie. Il est donc possible, d’après G. Camps, que la décision ait déjà été prise, mais tenue secrète jusqu’à sa mort, laissant le soin de sa mise en œuvre au tribun romain Scipion Émilien, petit-fils adoptif de Scipion l’Africain. Selon G. Camps, Massinissa était conscient des faiblesses internes de son royaume et des exigences romaines et il remit le sort de sa dynastie entre les mains de Scipion Émilien (Camps, 1960, p. 232-3).

Ch. Saumagne, lui, s’interroge sur la pertinence de l’intervention d’une grande famille romaine, liée d’amitié avec les rois numides, dans le règlement d’une affaire privée de succession. Pour lui, l’idée de l’immixtion de Scipion Émilien dans cet héritage royal, sous couvert d’arbitrage extérieur, s’avère peu crédible (Saumagne, 1966, p. 100-101).

D’autres historiens pensent, eux, que l’intervention de Scipion Émilien fut surtout motivée par les liens sacrés d’amitié qui unissaient sa famille au vieux roi numide. En effet, à l’approche de sa fin, Massinissa demanda à sa famille de ne reconnaître qu’un seul peuple au monde : le peuple romain, ainsi qu’une seule famille, les Scipion (Appien, 105 ; Zonaras, IX, 27 ; Valère Maxime, V, 2, 4 ; Gsell, 1918, III, p. 364). On peut également imaginer que Scipion Émilien ait agi par crainte d’une décision irrévocable des Romains : celle d’installer un seul et unique homme à la tête d’un grand Etat numide.
Quand Scipion arriva à Cirta, le roi venait de passer de vie à trépas (Appien, CV, 498 ; Gsell, 1918, III, p. 364 ; 1928, VII, p. 135 ; Camps, 1960, p. 231 ; Kadra-Hadjadji, 2005, p. 41). Massinissa avait recommandé à ses enfants de se conformer aux décisions de Scipion. Celui-ci, appelé en tant que conseiller, dut arbitrer la succession selon les dernières volontés du défunt (Appien, 105 ; Zonaras., IX, 27 ; Valère Maxime, V, 2, ext., 4 ; Gsell, 1918, III, p. 364 ; Camps, 1960, p. 231). Ces événements sont bien détaillés dans l’œuvre d’Appien, qui précise que Massinissa avait appelé Scipion Émilien, en vertu de l’amitié qu’il avait entretenue avec lui et son grand-père pour qu’il le conseillât sur ses enfants et son empire (Appien, CV, 497-498 ; CVI, 499).

D’autres considérations semblent être plus crédibles et peuvent être prises en compte. En Numidie le roi ne régnait pas de manière absolue. Les princes, les représentants du roi et les différents chefs intervenaient également. Il n’est pas exclu que le principe du règne triumviral, appliqué dans la succession de Massinissa, ait été puisé dans les institutions libyques (Camps, 1960, p. 232). En effet, certaines villes numides comme Mactar, Thugga et Althiburos étaient dirigées par trois suffètes (Decret et Fantar, 1981, p. 120 ; Camps, 1981, p. 2995, 2001, p.76). On reconnait là une organisation plus numide que punique ou romaine, la gouvernance d’une cité chez les Puniques ou les Romains étant assurée par un collège duumviral. Il s’agissait, dans le cadre de l’héritage numide, probablement, de la transposition d’un type d’organisation municipale à l’échelle de la royauté (Charles-Picard, 1957, p. 39-40 ; Camps, 1960, p. 232-3).

Massinissa laissait des enfants naturels, qu’il avait tous dotés, et trois enfants légitimes aux mérites très différents (Appien, CV, 497). Scipion avait compris que le principe monarchique répondait parfaitement aux exigences et aux besoins de la Numidie. Il commença par écarter du pouvoir les fils nés de concubines à qui il offrit de nouveaux dons, en supplément à ceux qu’ils avaient déjà reçus de leur père. Il proclama communs aux trois héritiers légitimes les trésors, les rentrées fiscales et le titre de roi (Appien, CVI, 501-2 ; Gsell, 1920, IV, p. 123 ; Decret et Fantar, 1981, p. 120 ; Saumagne, 1966, p. 101 ; Lassère, 2015, p. 55, 86). Les trois frères, Micipsa, Mastanabal et Gulussa reçurent chacun une part du pouvoir royal collégial, sans que le territoire du royaume ne soit divisé (Gsell, 1920, IV, p. 123 ;1928, VII, p. 135 ; Camps, 1998, p. 2995-6).

Scipion leur assigna des attributions différentes selon la compétence et le vœu de chacun : Micipsa, le plus âgé et le plus pondéré, obtint l’administration de l’État et de la capitale, Cirta ; Gulussa, son cadet, aux compétences guerrières, se vit confier l’armée ; enfin, Mastanabal, le plus jeune et le plus instruit, reçut la justice, sans doute, la perception des impôts et la gestion de toutes les questions financières (Appien, CVI, 501-2 ; Zonaras, IX, 27 ; Gsell, 1920, IV, p. 123 ; 1927, V, p.123-4 ; 1928, VII, p. 135 ; Camps, 1960, p. 233 ; Saumagne, 1966, p. 101 ; Decret et Fantar, 1981, p. 120 ; Lassère, 2015, p. 55, 86). Appien et Polybe ont des avis différenciés sur la fonction attribuée à Gulussa : le premier en faisait l’arbitre manichéen de la paix ou de la guerre, le second stipulait, a contrario, que le droit de déclarer la guerre relevait plutôt de la politique d’État et devait donc appartenir à Micipsa (Appien, Pun., 106 ; Polybe, VI, 3 ; Camps, 1960, p. 233 ; Jallet-Huant, 2006, p. 34).

La liste nominative et dans l’ordre de primogéniture des princes est lisible sur la stèle 63 d’El-Hofra (MKWSN, GLSN, MSTN’B’ : Lassère, 2015, note, 80, p.55). En mettant en place une triarchie, nous ignorons si Scipion réalisait véritablement la volonté du défunt roi ou celle des Romains (Saumagne, 1966, p. 101). D’après Cicéron, il est vraisemblable qu’une rencontre entre Scipion et Massinissa eut lieu vers 149 avant J.-C. (Cicéron, VI, 4). La tradition veut que cette entrevue se soit déroulée en 150 avant J.-C., car à cette date, Scipion Émilien s’était déplacé en Afrique pour y acheter des éléphants.

Ce fut donc dans ces circonstances équivoques que Micipsa se vit associé à ses deux frères, Gulussa et Mastanabal (Gsell, 1920, IV, p. 123 ; Saumagne, 1966, p. 100-101 ; Ghaki, 2010, p. 4984-4989). Cette situation dura quelques années, au moins jusqu’à la mort naturelle des deux frères cadets (Gsell, 1920, IV, p. 12 ; Decret et Fantar, 1981, p. 120 ; Camps, 2001, p. 76), probablement survenue en 139 avant J.-C. (Gsell, 1920, IV, p. 123-4 ; 1928, VII, p. 136 ; Camps, 1998, p. 2995-6 ; Lassère, 2015, p. 86). Lors de la destruction de Carthage, en 146 avant J.-C., Gulussa et Mastanabal étaient vivants, car ils acquirent les Libri punici dont parle Pline (Pline, V, XVIII, 22). En l’an X du règne de Micipsa, vers 138-137 avant J.-C., Micipsa est mentionné seul dans l’inscription bilingue dite « de Massinissa de Dougga » (Gsell, 1920, IV, p. 123-4 ; 1928, VII, p. 136 ; Camps, 1998, p. 2995-6 ; 2001, p. 76 ; Ghaki, 2010, p. 4984). Salluste l’écrit :

« Par la suite, son fils Micipsa régna seul, lorsque la maladie eut emporté ses frères Mastanabal et Gulussa » (Salluste, V, 6).

Rien ne permet de dire avec exactitude combien de temps a duré le partage du pouvoir. Ce qui est sûr, dit M. Ghaki, c’est que cette période s’est déroulée sans heurts (Ghaki, 2010, p. 4984). D’après Polybe, les enfants de Massinissa éprouvaient une affection les uns pour les autres, ce qui épargna au royaume des querelles intestines (Polybe, XXXI, 16, 8). Comme pour le confirmer, les sources ne mentionnent aucune crise durant le long règne de Micipsa.

LA SITUATION DE JUGURTHA

Comme nous l’avons exposé plus haut, lors de la succession de Massinissa, la règle de primogéniture agnatique, pour la première fois, ne fut pas respectée. En 118 avant J.-C., à la mort de Micipsa, fils et successeur de Massinissa, elle ne fut pas non plus observée.

Les progrès remarquables que connut la Numidie durant le règne de Micipsa, tant dans le domaine politique, que diplomatique ou économique, ne permirent pourtant pas d’éviter l’apparition de nouvelles tensions au moment de sa succession (Saumagne, 1966, p. 99-100 ; Ghaki, 2010, p. 4984-4989). Pour certains, cette crise mettait en évidence les faiblesses du royaume et l’absence d’institutions stables et de lois réelles (Camps, 1960, p. 240 ; Lassère, 2015, p. 87).

Jugurtha aurait dû régner, à ce moment-là, car il était l’aîné des agnats. Mais son statut d’enfant illégitime lui interdisait d’intégrer la coterie royale (Gsell, 1928, VII, p. 138 ; Saumagne, 1966, p. 99- 104 ; Camps et Chaker, 2004, p. 3975-3979, Lassère, 2015, p. 87).

A ce moment, le seul aîné légitime de la famille royale était Gauda, un demi-frère de Jugurtha. Ce dernier, d’abord jugé inapte à assumer la fonction de roi (Salluste, LXV, 1) parce qu’il souffrait d’une maladie invalidante ayant quelque peu diminué son intelligence, ne fut inscrit par Micipsa qu’au second rang dans l’ordre des héritiers au trône de la Numidie (Salluste, LXV, 1 ; LXVI, 3 ; Gsell, 1920, IV, p. 124 ; 1928, VII, p. 138 ; Camps, 1998, p. 2995-6 ; Camps et Chaker, 2004, p. 3975-3979). Cette inscription, même en seconde position, montre que Micipsa l’estimait au moins apte à régner. De fait, Gauda exerça le pouvoir de 105 jusqu’à 88 avant J.-C., et il transmit son royaume à son fils, Hiempsal II. Ce qui montre qu’il n’était pas tout-à-fait incapable de gouverner, contrairement aux déclarations de Salluste (Camps, 1960, 241 ; 1998, p. 2995-6).

Micipsa s’était d’abord félicité d’avoir un neveu si brillant, Jugurtha, dans l’espoir que sa valeur ferait honneur à son propre règne. En effet, l’intérêt supérieur du royaume exigeait que la fonction suprême fût transmise à un autre homme capable de maintenir le pouvoir dans la lignée de Massinissa. Jugurtha présentait toutes les aptitudes physiques et morales d’un homme qui pouvait assumer la fonction de chef d’État (Salluste, VI, 2 ; X, 2 ; Saumagne, 1996, p.103-4 ; Julien, 1994, p. 137).

Micipsa n’avait, en effet, d’autre choix que de légitimer Jugurtha, s’il voulait maintenir la lignée, conformément à la coutume. Et c’est ce qu’il fit. Sur son lit de mort, il le lui rappela, Salluste l’écrit :

« Tu étais un petit enfant, Jugurtha, sans père, sans espérance, sans ressources, lorsque je t’ai appelé à l’héritage de ma couronne, dans la pensée que ces bienfaits me vaudraient de ta part une affection égale à celle de mes propres enfants, si je venais à en avoir » (Salluste, X, 1).

Ce passage, cité dans le Bellum Iugurthinum, semble être en contradiction avec la réalité, car à l’époque de l’adoption de Jugurtha, les deux fils de Micipsa avaient déjà vu le jour. Est-ce que Salluste voulait dire que Micipsa pensait que les bienfaits prodigués à Jugurtha lui vaudraient, de sa part, une affection égale à celle qu’il lui aurait accordée s’il avait été son propre père ?

Jusqu’en 133 avant J.-C., Jugurtha était en position d’héritier unique, sans autre associé légitime, selon la coutume numide. Puis, il cessa de l’être au cours de cette même année et en vint à redouter de n’être même plus un héritier potentiel car ce fut à cette même période que Micipsa eut deux fils : Adherbal et Hiempsal. Et l’idée était venue à leur père de les rendre héritiers du trône en ligne directe (Saumagne, 1966, p. 103-4) ; il désirait même leur transmettre l’intégralité de la succession (Salluste, VII, 2 ; IX, 2 ; XIV, 2, 5, 18 ; Florus, I, XXXVI, 3). Cette affaire préoccupait tant Micipsa qu’il envisagea sérieusement de se débarrasser de son neveu, Jugurtha.

Micipsa avait maintes raisons de s’inquiéter : d’abord, la crainte de perdre le pouvoir au vu de son âge avancé et l’incertitude de laisser à ses enfants un quelconque héritage ; ensuite, l’aura grandissante de Jugurtha et les démonstrations d’affection que les Numides lui manifestaient, le rendaient intouchable. Tout ceci lui faisait craindre une guerre civile s’il venait à le faire assassiner. Il comprit vite qu’il ne pourrait pas se débarrasser par la force ou par la ruse d’un homme aussi populaire que Jugurtha. Connaissant sa bravoure et son goût pour la gloire militaire, il imagina un subterfuge : l’exposer aux périls de la guerre de Numance aux côtés des Romains avec l’espoir qu’il tomberait, victime de son devoir ou de la fureur de l’ennemi. Il lui confia alors le commandement d’un contingent numide et l’envoya guerroyer en Espagne (Salluste, VI, 3 ; VII, 1-2 ; IX, 2 ; XIV, 2, 5 ; Florus, I, XXXVI, 3 ; Gsell, 1928, VII, p. 140 ; Lassère, 2015, p. 87).

À son arrivée dans la péninsule ibérique, Jugurtha fut reçu par Scipion Emilien qui manifesta immédiatement son intention de l’intégrer aux opérations militaires qu’il dirigeait. Les qualités, reconnues, de Jugurtha lui permirent d’acquérir l’amitié sincère d’un grand nombre de familles romaines ainsi que de ses compagnons d’armes (Salluste, VII, 4-7 ; Gsell, 1928, VII, p. 140 ; Camps et Chaker, 2004, p. 3975-3979). Micipsa reçut même une lettre de Scipion Émilien dans laquelle il qualifiait clairement Jugurtha de « petit-fils de Massinissa », pouvant s’interpréter comme « l’héritier tout désigné au trône numide » (Saumagne, 1966, p.105). Le sens de ces mots est attesté par Salluste, dans un passage cité plus haut.

Le message de Scipion était explicite : il fallait procéder à la légitimation du futur roi, Jugurtha. Micipsa, conscient de la fragilité de son pouvoir, ne pouvait ignorer maintenant les vœux, voire la volonté, du Sénat romain (Gsell, 1928, VII, p. 140 ; Decret et Fantar, 1981, p. 121). L’attachement, déjà signalé, qu’inspirait Jugurtha au peuple numide ne cessait encore de grandir (Salluste, VII, 2 ; IX, 2 ; XIV, 2, 5, 18 ; Florus, I, XXXVI, 3). Devant de telles contraintes et dans l’obligation de maintenir la paix dans son royaume entre ses propres enfants et Jugurtha (Gsell, 1928, VII, p.141), Micipsa changea d’attitude envers son fils adoptif et essaya de le rassurer par de nouveaux bienfaits. Et par testament, il l’associa au pouvoir, au même rang que ses deux fils (Salluste, IX, 3 ; Florus, I, XXXVI, 3 ; Orose, I, V, 3).

Le mode de règne triumviral était une règle de succession instaurée par Massinissa, qui effaçait du même coup la règle de primogéniture. Micipsa voulut qu’à sa mort les mêmes principes fussent appliqués. Jugurtha devint désormais co-héritier du royaume, au même titre que ses cousins. Micipsa avait même pensé à attribuer à Jugurtha, tenant compte de ses compétences dans le domaine, le commandement militaire et à laisser les affaires civiles à ses enfants sans que le territoire du royaume ne fût partagé (Gsell, 1920, IV, p. 124 ; 1928, VII, p. 141-2 ; Camps, 1998, p. 2995 ; Ghaki, 2010, p. 4986).

Quelques auteurs modernes considèrent que la volonté de Micipsa de vouloir instituer le partage du pouvoir au sein d’un royaume uni, à la manière de ce qui avait été vécu à la mort de Massinissa, et d’avoir ainsi ignoré les conseils de Scipion Emilien, a été à la source de la discorde entre ses héritiers (Ghaki, 2010, p. 4985). Cette décision « de pouvoir partagé », prise par Micipsa, s’était imposée à lui dès le retour d’Espagne de Jugurtha. Micipsa, au crépuscule de sa vie, était absolument convaincu qu’après sa disparition, Jugurtha se précipiterait, non seulement, pour revendiquer ce qui lui était dû, c’est-à-dire la totalité du pouvoir royal, mais irait jusqu’à faire aboutir sa revendication en sollicitant le concours des Romains, si cela s’avérait nécessaire (Salluste, X, 1).

Dans une réunion de famille et d’amis, Micipsa s’adressa à Jugurtha, lui rappelant d’abord sa situation au moment de la mort de son père et les bienfaits qu’il lui avait prodigués, puis le félicita pour avoir, à Numance, couvert de gloire le roi et le royaume, et avoir ainsi rendu plus forte encore l’amitié déjà bien établie entre Rome et la Numidie (Salluste, X, 1-2).

Micipsa passa ensuite aux recommandations et s’adressa à Jugurtha en ces termes :

« Par cette main que je presse, par la foi due au royaume, je te prie, je te conjure d’avoir en affection ces enfants que voici, tes cousins par la race, tes frères par mes bienfaits, de ne pas chercher à t’adjoindre des étrangers au lieu de garder près de toi ceux qui te sont unis par le sang. Les véritables gardiens du trône, ce ne sont ni les armes, ni les trésors, mais les amis ; et l’amitié, on ne peut ni la forcer par les armes, ni l’acquérir par l’argent ; c’est par les services rendus, par la fidélité qu’on obtient, or est-il un meilleurs ami qu’un frère pour son frère ? Et quel étranger trouveras-tu fidèle, si tu es l’ennemi des tiens ? Pour moi, je vous lègue un pouvoir solide si vous le conduisez bien ; chancelant, si vous vous conduisez mal. Car la concorde fortifie les États, la discorde détruit les plus grands. Mais c’est à toi, Jugurtha, qui es l’aîné de ces enfants par l’âge et la sagesse, c’est à toi plus qu’à eux de pourvoir à ce que les choses se passent bien » (Salluste, X, 3-8).

Il apostropha ensuite ses propres fils, Adherbal et Hiempsal, leur demandant de respecter Jugurtha, de l’honorer et de prendre en exemple sa valeur. Jugurtha savait bien que le discours de son oncle était hypocrite (Salluste, X, 3-8 ; Kadra-Hadjadji, 2005, p. 69). Micipsa, craignant pour ses propres enfants une réaction violente de Jugurtha, voulait, par cette déclaration, l’amener à de meilleurs sentiments envers eux.

G. Camps doute des informations rapportées par Salluste. Il les considère sans valeur, car malgré les contraintes citées plus haut, le vieux roi aurait pu, s’il l’avait voulu, se débarrasser facilement de Jugurtha, et cela, bien avant son départ pour Numance. À la mort de son père Mastanabal, s’il prit la décision de l’adopter, c’était en toute connaissance, et parce qu’il jugeait bon pour le royaume de le faire. Et, toujours pour G. Camps, les qualités de Jugurtha encourageaient Micipsa à répartir les fonctions entre Jugurtha et ses propres enfants (Camps, 1960, p. 241 ; Lassère, 2015, p. 88).

À la mort de Micipsa en 118 avant J.-C., comme prévu, le pouvoir échut à ces trois princes par testament (Salluste, IX, 3). Mais la discorde entre les héritiers faussa les calculs de Micipsa et en décida autrement (Salluste, XII, 1 ; Saumagne, 1966, p. 26-7 ; Camps et Chaker, 2004, p. 3975-3979). Cette co-gestion ne dura que quelques semaines (Ghaki, 2010, p. 4986). Salluste raconte que, dès leur première rencontre, ils décidèrent, faute de s’entendre sur la distribution des pouvoirs, de se partager les trésors de Micipsa et de délimiter ensuite le territoire sur lequel chacun d’eux régnerait (Salluste, XII, 1 ; Gsell, 1920, IV, p. 124 ; 1928, VII, p. 142).

Le projet de partage du pouvoir, initié par leur père Micipsa, venait donc d’échouer (Salluste, XII, 1 ; Gsell, 1920, IV, p. 124 ; Decret et Fantar, 1981, p. 121).

LA CONQUÊTE DU POUVOIR

Pour accéder au trône de Numidie, Jugurtha utilisa ses compétences d’homme de guerre. Il planifia des actions violentes contre ses cousins : il commença par faire assassiner Hiempsal, puis chassa Adherbal du trône après l’avoir vaincu sur le terrain (Orose, I, V, 3).

L’assassinat d’Hiempsa

Après le décès de Micipsa, ses héritiers se réunirent pour lui rendre les derniers honneurs et délibérer sur les affaires du royaume. Pendant les délibérations, Hiempsal montra son mépris à Jugurtha : il s’assit à la droite d’Adherbal pour empêcher Jugurtha d’occuper la place d’honneur qui, chez les Numides, est le siège du milieu. Au cours de leurs échanges sur l’administration du royaume, Jugurtha proposa d’abroger toutes les décisions prises par Micipsa durant les cinq dernières années de sa vie, prétextant son âge avancé et la perte de sa raison. Hiempsal partagea cet avis sans hésitation, Jugurtha ayant été légitimé par son oncle pendant cette période (Salluste, XI, 3, 5, 6 ; Gsell, 1920, IV, p. 129 ; 1928, VII, p. 141-2 ; Aït Amara, 2018, p. 25-50). Jugurtha alors irrité par l’impudence de ses cousins, craignit qu’ils ne s’entendent pour le destituer. Il attendit qu’une occasion se présentât pour faire assassiner Hiempsal (Salluste, XI, 2-9 ; Orose, I, 15, 3-5 ; Berthier, Juillet et Charlier, 1949, p. 26). Pour réaliser son objectif, Jugurtha eut recours à la ruse (Salluste, XI, 8-9 ; XII, 5, XIII, 1-3 ; Florus, I, XXXVI, 3, 4 ; LIV, 64 ; Orose, V, 15, 3 ; Gsell, 1920, IV, p. 125 ; Camps et Chaker, 2004, p. 3975-3979 ; Lassère, 2015, p. 88).

Il usa du stratagème suivant : Hiempsal logeait à Thimida dans la maison du principal licteur de Jugurtha. Celui-ci réclama et obtint de son subordonné, sous prétexte de visiter la maison, la copie des clefs des portes de la bâtisse ; les clés d’origine, elles, censées être uniques, étaient remises chaque soir à Hiempsal (Salluste, XII, 1-6 ; Florus, I, 36, 4 ; Orose, V, 15, 3 ; Gsell, 1928, VII, p. 143-143). Les soldats de Jugurtha purent ainsi s’introduire de nuit dans la place. Ils massacrèrent les gardes, puis le roi dont ils rapportèrent la tête à Jugurtha (Florus. I, 36, 4 ; Orose, V, 15, 3 ; Camps, 2001, p. 76). Les échos de ces événements se répandirent dans toute l’Afrique. A ce moment-là, les Numides se divisèrent en deux factions. D’après Salluste, la majorité de la population se rangea du côté d’Adherbal ; les meilleurs soldats, eux, se rassemblèrent autour de Jugurtha qui s’apprêtait à régner sur toute la Numidie (Salluste, XIII, 1-5).

La guerre contre Adherbal

Adherbal, depuis l’assassinat de son frère Hiempsal, se sentait en perpétuel danger. Il multiplia les plaintes auprès du Sénat romain. Aucune suite n’y fut jamais donnée. St. Gsell relie l’absence de réaction des Romains aux grands services que leur avait rendus Jugurtha. Cette politique de valse-hésitation de Rome s’explique peut-être aussi par la menace latente de révolte des peuples gaulois (Gsell, 1928, VII, p. 143-5 ; Saumagne, 1966, p. 26-7 ; Lassère, 2015, p. 88).

Jugurtha, de son côté également, dépêcha des messagers à Rome, avec mission de veiller à susciter des soutiens actifs. Salluste évoque des représentants que Jugurtha envoya à Rome chargés d’or et d’argent pour, d’abord, combler ses anciens amis, et ensuite en trouver de nouveaux (Salluste, XIII, 6). Salluste ramenait tout à la corruption. Il éprouvait lui-même une nette hostilité envers la noblesse conservatrice et corrompue de Rome (Gsell, 1928, VII, p. 124).

Rome finit par envoyer une commission sénatoriale dirigée par Lucius Opimius afin de procéder au partage du royaume numide entre Adherbal et Jugurtha (Salluste, XVI, 4). Certains auteurs pensent que l’idée du partage territorial du royaume de Numidie était issue d’une réflexion des héritiers euxmêmes et qu’il était également possible que le Sénat romain ait été consulté. Adherbal reçut la Numidie orientale voisine de la province romaine d’Afrique. Jugurtha se vit confier les terres qui s’étendaient jusqu’à la rive orientale du fleuve Mulucha (Gsell, 1928, VII, p. 146 ; Camps, 1960, p. 243 ; Le Bohec, 2005, p. 39).

D’après Salluste, le territoire jouxtant la Maurétanie, attribué à Jugurtha, était le plus riche et le plus peuplé (Salluste, XVI, 4). Cette vaste étendue se composait essentiellement de paysages ruraux, occupés par des tribus nomades. Il s’agissait de l’ancienne Massaesylie. Nous ne connaissons pas le nom de la capitale de Jugurtha. Elle pouvait être Siga ou Iol, les deux principales villes de la région.

L’autre partie, revenant à Adherbal, la Numidie orientale, n’avait qu’une apparente valeur, mais était mieux pourvue en ports et en monuments et elle avait Cirta comme capitale (Salluste, XVI, 4 ; Gsell, 1928, VII, p. 146 ; Camps, 1960, p. 241-2).

Les Modernes ont des avis divergents sur ce point. Les uns pensent, comme Salluste, que la partie la plus riche était celle qui avait été attribuée à Jugurtha (Julien, 1956, p. 113 ; Hinard, 2000, p. 577). L’inscription de Cherchel mentionne cette partie de la Numidie et fait état de bourgs, de plantations et de terres cultivables qui formaient un domaine dont les revenus furent abandonnés par les notables de la région pour subvenir aux dépenses du culte royal. Il va sans dire que ce domaine constituait l’exception dans cette région (Camps, 1960, p. 240). Les autres considèrent que ce partage était favorable à Adherbal qui héritait des territoires ayant appartenu à Carthage, caractérisés par un paysage urbain marqué et nantis d’une agriculture prospère. Adherbal, le moins belliqueux, eut la préférence de Rome qui lui remit la partie de la Numidie qui touchait la province romaine (Gsell, 1928, VII, p. 146). Enfin, un troisième groupe d’historiens, s’opposant aux deux précédents, estime que les deux territoires étaient uniformément fertiles (Briand-Ponsart, 2011, p. 172-3).

Nous remarquons que Salluste se contredit dans sa description de la partie orientale de la Numidie. Au chapitre XVI, il la déclare comme ayant moins de valeur réelle (Salluste, XVI, 4). En revanche, au chapitre LIV, il la place parmi les régions les plus riches de Numidie. Par exemple, il cite qu’en 109 avant J.-C., lorsque Métellus pénétra dans la région orientale, de nombreux otages lui furent livrés, ainsi que du blé et tout le nécessaire (Salluste, LIV, 6). Cette contradiction dans les propos de Salluste était vraisemblablement due, pour partie, à sa méconnaissance de la géographie physique de la Numidie.

Salluste, à ce moment de son récit, note que la situation resta inchangée pendant quatre années. Alors, Jugurtha, mécontent du partage décidé par les Romains, tenta un coup d’état pour chasser Adherbal et, sans plus tarder, envahit son royaume (Salluste, XII, 5, XIII, 1-3 ; XX, 3 ; Florus, I, XXXVI, 4 ; LIV. 64 ; Orose, V, 15, 3 ;Gsell, 1928, VII, p. 147 ; Le Bohec, 2005, p. 39 ; Aït Amara, 2012, p. 605 ; Lassère, 2015, p. 88). Pour expliquer cette attaque, il prétexta des menaces de mort proférées à son encontre par son cousin. Salluste rapporte les termes du discours des envoyés de Jugurtha au Sénat :

« Adherbal dans cette guerre était l’agresseur, et c’est seulement après sa défaite qu’il venait se plaindre d’avoir échoué dans son attentat criminel » (Salluste, XV, 1).

Il revient sur ces faits au chapitre XXII où il évoque de nouveau la cause du conflit entre Jugurtha et Adherbal (Salluste, XXII, 3-4).

Il est regrettable que Salluste ne nous présente pas de manière claire la véritable raison du déclenchement de la guerre de Jugurtha contre son cousin. D’après l’idée qui transparaît dans son œuvre, l’ingérence romaine dans les affaires numides pourrait bien être à l’origine de cette guerre. L’idée de la provincialisation, déjà bien présente dans l’esprit des politiciens romains dès la fin du règne de Micipsa, semblait alors se concrétiser. Les Romains considéraient que la Numidie était leur propriété légitime depuis la défaite de Carthage à la bataille de Zama en 202 avant J.-C. (Briand-Ponsart, 2011, p. 172). Tite-Live fait dire à Massinissa qu’après la victoire romaine de Pydna « il ne possédait que la jouissance d’une contrée dont Rome restait bien le véritable propriétaire » (Tite-Live, XLV, 13 ; Briand-Ponsart, 2011, p. 168). C’est pour cette raison que les Romains envisagèrent, par la suite, de récupérer la partie de la Numidie attribuée à Adherbal (Florus, I, XXXVI, 6 ; Eutrope, IV, 26, 1 ; Camps, 1960, p. 243).

G. Camps rejette cette idée et considère que cette guerre n’était pas dirigée contre la domination romaine, mais plutôt contre son cousin Adherbal, parce que Jugurtha voulait régner en maître sur le royaume de Numidie (Camps, 1960, p. 243). La présence d’un grand nombre d’étrangers — de l’ordre de vingt-cinq mille citoyens romains et italiens — dans les villes numides et à Cirta depuis l’époque de Micipsa, prouve bien que l’ingérence romaine dans la Numidie, notamment sur le plan économique, était bien une réalité et ne pouvait être totalement ignorée. Jugurtha était bien placé, depuis son séjour dans la péninsule ibérique et la mort de son oncle, pour être instruit de tous les cheminements d’une politique romaine dont les effets s’étendaient jusqu’aux frontières de la Numidie (Saumagne, 1966, p. 171-177 ; Kadra-Hadjadji, 2005, p. 42 ; Aït Amara, 2013, p. 203). Ce sont donc ces circonstances qui ont poussé Jugurtha à déclencher les hostilités.

Jugurtha commença par piller le royaume de son cousin pour l’obliger à lui déclarer la guerre (Salluste, XIII, 1 ; Gsell, 1928, VII, p. 147). Puis, il entra directement en conflit avec lui. Les armées des deux belligérants se rencontrèrent près de Cirta. Dès les premiers engagements, l’armée d’Adherbal céda (Gsell, 1928, VII, p. 147 ; Decret et Fantar, 1981, p. 124). Nous savons que Jugurtha avait avec lui les meilleurs soldats, mieux entraînés que leurs adversaires (Salluste, XXIII, 1). Lui-même était reconnu comme un bon combattant depuis le siège de Numance (Aït Amara, 2013, p. 203). Adherbal, lui, est présenté dans le Bellum Iugurthinum comme «ami du repos, pacifique, trop craintif pour être craint» (Salluste, XX, 2).

Jugurtha s’empara d’un grand nombre d’hommes, de têtes de bétail ou encore d’autres pièces de butin et finit par ravager l’ensemble du territoire. Adherbal, quant à lui, comptant sur l’amitié des Romains (Salluste, XX, 4-7 ; Gsell, 1928, VII, p.148-9 ; Lassère, 2015, p. 88), se fit aider à Cirta par les négociants italiens qui considéraient qu’il était favorable à leurs intérêts. Jugurtha assiégea Cirta en 112 avant J.-C. (Gsell, 1928, VII, p. 148-9 ; Le Bohec, 2005, p. 39). Il investit la place, entreposa du matériel de siège et se prépara à prendre la ville. Il ne répondit pas aux injonctions du Sénat romain qui tentait d’arrêter la guerre. Il entoura les murailles de la ville d’un fossé et d’une palissade, éleva des tours qu’il dota de corps de garde et tenta de gagner les défenseurs de la ville à sa cause par des promesses ou par la terreur (Salluste, XXI, 3 ; XXIII, 1 ; Gsell, 1928, VII, p. 148-9).

Les Modernes critiquent cette description du siège de Cirta faite par Salluste car la topographie du lieu rend très mal aisé le creusement d’un fossé et l’édification d’une palissade. Cette ville était déjà fortifiée et bien protégée par la nature. On remarque là encore que Salluste connaissait mal les lieux.

Le siège de cette ville dura cinq mois. Les demandes d’aide d’Adherbal aux Romains se multiplièrent. Jugurtha, malgré les graves sanctions qu’il encourait, refusa de lever le siège. Adherbal, sur les conseils des négociants italiens de Cirta, accepta de se rendre à Jugurtha, exigeant seulement d’avoir la vie sauve. Jugurtha le fit torturer à mort et fit massacrer « tous les adultes, Numides ou négociants romains, en possession d’armes » (Salluste, XXIV, 2-3, 7, 10 ; XXVI, 1, 3 ; Gsell, 1928, VII, p. 149-152 ; Berthier, Juillet et Charlier, 1949, p. 35 ; Saumagne, 1966, p. 27 ; Camps, 2001, p. 76). Les victimes italiennes furent suffisamment nombreuses, notamment à Cirta, pour que le massacre déclenche les hostilités romaines contre Jugurtha. Nous ne connaissons pas l’origine exacte de ces marchands, mais la présence de céramiques campaniennes sur les côtes de Numidie depuis le deuxième siècle avant J. C., privilégie cette origine pour un grand nombre d’entre eux (Camps, 1960, p. 240 ; Briand-Ponsart, 2015, p. 23). Ceux qui s’étaient installés à Cirta, pour le commerce du blé, étaient susceptibles d’intervenir dans la politique africaine (Salluste, XXVI, 1-3 ; Decret et Fantar, 1981, p. 128).

Certains historiens ne croient pas au massacre des négociants romains en 112 avant J.-C., excluant cet événement comme déclencheur de la guerre romaine contre Jugurtha. Ils limitent leur nombre à seulement quelques individus. Les tenants de cette opinion avancent que l’assassinat d’Adherbal fut la véritable cause du conflit entre Jugurtha et Rome (Saumagne, 1966, p. 167 ; Morstein-Marx, 2000, p. 468-476).

Les solutions proposées par Rome pour partager le royaume entre les héritiers ne visaient qu’à protéger les intérêts romains en Afrique et affaiblir d’avantage le royaume numide. Les Romains se considéraient comme les gardiens attitrés de la Numidie (Briand-Ponsart, 2011, p. 175). Plusieurs passages dans le Bellum Iugurthinum confirment, de manière flagrante, cette vision de Rome, détentrice du pouvoir en Numidie. Par exemple, dans le discours d’Adherbal au sénat romain relaté au chapitre XIV :

« Pères conscrits, au moment de sa mort, mon père Micipsa me prescrivit de me considérer seulement comme l’intendant du royaume de Numidie, dont vous étiez les maîtres légitimes et les véritables souverains » (Salluste, XIV, 1).

À la fin du même chapitre, Salluste fait dire à Adherbal :

« Mais le royaume dont je suis chassé, c’est celui que le peuple romain donna à mes ancêtres (Salluste, XIV, 8).

Certains historiens considèrent que ce discours présenté devant le Sénat romain, attribué à Adherbal par Salluste, relève plus de la littérature que de l’histoire. Salluste, en effet, amplifie les événements et pour les rendre plus dramatiques encore fait ressortir la décadence morale de Rome (Dué, 2000, p. 311-325). Ce discours peut montrer l’emprise de Rome sur Adherbal et son lien de dépendance à elle.

La guerre de succession menée par Jugurtha en Numidie peut être vue sous différents angles. La confrontation a commencé par une mésentente au sein de la dynastie royale puis le conflit a dégénéré en raison de la présence de négociants italiens dans ce pays puis s’est étendu. L’activité commerciale de ces négociants, sans doute profitable aux finances royales, mais inquiétante pour la souveraineté, préoccupait Jugurtha qui voyait les richesses de son pays passer aux mains de négociants étrangers (BriandPonsart, 2011, p. 175 ; Lassère, 2015, p. 88).

Pour être en mesure de défendre les remparts de la cité contre Jugurtha, ces négociants disposaient d’armes. En effet, une colonie armée s’était établie à Cirta avec l’accord d’Adherbal et des autorités romaines. Les Italiens pesaient beaucoup sur les décisions d’Adherbal. Il en ressort clairement que le pouvoir était réellement entre les mains de ces étrangers « ambassadeurs » de la politique romaine (Decret et Fantar, 1981, p. 127-28).

Jugurtha s’insurgea en s’apercevant que le royaume était déjà sous la coupe de Rome par l’intermédiaire de ces négociants. Il chercha alors un moyen de le soustraire à cette semi-dépendance. Il est difficile d’apporter des analyses détaillées sur ce sujet : on ne dispose que d’une seule et unique source et, de plus, favorable aux Romains. Jugurtha voulut rompre avec cette politique d’alignement sur le pouvoir romain et entreprendre l’unification du royaume numide (Decret et Fantar, 1981, p. 126-7 ; Lassère, 2015, p. 88). Ses objectifs s’opposaient à ceux des Romains en Afrique. La politique romaine consistait à préserver la stabilité politique et économique. Rome procéda à l’implantation de colonies lui permettant aisément de se procurer du blé, d’enrôler des troupes auxiliaires et d’installer de nombreux négociants (Lassère, 2015, p. 92).

J.-M. Lassère n’a pas tranché sur l’objectif de Jugurtha : remettre en question le statut d’un royaume client de Rome en Numidie, ou lutter contre la présence romaine en Afrique. Le prince, d’après l’historien, voulait reconstituer l’unité de la Numidie mais en même temps, il n’écarte pas la part d’ambition de Jugurtha et sa quête d’un pouvoir absolu (Lassère, 2015, p. 92).

Quoi qu’il en soit, Jugurtha osa s’emparer de Cirta et il se retrouva maître d’un très vaste royaume qui s’étendait de la Mulucha jusqu’à la Fossa Régia, qui séparait le royaume numide de la province romaine d’Afrique (Decret et Fantar, 1981, p. 126-7).

Mais cette utopie, Jugurtha ne la vécut pas longtemps : les Romains la stoppèrent par crainte de le voir jouer en Afrique un rôle dominant, comme l’avait fait, en son temps, Massinissa, mais aux dépens du territoire carthaginois. Les Romains avaient compris que Jugurtha, chef incontesté des Numides, avait toutes les qualités pour agrandir son royaume au détriment de la province romaine d’Afrique (Berthier, Juillet et Charlier, 1949, p. 35).

CONCLUSION

Les éléments, même en nombre limité, dont nous disposons pour appréhender le fonctionnement des institutions en Numidie, nous ont permis une approche historique des différentes situations et des interactions de certaines d’entre elles.

Les sources, sur lesquelles nous nous sommes appuyé, émanent principalement d’auteurs latins qui décrivent les événements — et tentent d’en donner une explication — du seul point de vue romain et n’évoquent la Numidie et ses codes administratifs, qu’indirectement.

Le Bellum Iugurthinum de Salluste, notre source, est rédigé de telle manière qu’il tend à légitimer l’intervention des Romains dans les affaires de la Numidie. Cet angle de vue partial tend à brouiller les modalités de la conquête du pouvoir par Jugurtha en Numidie. Toutefois, le peu d’informations que l’historiographie nous fournit, montre que la gestion du pouvoir en Numidie reposait sur des institutions bien établies.

Les règles de fonctionnement, notamment celles qui réglementaient la passation du pouvoir étaient appliquées. Elles évoluèrent sous Massinissa, d’abord, puis sous Micipsa, enfin, vers le triumvirat, avec pour objectif de renforcer le pouvoir et de préserver les frontières du pays.

Ces règles mettent en évidence les difficultés qu’a rencontrées Jugurtha dans la réalisation de ses projets. Il réussit son accession au pouvoir grâce à sa personnalité hors du commun et à ses compétences militaires qui lui ont toutes été précieuses quand il en eut besoin.

Les ambitions de Jugurtha étaient de taille : régner sur toute cette partie de l’Afrique, la soustraire à l’emprise des étrangers, politiciens et négociants, et mettre un terme aux politiques mises en œuvre par son oncle et ses cousins. Pour réaliser son objectif, il n’eut d’autre choix que de les éliminer. Malheureusement la période ne lui fut pas favorable : Rome fit barrage, pressentant dans l’ascension de Jugurtha la perte de ses intérêts en Afrique et voyant en lui, un chef militaire redoutable tel qu’avait pu l’être en son temps Hannibal dans sa guerre contre Rome.

Ouiza Aït Amara – Professeure, historienne, Alger 2 (ouizaaitamara2000@yahoo.fr)
Revue Ikozim N°8 – 2019

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NOTES

[1] Pline l’Ancien écrit qu’après la disparition de Carthage, en 146 avant J.-C., les bibliothèques épargnées par l’incendie échurent aux rois numides (Pline, V, XVIII, 22). Une partie des ouvrages qui les composaient devint, sans doute, au 1er siècle avant J.-C., la propriété du roi Hiempsal (Gsell, 1913, I, p. 331), fils de Gauda et père du futur Juba Ier (Kontorini, 1975, p. 89-99). Mais, selon St. Gsell, les termes que Salluste utilise indiquent plutôt que l’auteur des ouvrages conservés était Hiempsal lui-même (Gsell, 1913, I, p. 332 ; Lancel, 1992, p. 377).

[2] Les traductions du Jugurtha sont celles d’A. Ernout, revues par J. Hellegouarc’h.

[3] Les Romains félicitèrent César de leur avoir donné un pays dont ils tireraient tous les ans un million deux cent mille boisseaux de blé (Gsell, 1927, V, p. 152 ; Aït Amara, 2014, p. 31- 32).