Hommage à Amor Nezzal
Ourchmadhas est le nom berbère d’une montagne située à Aïn Zaâtout. Ce haut-lieu qui fait partie du territoire des Aïth Frah, les habitants de cette commune, a été le théâtre de l’une des grandes batailles qu’a connues le versant sud des Aurès pendant la guerre de libération. Cette bataille qui a eu lieu précisément le 27 septembre 1956 a profondément marqué les esprits. Les anciens maquisards en gardent toujours des séquelles et des souvenirs douloureux, puisqu’ils ont toujours en mémoire la puissance de feu qui a caractérisé l’affrontement avec les forces coloniales et surtout l’image de leurs compagnons qui y ont péri. Selon les témoignages, plus de 75 maquisards parmi les troupes d’élite de l’ALN sont tombés, ce jour-là, au champ d’honneur après un violent et sanglant combat qui a duré plus de 36 heures. Et comme pour ne pas oublier ces valeureux martyrs, la commune de Aïn Zaâtout commémore, chaque année, la bataille d’Ourchmadhas. Cette année encore, la tradition a été perpétuée et de nombreuses activités ont été organisées ce mercredi au chef-lieu de la commune. Outre la visite traditionnelle au carré des martyrs et les expositions organisées à l’occasion, les festivités commémoratives de cette année ont connu toutefois une nouveauté. Il s’agit de l’organisation, pour la première fois, d’une journée d’étude pour rendre un vibrant hommage à l’enfant du pays et néanmoins l’un des premiers intellectuels berbérisants de toute la région des Aurès, Amor Nezzal.
Cette activité, qui a drainé un public nombreux, a été animée par des conférenciers venus des universités de Batna et de Khenchela pour relater le parcours exceptionnel d’un homme que d’aucuns dénomment ici “Apulée des temps modernes”. Mais qui est cet homme qui est resté quand même peu connu du grand public algérien ?
Amor Nezzal est né le 19 octobre 1907 à Aïn Zaâtout. Il est l’un des rares Algériens qui s’est intéressé très tôt au berbère. Son parcours d’intellectuel et de chercheur sur cette langue l’a mené ainsi à côtoyer d’éminentes personnalités dans le domaine de l’ethnologie et la linguistique, tels qu’ André Basset, Mouloud Mammeri, Fanny Colonna et autres Abdelmalek Ousadden. On raconte que, dès son jeune âge, Amor se distinguait par cette grande envie de faire des études. Avec l’aide de son père qui voulait en faire médecin, il quitta son village pour aller s’installer à Constantine. Sur place, il se détourna du projet car le jeune Auressien qu’il est devenu avait vraisemblablement d’autres vocations. Il voulait en fait explorer les sentiers de l’ethnolinguistique et apprendre les langues pour lesquelles il avait un penchant irrésistible. Au bout de quelques années, il décrocha ainsi son premier diplôme de la madrassa (magistrature musulmane) de Constantine avant d’entamer à l’université d’Alger des études supérieures couronnées, elles aussi, d’un autre diplôme supérieur en langue arabe. Toutes ces distinctions ne semblaient guère le contenter. Il manquait quelque chose à cet érudit qui en voulait plus.
En effet, malgré une maîtrise parfaite de l’arabe et du français, la soif du savoir chez Nezzal restait insatiable surtout qu’elle n’a pas été, jusque-là, abreuvée de connaissances sur sa langue maternelle, en l’occurrence le berbère. Il décida alors de partir, au début des années 1930, en France pour s’inscrire comme auditeur libre à l’École nationale des langues orientales (ex-appellation de l’Inalco1). Son passage dans cette prestigieuse école lui permit de décrocher une licence en berbère, mais aussi de rencontrer André Basset, avec lequel il collabora pour réaliser un ouvrage ethnolinguistique sur le parler berbère des Aurès.
Pour mener à bien ce travail de recherche, il venait souvent dans son village dans les années 1930 et 1940 pour recueillir les témoignages et décrire la vie rurale de sa communauté. Il s’investissait à fond dans ce travail de collecte, si bien qu’il souleva l’étonnement, voire l’incompréhension des habitants de son village. On ne comprenait pas toute cette énergie d’un homme qui s’ingéniait à sauvegarder une langue et promouvoir le patrimoine immatériel d’une société qui ne pensait, en ces temps-là, qu’à subsister et survivre. Il était ainsi considéré par les vieux comme marginal et on se méfiait beaucoup de lui. On murmurait même qu’il était envoûté par une espèce de magie ou de maladie qui affecte surtout les maniaques du savoir. Mais tout cela ne le découragea pas pour autant et il continua ses recherches jusqu’à réaliser son œuvre.
Aujourd’hui, son ouvrage Textes berbères de l’Aurès 2, qu’il a rédigé sous la direction d’André Basset, est considéré comme un document incontournable dans les études berbères faites sur la variante chaouie. Parallèlement à ses activités, Amor Nezzal exerça beaucoup de métiers en France. Il était à la fois répétiteur, animateur de radio et même interprète dans un important ministère à Paris.
À l’indépendance du pays, il décida de rentrer pour s’installer encore une fois à Constantine. Il y exerça de 1963 à 1973 comme professeur de langue arabe au lycée El-Houria. On raconte que, durant cette période, il vivait en reclus dans l’un des hôtels de la ville. Incompris par sa communauté et déçu visiblement par le jacobinisme linguistique ambiant de l’époque, il choisit ainsi de mener cette vie, jusqu’à s’éteindre seul dans sa chambre de location le 6 mai 1973.
Amor Nezzal est parti ainsi dans une grande solitude. Il n’avait pas eu le temps de voir son idéal se réaliser puisqu’il répétait toujours à ses amis que “le jour viendra où notre langue sera reconnue, valorisée et enseignée à l’école”. Et si à l’époque personne ne le croyait, l’avenir lui a donné toutefois raison.
Salim Guettouchi