Pourquoi le Hirak fonctionne en mode autonome ?
La non-violence active n’est pas un luxe propre aux luttes pacifiques dans les pays du Nord, développés et démocratiques. C’est un combat contre toutes les violences dont la première d’entre elles est la provocation suscitée les gouvernants afin d’attirer les citoyens sur le terrain … de la violence.
Alors, dans les circonstances actuelles, il est inutile de s’exposer plus que nécessaire pour empêcher les réunions de campagne des candidats à la présidentielle. Mais il s’agit de maintenir la mobilisation pacifique, partout sur le territoire national. A ce rythme, ces candidats feront leurs prochains meetings dans les bureaux des walis !
Ces derniers mois, il y a un souhait et un empressement audibles de toutes parts pour voir le mouvement populaire, le Hirak, se doter de représentants régionaux et d’une direction nationale représentative, afin de dialoguer (et négocier) avec le pouvoir actuel.
La première question que l’on peut se poser est la suivante : y a-t-il lieu à une quelconque négociation lorsque le leitmotiv du peuple est “le changement de système-yetneḥḥaw gâe-ad kksen akk” (qu’ils partent tous), et la réponse du pouvoir dans ses discours de casernes est la négation de la légitimité du mouvement, la répression, ou pire, le travestissement des motifs de la contestation ?
Cet empressement, venant du peuple contestataire, pour disposer au plus tôt de représentants légitimes ne semble être ni une priorité, ni une urgence. La raison première est de ne pas offrir inutilement au pouvoir des responsables sur le plateau pour décapiter le mouvement. Nous ne sommes plus dans les temps anciens, où des peuples désignaient des couple de jeunes hommes et jeunes femmes qu’on sacrifiait en offrande aux dieux, pour éloigner la guerre, la famine ou les maladies.
Une autre raison est due à la nature même du mouvement populaire et pacifique qui grandit, modifie ses actions de plus en plus inventives, et se déploie depuis bientôt un an.
Cette dynamique est liée à la culture d’auto-défense du peuple, et aux mécanismes ancestraux de défense de la société algérienne depuis des siècles. Toutes les révoltes contre les envahisseurs et lors de la dernière guerre de libération nationale ont été menées de la sorte. Chaque village, chaque quartier était une entité de lutte autonome.
Lors des grandes manifestations-émeutes-barricades de décembre 1960 à Alger principalement, l’organisation FLN était totalement dépassée, c’était la population qui avait l’initiative (1). Nous avons nous-même vécu cette dure période au quartier El Aqiba à Belcourt.
Mode systémique et mode autonome
Aujourd’hui, “le Hirak c’est moi, ma famille et mes voisins, c’est tous les autres qui marchent avec nous…”, pour reprendre l’expression d’un citoyen et répondre ainsi à ceux qui se posent encore la question : “à qui appartient le Hirak” (2).
C’est un fait, le Hirak c’est la société, il fonctionne en mode autonome et n’a donc pas besoin de structure verticale de commandement. C’est ce qui fait sa force, mais aussi suscite des interrogations sur son efficacité dans les étapes ultérieures d’édification.
Des décennies d’élaboration-application de méthodes de management dans les entreprises, les administrations, les organisations politiques, ont soulevé cette contradiction et/ou complémentarité entre des modes de management en fonction du terrain et de la culture des concernés. Le système idéal, recherché par tous, étant celui qui associe les avantages des modes systémiques et des modes autonomes.
Le mode systémique est celui où les agents fonctionnent par soumission à l’autorité, suivant des règles établies par un système supérieur (légitime ou pas, mais reconnu), suivant des procédures établies, et qui ne disposent pas, en eux-mêmes, de mécanisme spontané pour s’en sortir lorsque la situation n’est pas prévue par les procédures.
L’exemple mondialement connu est celui de la réaction des Japonais, brouillonne et désorganisée, lors de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011, à partir du moment où il n’y avait aucune directive de l’État, car tous les moyens de communications et les services de l’administration locale étaient hors d’usage. Le retard pris par la mise en œuvre des secours avait étonné le monde.
Plus près de nous, les magistrats des tribunaux d’exception (Sidi M’ḥamed et autres) qui condamnent les porteurs de l’emblème amazigh ou d’écriteaux et caricatures hostiles au pouvoir, représentent le type même de fonctionnement systémique. La soumission à l’autorité justifie pour eux le piétinement du code pénal et l’invention de délits.
Le mode autonome est celui qui nous concerne
C’est là où chaque agent, chaque microstructure réagit en fonction de ses besoins locaux, sans attendre les directives d’une structure verticale, même si elle existe, car connaissant a priori le chemin vers l’objectif ultime. Ce qui provoque parfois des conflits.
Le Hirak fonctionne en mode autonome car il remet en cause cette soumission à l’autorité, et la légitimité même de cette autorité. C’est ce qui fait de lui un mouvement révolutionnaire, afin de refonder l’État algérien sur les principes du droit.
Ce mode de fonctionnement autonome met à profit et optimise l’intelligence locale dans la rapidité d’exécution collective. Si l’on cherche une analogie, on la trouvera dans le fonctionnement des réseaux de neurones en informatique (intelligence artificielle) qui fournit des puissances de traitement immenses dans tous les domaines. Ces réseaux artificiels étant eux-mêmes une analogie des neurones biologiques naturelles, combinées avec la puissance des statistiques et des capacités de calcul.
Les lourdeurs et la vision restrictive “d’une organisation verticale, structurée et rigide…” sont ainsi évitées.
Pour revenir à la société algérienne, ou nord-africaine en général, cette autonomie ‘’structurelle’’ ou anthropologique est un avantage certain dans les périodes de lutte pour affronter l’adversité et où les confédérations de tribus sont rapidement reconstituées le temps de la lutte. Mais elles seront dissoutes dès que le danger est momentanément écarté, d’où l’absence historique de volonté de centralisation et de durabilité des États centraux de culture nord-africaine.
Alors que le mouvement populaire maintient sa détermination, progresse dans son ampleur et sa vigilance face à la répression et aux subterfuges à chaque fois renouvelés du système politique en place, il produit ses propres élites dans le combat, formées dans la transparence et l’adversité. Ceci peut être vu comme un véritable enfantement d’acteurs nouveaux par le mouvement, en symbiose avec le gisement d’expériences qui sont disponibles dans la société, et qui ont été forgées par les décennies de résistance à la répression et à la corruption, et de luttes contre l’hégémonie du système FLN depuis 1962.
C’est le seul axe de poursuite d’une lutte pacifique crédible dans la transparence, qui risque de prendre d’autres formes pacifiques, et de durer.
Ainsi, le Hirak évitera de subir l’effet néfaste des laboratoires de ‘’fabrication de faux dissidents du système et d’organisations-sur-mesure” que confectionne la police politique, les remakes des cellules djihadistes ‘’démocratisées’’ pour la circonstance, mais aussi, à moindre importance, les ‘’auto-stoppeurs politiques’’ et les groupes clandestins de staliniens professionnels”, toujours en planque, pour se donner une raison de vivre la Révolution populaire par procuration.
Si la solution politique de démocratisation effective de l’État est algéro-algérienne, le respect des droits humains est une affaire qui concerne toute l’humanité.
Aucune restriction ne doit s’appliquer à la dénonciation des atteintes constatées, ni dans l’information hors frontières, ni dans les termes et l’ampleur de la dénonciation. Ce n’est pas une affaire de famille, et il n’y a pas de frontières pour les droits humains.
Aumer U Lamara, physicien, écrivain
Notes et liens internet :
(1) En décembre 1960, des manifestations pour l’indépendance de l’Algérie éclatent dans plusieurs villes algériennes et notamment à Alger et ses quartiers populaires, ces manifestations avaient été organisées en signe de soutien au FLN et au GPRA pour l’indépendance de l’Algérie. Après la bataille d’Alger et le démantèlement des cellules du FLN, elle prouve que le sentiment nationaliste reste fort dans la population algérienne et ce dans toutes les catégories sociales. Les manifestations s’étendirent à tous les quartiers populaires : Belcourt, le quartier de Diar el Mahçoul à Salembier -El Madania, El Harrach, Kouba, Birkhadem, Diar el Saada, la Casbah et Climat de France – Oued Koriche. Ces manifestations prennent vite l’allure d’un soulèvement populaire contre le colonialisme et la population affrontera directement les forces de l’ordre et les parachutistes.
(2) « A qui appartient le Hirak ? » (mediapart) :
https://blogs.mediapart.fr/itzel-marie-diaz/blog/050719/algerie-qui-appartient-le-hirak
(3) Pour plus d’information sur la psychologie relative aux modes de fonctionnement (mode systémique / mode autonome), il existe une importante bibliographie, dont la première est la terrible expérience de Milgram & Hash, « soumission à l’autorité ».
Lien : https://fre.healthyliving-healthnetwork.com/4106195-milgram39s-experiment-submission-to-authority