Aspects de la dispute en pays berbère
La langue berbère « s’éparpille directement ou à peu près en une poussière de parlers, 4 à 5 mille peut-être », légua un André Basset non pas insensible à la convergence dialectale mais rendu circonspect par d’assidus travaux de cartographie linguistique (1952 : 1, 55). Poussière, s’éparpille : ces mots ne seront pas venus sous la plume pour leurs connotations négatives ; ils semblent à certains, pourtant, être dépréciatifs et servir une perspective fausse. Aussi bien, la leçon restant, proposerai-je une imagerie moins atone. Abrité par la pente et les sables, le berbère est comme un bloc de quartz, de calcite, ou de quelque autre cristal avec son structural maillage d’atomes ou de molécules – le système de la langue – procurant, par troncature des arêtes et des sommets du volume calqué sur ladite maille, mille facettes homothétiques, in fine singularisées par leur position autour du bloc.
voilà les parlers locaux. Le cristal est tacheté d’inclusions, montre des fils d’une autre teinte : c’est la part de l’emprunt ; le cristal est d’un sel double : le berbère et l’arabe, risquera-t-on, ou le berbère et un substrat… mais n’outrons pas la métaphore.
Faisons plutôt qu’une lumière touche le translucide agrégat, s’y change, nous revienne. Et que la source en soit la sagesse des Nations ; dans son registre relatif à la maîtrise du verbe, aux séquelles de la parole blessante, pour être précis et puisqu’il s’agit d’approcher l’injure. Parmi des formules diverses, celle qui joue du couple « langue acérée vs. arme blanche » a été productive dans plusieurs idiomes. En français du XIIIe siècle, cela donne :
« À plus grand peine est sanée ( = guérie)
Plaie de langue que d’épée »
distique retenu par le clerc dans un recueil qui n’en livrait qu’une cinquantaine, puis que d’amples compilations populaires signalèrent aussi (Pineaux, 1967 : 12, 17). L’anglais a ceci : Les poignards qui ne sont pas dans les mains peuvent être dans les paroles, et l’espagnol cela : Les flèches percent le corps et les mauvaises paroles l’âme (Maloux, 1960 : 395). Langues de l’Occident chrétien, fera-t-on observer, lorgnant vers la sagesse de Salomon comme origine. Mais ni le Livre des Proverbes, ni l’Ecclésiaste ne montrent, dans l’Ancien Testament, la matrice espérée. Ce qu’on y trouve de plus proche oppose mieux le fol et le sage que l’apex et la pointe :
Tel qui parle étourdiment blesse comme une épée, la langue des sages guérit
(Proverbes 12.18 – trad. Bible de Jérusalem).
Et voici que les parlers berbères déclinent la maxime, dans la diversité bien sûr ; commençons par le touareg de l’Ahaggar :
abuys n taẓuli itazzey
(le)-blessure de (la)-fer, il ( =elle)-guérit-toujours
abuys n iles ur itezzi
(le)-blessure de (le)-langue, ne-pas il ( =elle)-jamais-guérit.
Le Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld, jusqu’il y a vingt ans l’unique ouvrage d’ampleur consacré au lexique d’un parler berbère, signale pour taẓuli l’extension de sens « toute arme de fer » (1952 : IV, 1959). Après l’épée, les poignards, les flèches sus-mentionnés, on reste dans le paradigme de l’arme blanche ; iles, organe charnu nécessaire à la parole en même temps qu’à la canonicité du contraste, va jusqu’à désigner, de son côté, « la pointe (extrémité opposée à la poignée) d’une épée, d’un poignard, d’un couteau, qu’elle soit piquante ou arrondie » (1952 : III, 1124). Le couple ne se serait-il pas formé sans qu’agisse une secondaire attraction ? Ou bien : pour un esprit subtil – l’idéal de l’intelligence chez les Touaregs –, le proverbe ne se renforce-t-il pas d’un surcroît de résonance ?
Un millier de kilomètres au nord des rampes septentrionales de l’Ahaggar, voici la formulation des Imazighen[1] du sud-est marocain, Ayt Atta et Ayt Yaflman :
ad i žži utrs iga n wuzzal
guérira blessure étant du fer
ur i žži utrs iga n wawal
ne-pas il-guérit blessure étant de parole.
La zézayante tendue du verbe signifiant « guérir » est devenue une chuintante ; les deux conjugaisons sont passées en tête des segments du distique au profit de l’assonance, en queue, entre le nom du fer – ici un masculin de même racine que le féminin du touareg – et celui de la parole ; « blessure », enfin, se dit autrement. Mais au total, jusque dans sa structure, le proverbe est semblable.
Dans d’autres attestations, la charpente s’allège : pas de répétition pour le nom de la blessure, et le nom du fer qui disparaît – sinon toujours le sème « arme blanche », dans la mesure où peut implicitement le véhiculer tel ou tel mot venu pour « blessure ». Car si le rayon qu’on a tout à l’heure choisi s’irise au contact du cristal berbère, c’est bien dans l’expression de cette dernière idée. En sus d’abuys et atrs (à l’état libre), déjà rencontrés, les Ayt Ouribel de Khemisset, entre Meknès et Rabat, procurent amrriẓ ; les Ašt Tuzin du Rif central igzzimn ; les Aṯ Mangellat du Djurjura, en Algérie, ležruḥ. La première dénomination dérive du verbe rẓ « casser, briser » mais ne signifie pas d’abord « fracture » que rendent taruẓi ou tirẓi ; ce pourrait être spécifiquement « une blessure à la tête » (Renisio, 1932 : 331 ; Taïfi, 1991 : 599). La deuxième dénomination est, au pluriel, un déverbal de gzm « couper à l’aide d’une lame » dont découle aussi le terme générique pour « blessure » chez les berbérophones de l’Aurès, en Algérie (Basset, 1961 : 156) ; nulle part ailleurs cela ne se reproduit, semble-t-il. Autour de ces deux premiers termes, et pour atrs quand ce sont des Imazighen du Moyen Atlas qui le mettent en proverbe, le cadre formulaire employé se réduit à :
i žži… vs. ur i žži…
il-guérit… ne-pas il-guérit
La conjugaison positive étant suivie d’un des noms pour « blessure » (mis à l’état construit) et la conjugaison négative par le syntagme gar awal « mauvaise parole » dans l’une de ses réalisations phonétiques locales ; en vérité, la formulation rifaine est plus elliptique encore : « les igzzimn guérissent, mais non de mauvaises paroles » (Bentolila, 1993 : 22, 124, 154 ; Laoust, 1939 : 284, n° 39). Le proverbe des Aṯ Mangellat procède au contraire par étoffement, y gagnant sa symétrie sans rien devoir à aucune répétition :
Par yir-wal équivalent de gar awal – avec, invariable en genre et en nombre, un premier élément « assurément archaïque » (Basset, 1940 : 162) – cette maxime s’adjoint fortement au groupe précédent malgré sa structure différente. Le masculin pluriel ležruḥest directement importé de l’arabe ; cependant, formé sur la même racine, le féminin pluriel tižrarḥiyin, berbérisé lui, désignerait non pas des blessures physiques mais des invectives (Dallet, 1982 : 380). En arabe, le verbe de base signifie d’abord « couper, entailler » – d’où ṭbib žerraḥ « chirurgien » – puis « blesser physiquement », enfin « vilipender, invectiver », cette acception plutôt réservée au verbe dérivé par redoublement de la deuxième consonne radicale, lequel a aussi le sens technique de « récuser un juge ». Les Kabyles ont emprunté le verbe de base dans le seul sens de « blesser physiquement/être physiquement blessé (ou atteint par un trouble physique) » ; tižrarḥiyin n’en est sans doute pas issu mais représenterait un second emprunt, mieux, une création à partir du dérivé à redoublement. Ce n’est pas un glissement sémantique que l’on a repéré mais le dualisme de l’étymon. En arabe, dans les langues sémitiques plus largement, ce dualisme n’a rien de rare pour les notions considérées ou des notions proches.[2]
Proximité de « nuire par le verbe » et de « toucher au derme »
En français, langue qui n’a pas un système de racines, la même affaire ne saurait se jouer que dans le temps long de l’histoire des mots. De fait, de nombreux verbes et noms se sont successivement liés au champ sémantique de l’agression verbale après avoir eu un sens tout physique. Le renouvellement constant, rapide, de ce vocabulaire procède du principe même d’expressivité générant chacun des glissements : passer du concret à l’abstrait, du brutal au moral j’ose dire, c’est acquérir une force mais avec ce corrélat que l’usage figuré prend bientôt toute la place, repousse au loin la rudesse du sens original. Une prochaine mutation s’annonce.
Quelques exemples, voulus après plusieurs termes génériques au plus près du corps. Insulter, on le sait, vient de « sauter sur, dans, contre » : in-sultare, formé sur l’intensif de salire « bondir » et emprunté vers 1350, avec son sens latin de « braver » ; cent ans plus tard, insulter signifie « attaquer » puis, au début du XVIe siècle « se soulever contre » ; le sens figuré, actuellement exclusif de tout autre, s’impose au siècle suivant (Rey, 1992 : 1036)[3].
D’« affronter », au XIIe siècle « abattre en frappant sur le front » puis au XIIIe siècle « couvrir de honte », deux sens aujourd’hui disparus, nous tenons, depuis le XVIe siècle affront qui encore fait rougir, blêmir le haut du visage (ibidem : 849)[4].
Lancer des brocards (1377), brocarder (1480), plutôt littéraires aujourd’hui, proviennent d’un verbe broquer « adresser des paroles piquantes », lui-même issu de broche « tige métallique pointue » – tels l’ustensile à rôtir (1175), un éperon, une pièce de chirurgie, etc. – et, par métonymie, un « bijou s’agrafant » (ibidem : 295)[5].
Des infamies, on continue d’en entendre, d’en répandre ou d’en colporter à l’occasion, depuis le XVIIe siècle ; mais nul ne verra plus « la flétrissure légale » faite au fer rouge sur l’épaule de certains condamnés, au XIIIe siècle et bien après, en France comme chez les Anglais (ibidem : 1021).
Les Anglais, justement : on ne peut oublier qu’injury les touche dans leur chair, quand injure n’a jamais bousculé que nos droits, notre honneur. Les Anglais : la Pucelle d’Orléans pouvait en son temps les bouter hors de France, c’est à-dire les « battre » – eux disent to beat –, les « pousser » ; mais depuis le XVIIe siècle on ne boute plus quelqu’un dehors que par effet de style. Y parvient-on d’un coup de boutoir : c’est qu’on a opéré un « choc », et non pas lancé « un propos blessant » comme cela s’est compris aussi ; tandis que boutade tient depuis le XVIe siècle, avec uniquement un sens figuré, et de moins en moins rude (ibidem : 271)[6].
Ce voisinage entre les idées d’« agresser physiquement » et de « blesser par le verbe », qu’en est-il à présent en berbère ? La langue fait partie du groupe associé aux langues sémitiques dans le cadre du binôme chamito-sémitique, mais son système de racines est à la fois moins développé et moins pressant qu’en arabe ; la motivation, au sens saussurien, y est moindre. La moisson radicale cependant n’est pas nulle. Viennent s’y ajouter, à défaut des glissements sémantiques repérables dans la profondeur d’une langue écrite, plusieurs associations de sens procurées par la variabilité des parlers berbères dans l’espace, quand bien même on reste là très insuffisamment documenté.
La moisson radicale, d’abord. Ou, pour mieux dire, les cas de dualisme directement rapportables à la racine, dès lors qu’on les constate, en synchronie, dans un parler donné. Le kabyle des Aṯ Mangellat, ici presque riche en verbes pertinents, et le touareg de l’Ahaggar, pauvre voire muet, s’avèrent aux antipodes l’un de l’autre, les parlers du Maroc central occupant une position intermédiaire. Ainsi le Dictionnaire de Dallet signale-t-il sous la racine BℇŽ¸ un verbe bℇℇž signifiant à la fois « éventrer » et « blesser par des reproches » ; sous la racine ŽDR, un verbe žeddeṛ « blesser avec une lame » et « insulter » ; sous QRḌ, les formes très proches eqṛeḍ « couper (faire obstacle, aussi) » et qeṛṛeḍ « médire » (1982 : 66, 360, 676). Ces verbes proviennent de l’arabe, doit-on remarquer. Oui, mais également présents dans les parlers berbères du Maroc central, ils n’y ont que le sens physique : « éventrer, châtrer » pour le premier, « couper à ras, arracher de ses racines » pour le deuxième, « couper d’un seul coup, mettre en tranches ou en morceaux, raccourcir » pour le troisième (Taïfi, 1991 : 45, 307, 539). Il y a donc un traitement local de l’emprunt, soit, chez les Aṯ Mangellat, un dualisme proprement kabyle. Leur verbe qedder, selon le contexte « couper, débiter » ou « dénigrer » (Dallet, 1982 : 650), est au demeurant issu d’une racine berbère qui a par ailleurs donné cet autre nom de la « blessure » en touareg, aġudder (de Foucauld, 1952 : IV, 1699) – précisons qu’il désigne, comme l’abuys du proverbe, une « blessure avec effusion de sang ». À noter encore que dans un registre qui reste proche, peut-être à partir de la racine arabe QṢṢ, se sont formées la paire kabyle qesses « tomber en morceaux » / qass « avoir la rancune précise, ne pas laisser passer une offense » (Dallet, 1982 : 682) et une paire en usage chez les Imazirhenes, au Maroc, qesses « hacher, couper menu » / qqis « narrer, conter, tenir de vains propos » (Taïfi, 1991 : 544)[7] ; sur une racine assurément berbère, les deux régions, et d’autres, ont en sus le verbe qqes « piquer, mordre » à rapprocher pour sa forme et pour son sens. Chez les Imazighen encore, la racine berbère BRY a donné un verbe signifiant « broyer, concasser », aussi « meurtrir, contusionner » d’où le sens figuré de « faire de la peine » (ibidem : 33).
La diversité des parlers amène un second lot d’associations. Le dualisme est alors épars sans doute, hors de portée du locuteur. Mais il mérite, comme précédemment, de caractériser la langue berbère. Car à quoi le rapporter d’autre qu’à la prégnance de la racine, aux potentialités de tel étymon d’informer du signifié dans plus d’un champ morpho-sémantique. Je donnerai trois relevés.
Le premier, en repartant du proverbe rifain qui a fait évoquer le verbe gzm : « blesser » dans le Rif, « entamer les chairs (pour une bride) » chez les Izayanes du Plateau central marocain, « couper avec une lame » en Kabylie, « égorger » chez les Touaregs de l’Aïr, au sud-est de l’Ahaggar. Le Dictionnaire de Taïfi ne l’a pas retenu mais il donne le déverbal tagzzumt « quolibet, plaisanterie que se lancent mutuellement les ṛṛma lors de leurs assemblées » (1991 : 174). Ces ṛṛma, ce sont les affiliés d’une confrérie de porteurs de fusil, naguère importante chez les Nord-Imazirhenes ; concours de tir à la cible, ripailles communautaires, code de conduite contraignant, émulation religieuse et guerrière : la raillerie, le défi verbal, prennent facilement place dans un tel contexte. On connaît pour tagzzumt chez les Sud-Imazirhenes, le sens technique d’une versification en quelque sorte « rompue » à force de vocalises. Il est improbable que les quolibets des tireurs confrériques doivent s’échanger sur ce mode ; tagzzumt au sens sus-dit me paraît donc à retenir, en regard du verbe de base, au titre des exemples de dualisme « couper physiquement » / « attenter verbalement ».
La racine QŠR offre des significations pareillement disjointes : chez les Imazighen, elle a donné un verbe primaire pour « couper en tranches, écorcer, éplucher » (ibidem : 547) ; chez les Kabyles, il vaut « être épluché » – aussi « lâcher sa couleur, déteindre » –, le verbe dérivé en s, à valeur factitive, restaurant le sens d’« éplucher » tandis que le dérivé en m, à valeur réciproque, signifie, voilà ce qui nous intéresse, « échanger des méchancetés » (Dallet, 1982 : 646) ; dans l’Aurès aussi, on connaît mqašer « se disputer » (Basset, 1961 : 263).
Enfin ce relevé : les Touaregs de l’Ahaggar (de Foucauld, 1952 : II, 836) et, très loin d’eux, une partie des Rifains (Renisio, 1932 : 345) ont formé leur verbe pour « injurier » sur la racine KWR ; non productive en Kabylie, au Mzab, chez les Chleuhs, il en irait pareillement chez les Imazirhenes si l’on n’avait signalé au cœur de l’Atlas central, pour les Ayt Hadiddou (Taïfi, 1991 : 343), le verbe kkwer avec le sens physique d’« aiguillonner, exciter en aiguillonnant » et aussi de « retourner la terre au moyen d’une bêche » – c’est-à-dire moins profondément qu’avec la houe ; les Ayt Atta, signalerai-je, l’ont aussi.
Au total, et sans que ce soit ici le lieu d’étayer davantage, assez d’indices montrent que le berbère peut nicher au niveau de la racine, comme le font les langues sémitiques, à la fois l’idée d’« entamer une matière quelconque », souvent de la chair ou un derme végétal, plutôt en la coupant à l’aide d’une lame, et l’idée de plus ou moins gravement « maltraiter autrui par la parole », dans le face à face surtout, mais aussi de biais (« médire, dénigrer »). À ce titre, certains des soubassements de l’idiome et les régularités du proverbe qui nous ont d’abord retenu entrent donc en phase, se répondent de registre à registre, l’inintentionnel de la structure linguistique et le semi-projectif de la sagesse mise en sentences.
Il n’est pas sans intérêt d’observer, serait-ce brièvement, comment des formes moins figées d’expression en viennent à faire de même. Ces railleries chantées [8], par exemple, parmi diverses séquences du rituel kabyle des épousailles, quand elles préludent de la sorte :
Ecartez-vous, gens de la noce (…)
Car celui que j’atteins avec la langue se retrouvera en petits morceaux
ammar wi tḥzeġ s ils iw, ad yetteqluluš.
Dans le Moyen Atlas, au cours des années quatre-vingt, cette lamentation d’un amant humilié fait intertextualité avec le proverbe mais non sans avoir modernisé l’arme (Peyron, 1993 : 116 n° 184, retraduit) :
« Si j’avais reçu du plomb, je trouverais remède à ma blessure ; Hélas, c’est celle-que-j’aime qui a lancé l’outrage. »
Un demi-siècle auparavant, en rifain, c’est avec un raffinement masochiste que le poète oral a cultivé l’image. La voici bien la flétrissure, relief et creux gaufrant l’épiderme ; le fer n’entaille pas moins durablement que la langue, cette fois, il s’avère impuissant à l’exérèse réparatrice (Renisio, 1932 : 243, retraduit) :
« L’avanie que tu m’as dite, crois-tu qu’elle ne me ronge ?
Mais cette marque ! Sur mon cœur, telle l’empreinte d’un cheval :
La houe ne peut l’enfouir, ni une masse l’aplanir. »
Un extrait touareg est attendu sans doute, pour prolonger la symétrie qui s’installait. Mais je n’en ai pas trouvé qui ne la rompe. Et pour cause, vais-je un peu vite expliquer. Car il est temps, après des parallèles qui restent fondés, qui seraient à enrichir, il est temps d’installer la notion de spécificité du comportement langagier propre à tel sous-ensemble culturalo-linguistique au sein de la berbérophonie. Une anthropologie de l’injure, l’ethnographie de la dispute, cela ne s’atteint pas dans la langue, mais bien au niveau de la parole, lorsque celle-ci s’envenime entre des locuteurs sexuellement, socialement, intellectuellement situés.
Diversité du contrôle culturel des échanges verbaux chez les Berbères
Les Touaregs ont le débit oral plus lent que les berbérophones du Nord, n’a-t-on guère remarqué. Ils veulent plus et mieux qu’eux se taire surtout, si cette formule m’est permise, ne parler qu’à raison selon des codes plus contraignants. La maîtrise de l’idiome et des échanges verbaux est chez eux une discipline si riche d’us et de règles peu ou non-dites qu’elle débouche quasiment sur un art, lequel qualifie l’élite de la société[9]. Les Ihaggaren, la strate supérieure de la hiérarchie dans l’Ahaggar, et de même leurs homologues méridionaux – avec moins de rigorisme peut-être –, tiennent pour de la rusticité de s’exprimer sans détour, pour une faute de goût d’employer des vocables périlleux par double entente, pour une incongruité d’évoquer le repas qu’on vous sert, pour de la petitesse d’accepter la diatribe, pour un impair grave, voire un affront, de saluer sa compagne en galanterie d’un étourdi « comment ça va ? », etc.
Ce sont les mêmes qui, dotés d’une quinzaine d’appellations discriminant diverses qualités de paroles, ont un mot pour le propos vain sur autrui, un mot pour le propos tendancieux, un pour la parole « désagréable, pénible à entendre », un autre pour la parole « violente, mêlée de menaces », un autre enfin pour la parole « qui cause une douleur mortelle » – ce dernier est le déverbal féminin du verbe pour « finir entièrement, achever », le déverbal masculin valant « partie du corps où une blessure est toujours ou très souvent mortelle » (de Foucauld, 1952, dans le même ordre : III, 1411 ; I, 155 ; IV, 1713 ; II, 945 ; III, 1156). Comme s’ils avaient voulu rassembler les degrés les plus rudes de cette gradation, les Ihaggaren ont une expression « gâter, abîmer la parole (contre quelqu’un) », eġhed awal, qui selon le contexte signifiera « tancer », « interpeller irrespectueusement », « injurier » (ibidem : IV, 1703). A partir non pas d’awal mais d’iles, « l’apex » on s’en souvient, aussi « l’idiome », encore et en l’occurrence « la façon de parler », ce terme étant suivi par la conjugaison du verbe de qualité adéquat, ils disposent d’un tour de mise en relief parfaitement, pédagogiquement répréhensif ou laudatif : « Untel, le verbe de lui est amer / Untel, son verbe est doux » (ibidem : III, 1124). Attention, « adoucir les paroles » s’écarte de ce dernier registre ; il faut y voir, plutôt l’antonyme du précédent « gâter, abîmer les paroles », avec une référence à l’arme blanche qui ici subjuguera puisqu’elle prend l’exact contre-pied du tranchant, de la pointe, de la taille et de l’estoc, jusque lors sollicités. Voici dans son entier, et pour l’occasion livrée dans sa graphie, la rubrique du Dictionnaire (I, 330) :
Le parler de l’Ahaggar n’aurait pas ce parallélisme-là, qu’en berbère la collusion d’« entamer, couper » et d’« injurier, dénigrer » paraissait chose acquise ; mais que, comme pour une confirmation par la figure inverse, un signifiant d’« adoucir, euphémiser » fasse état de l’usage paisible du redoutable estramaçon des Touaregs – l’emblématique takuba –, cela, pas un structuraliste ne l’aurait réclamé.
Attention, seggeles « parler en adoucissant les sons » (ibidem : I, 442) est autre chose encore. Il s’agit d’un maniérisme pratiqué par les jeunes femmes, lors des soirées galantes surtout, qui affaiblit les articulations rudes pour séduire davantage, tant à force de veloutement pour l’oreille qu’en raison du contrôle de soi que cet exercice permet de manifester[10]. Mais n’allons pas renouer avec la première partie du diptyque, résumons plutôt : ses deux volets, celui d’abord des fautes de comportement dans l’échange verbal puis celui où ont été présentés quelques-uns des vocables spécifiant le plus fréquemment la parole, ses deux volets auront suffi à faire pressentir ce qu’est l’ethos langagier propre aux Ihaggaren. Le silence est d’or ; mais il est bel et bon que le verbe soit d’or aussi : mesure donc, et raffinement. Un tel idéal, quand on est l’amante qu’offensa son galant, comment y satisfaire tout en stigmatisant l’étourdi ? La finesse est de « composer – ergem – une épigramme satirique » (ibidem : IV, 1603). Celle-ci circulera ; le gaillard, piqué au vif, devra répondre par une pièce de vers s’il espère revenir en grâces : ainsi dans l’Ahaggar, il y a un siècle, s’évaluaient, s’entre-haussaient les beaux esprits[11]. Par extension, ergem a pris là-bas le sens de « lancer dans la conversation une parole mordante et satirique » ; en Kabylie, dans le Maroc central, (Dallet, 1982 : 714 ; Taïfi, 1991 : 572), le verbe signifie tout uniment « injurier ».
Qu’on ne se méprenne pas : un signifiant pour « injurier », les Touaregs aussi en disposent – formé sur la racine KWR, avons-nous vu. Leur tournure avec iles mis en relief dénonce à l’occasion « une méchante langue » – en usant d’un verbe dont le dérivé à valeur réciproque signifie « être en mauvais termes avec quelqu’un » (de Foucauld, 1952 : II, 511) ; cela arrive donc, malgré toutes les retenues. Enfin, l’inépuisable enquêteur a relevé des imprécations dont la moindre n’est pas de vouer autrui au trépas, lui ou son père, ou sa mère, ou ses géniteurs ensemble – cependant, « entre amis, entre égaux, de supérieur à inférieur, cela se dit souvent en plaisantant sans avoir rien de blessant », l’expression « emprunte sa gravité aux circonstances » (ibidem : I, 15). Il reste, cela n’est pas à réviser, que chez les Ihaggaren, l’échange verbal est habituellement très contrôlé.
Le comportement langagier des berbérophones du Nord apparaît moins rigide. Non qu’on le connaisse toujours bien, ce qui veut dire plusieurs choses : en étant partout nanti d’un égal bagage, avec pour un lieu donné la capacité d’apprécier tout l’éventail des échanges, en disposant, surtout, de documents échantillonnés selon les diverses ou les principales catégories de locuteurs. Mais enfin, globalement, l’expression se montre à première vue plus libre. Si l’esprit d’allusion est partout apprécié, le détour ne s’impose jamais strictement. Dans le Moyen Atlas, la verdeur plaît plutôt ; les Rifains ont davantage codifié le défi que l’esquive ; les femmes, assez généralement, ne se privent pas d’avoir entre elles le verbe haut. Il y a aussi ce symptôme : le mot joute est absent du Dictionnaire de Foucauld, quand les techniques correspondantes sont si répandues au Maghreb[12]. Il y a encore ce constat : les recueils de textes à l’usage des études linguistiques berbères ne rapportent pas de querelle touarègue tandis qu’ils procurent pour les parlers du Nord plusieurs évocations de disputes, celles-ci plus ou moins richement dialoguées par les informateurs indigènes. D’après ces mêmes recueils, la discrétion des Ibadites du Mzab, en Algérie, une certaine élévation chleuhe chez les Marocains, sont peut-être les habitus langagiers les plus proches du comportement verbal des Touaregs – à moins d’avoir seulement repéré des styles littéraires oraux, ce qui ne serait pas sans pertinence au demeurant… On est là dans un domaine d’expérience aussi difficile à circonscrire qu’à pondérer.
Nous délaisserons désormais les données touarègues. Elles ont contribué à l’acquis des pages précédentes comme à promouvoir, pour ce qui va suivre, la double nécessité d’une mutation méthodologique – passer du niveau de la langue à celui de la parole – et d’une focalisation régionale – sur les berbérophones du Nord.
Le proverbe de l’Ahaggar par quoi la réflexion s’est ancrée s’assemble sans artifice avec les autres formulations berbères lorsqu’il s’agit d’approcher l’unité et la diversité de la langue. À l’orée d’une ethnographie de la dispute, il faut comprendre pourtant que l’ethos langagier des Touaregs singularise avec eux leur maxime, que c’est toujours le style culturel donné à l’échange verbal qui profile en dernière analyse ce que sera une « blessure de la langue », ici et là pas tout à fait – ou pas du tout – la même chose.
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En Afrique du Nord, comme sous quelques autres cieux, l’affrontement soudain des individus n’a pas eu son ethnographie. Mais on dispose, grâce à des locuteurs indigènes sollicités par le dialectologue, de quelques textes évoquant la dispute ; trois d’entre eux si bien, pour le berbère, qu’ils m’ont semblé mériter ici une lecture.
Il s’agit de compositions certes – des « compositions berbères », comme à l’école on en faisait de « françaises » au temps de leur recueil, voici un demi-siècle pour deux d’entre elles, un siècle presque pour la troisième ; de saynètes dans une terminologie littéraire, de scènes de genre dans un classement pictural, mais non prises aux rêts d’un formalisme puisqu’après divers essais de création écrite berbère il n’en semble pas né. Sur la dispute, les notes de terrain manquent. Et puis, regardant des objets de recherche moins périlleux, nos relevés ne sont pas toujours neutres. Ne négligeons donc pas les tableautins du témoin de langue[13].
J’irai du plus ethnographique au plus composé ; ce qui revient à inverser la chronologie. Sous chaque intertitre factice, se lisent d’abord des indications de provenance, puis le texte dans une traduction cursive voulue proximale, enfin des commentaires d’anthropologie donnés dans l’ordre des paragraphes numérotés, sans que les y ancre aucun appel de note, la présence d’un segment vernaculaire suffisant à les localiser.
« Fiel, poil, et lignée » : une dispute chez les Imazighen Ayt Sadden
On doit cette évocation de la dispute à Abdelmalek Ou Sadden, natif de la tribu localisée à l’est de Fès, dans sa proximité immédiate, sur la rive droite de l’Oued Sebou ; il a été le second et dernier répétiteur de Basset aux « Langues ‘O ». Dicté en 1953, ce texte a été publié dix ans plus tard, à titre posthume, grâce à Paulette Galand-Pernet, avec quelque quarante autres, traduits et annotés par le collecteur (Basset, 1963 : 121-124).
(1) La dispute – tiẓit –, lorsque Dieu en décide, elle a lieu sur tout, y compris pour des futilités ; les gens s’embrasent : un propos de moi, un propos de toi ; Satan y ajoute, alors ça devient une montagne : un peu de celui-ci, un peu de celui-là, les injures
– imℇuyarn – s’amplifient, les gens en viennent aux mains.
(2) S’ils n’étaient pas déjà dans la discorde, s’ils ne se cherchaient pas l’un l’autre, ils ne cognent que de la main et du poing ; ils s’attrapent au col, serrent, « pousse moi que j’te pousse », jusqu’à ce que d’autres les séparent. Si la discorde était pendante, ils ont prévu des pierres ou des bâtons, des matraques ; ils se blessent à la tête
– mmemraẓen –, le sang en vient à couler.
(3) L’échange commence avec rien, puis ce sont les injures qui dégradent le propos et font hausser le ton : « Qu’est-ce qui prend ton grand-père ?
— qu’est-ce qui prend ton grand-père à toi ?
— ô chien des gens, par Dieu !
— par Dieu, s’il y a un chien, c’est toi !
— il n’y avait pas de chien, jusqu’à ce que tu te montres !
— ô le dernier des gens – anggaru n medden !
— ô lâche, ô fils de lâche ! » Cependant, ne s’injurient couramment que les femmes.
(4) En ces circonstances, celui qui garde son jugement n’ajoute pas à la gigue – lḥeḍṛa – ; il promet un procès – ddℇut – à son comparse, saisit contre lui des témoins – ššhud –, et se dirige vers le siège de l’Autorité – lmaḥzen –. Celui avec qui il se dispute, parfois le suit, parfois en rajoute : « Rejoins ton engeance – ṭṭaṣiḷa nnek – ! Tu n’es qu’un arracheur de touffes de palmier-nain : si je t’accompagne, moi et toi c’est tout comme ; si je t’accompagne, alors mon père ne m’a pas engendré – baba, ur iyi yuriu – ! »
(5) Quand l’un se sait avoir des appuis, il persiste, entretient le tumulte – taqzzamut – ; devant les gens, il s’arrache des poils de barbe – inẓaḍn n tamart – et prononce la formule : « Hein tu m’as vu, hein souviens -t’en : foin de ma barbe, si je n’ t’arrange une djellaba bien à ta taille, engeance faite pour l’embrouille – mš ur ak d giġ tažllabit ġ lqedd nnek, a ṭṭaṣiḷa n ššmait – ! »
(6) S’il s’agit des femmes… Celles-là, elles se querellent sans cesse ! Rien que pour des broutilles : soit à propos des enfants lorsqu’ils se disputent, soit à propos des ustensiles domestiques quand elles cohabitent, soit pour des « on m’a dit, on t’a dit ».
Le plus souvent, leur dispute n’a lieu qu’en paroles, parfois à travers des injures ; soit qu’elles se disent calmement ce qu’elles ont en tête, soit qu’elles « quittent les bœufs » l’une contre l’autre, en n’épargnant ni la souche ni la lignée – la aẓuṛ, la ṭṭaṣiḷa.
Dans le pire des cas, elles se menacent, se prennent aux cheveux, roulent ensemble à terre, se griffent, il y en a même qui se blessent à la tête. Cependant les injures sont l’ordinaire : elles s’entre-montrent le majeur, chacune depuis sa maison ou depuis sa pièce, en aboyant.
(1) Le substantif berbère par quoi s’ouvre ce texte et qui, en sus, lui a été donné pour titre, mérite un ample développement. Le féminin singulier tiẓit, dont une note du collecteur précise immédiatement qu’il a comme synonyme moins usité le masculin pluriel immenġan – étymologiquement : de « réciproques assauts soit physiques soit verbaux » –, renvoie sans doute à l’idée de « fiel » en effet. C’est-à-dire à la « bile jaune », dans un sens concret aujourd’hui réservé aux animaux de boucherie, et, dans un emploi figuré devenu très littéraire en huit siècles, « l’amertume accompagnée de mauvaise humeur » (Rey, 1992 : 794). Le sens second comme, au pied de la lettre, l’expression « mauvaise humeur », découlent de la théorie hippocrato-galénique des quatre humeurs et des tempéraments correspondants ; à savoir la bile jaune, responsable quand elle s’échauffe de la colère, une imaginaire bile noire, l’atrabile, responsable de la mélancolie[14], le sang bien sûr, enfin la pituite dans un sens plus large que celui de « mucosités nasales ou gastriques » qu’il a pris de nos jours. Cette théorie a si bien gouverné la science médicale des Arabes que c’est par le biais de leurs traductions d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, comme à travers leurs élaborations subséquentes que l’Occident chrétien l’a d’abord reçue[15]. De nos jours encore, safrâ « bile jaune » et sawda « bile noire » sont dans diverses régions de l’aire arabo-musulmane, avec le sang et les mucus, des catégories explicatives des maladies ; ce n’est pas le cas en milieu berbère où toute l’étiologie paraît se suffire de l’antagonisme du « chaud » et du « froid ».
Fiel, venu du latin au français six siècles avant le décalque de bilis, est peut-être lié à un groupe de termes indo-européens indiquant la couleur jaune. Une telle motivation est en tout cas celle du nom touareg de la bile teġoré. En kabyle, à côté d’un emprunt à l’arabe, la bile admet deux désignations proprement berbères : l’une formée, avec logique aussi, sur l’idée d’« être amer » (Dallet, 1982 : 747), l’autre iẓi, largement répandue au Maroc, pouvant se lire comme le masculin du nom de la dispute en usage non seulement chez les Ayt Sadden mais aussi dans l’Atlas central (Taïfi, 1991 : 823), et dans une partie du Rif (Renisio, 1932 : 289). Ces trois régions connaissent le verbe iẓi « admonester, se disputer ». Loubignac l’a noté iẓẓi chez les Izayanes, avec un déverbal féminin tiẓẓit qui n’aurait pas l’acception de « dispute » ayant déjà celle d’« aiguillon » ; cet enquêteur a transcrit le vocable habituel pour « bile » en marquant encore une tension : au total, sa série fait donc écho à celle des autres notateurs. On voit les dictionnaires hésiter à ranger sous la même racine monolittère les signifiants pour « bile » et pour « dispute/disputer » ; rien n’invalide le rapprochement pourtant, c’est-à-dire l’étymologie par le nom largement répandu de la bile d’un des noms, lui plus localisé, de la dispute[16].
Outre le nom de la dispute, le paragraphe (1) procure celui des « injures » imƐuyarn, construit avec formant m de réciprocité sur un verbe emprunté à l’arabe tant par les Kabyles (Dallet, 1982 : 1013) que par les Imazirhenes (Loubignac, 1925 : 526 ; Taïfi, 1991 : 867), ses acceptions pouvant aller de « contrôler, réviser » à « insulter, outrager » en passant par « moquer, dénigrer ». On aura noté que l’injure vient à la bouche des gens – medden est le pluriel de bnadem « fils d’Adam » – quand le Créateur a voulu une dispute, mais non sans que Satan ait fait hausser le ton.
(2) Au cœur de la flexion mmemraẓen se retrouve la racine de l’un des noms de la blessure précédemment proposés par les proverbes marocains. C’est l’occasion de voir comme le mouvement du récit, la parole du locuteur valident les arrêts alors invoqués d’un thésaurus de langue : juste après l’évocation de « matraques » – étymologiquement : des « endurcies », des « sèches » –, « ils se font être fendus, cassés, à la tête » serait ici une traduction plus rigoriste.
(3) Injurieux dès son troisième alinéa, ce dialogue serré s’ouvre sur une apostrophe évidemment personnelle mais qui, à la lettre, implique le bisaïeul. Le lexique de parenté des Imazirhenes a pour cet ascendant un terme certes rapportable au vocabulaire enfantin – ici ḥnini, ailleurs bbwaḥllu – mais qui vaut aussi bien en référence qu’en adresse. Il ne s’agit donc pas d’infantiliser l’adversaire mais, afin de l’offenser plus encore, de confondre avec lui son ancêtre. Plus loin, ce sera toute la lignée.
Dans la bouche des femmes comme dans celle des hommes, anggarru/tanggarrut « dernier / dernière », avec un génitif ou en valeur absolue, mais toujours dans la tournure et avec le ton du vocatif, est une insulte courante. Pensons en français à rebut !, dernier des derniers ! et, dans le registre sexuel, à traînée ! (Lefébure, 1987 : 41) ; sans négliger cependant qu’en berbère, anggarru c’est à l’occasion le « derrière » (Taïfi, 1991 : 164). Chez les Ayt Atta, j’ai entendu aussi « a ddaw medden : ô dessous-les-gens ! ».
(4) Après le triangle générique « Dieu-Homme-Satan » voici le triangle judiciaire « plainte-témoins-arbitre » avec, dans les deux cas, rien que des vocables aux racines arabes. Se met en place simultanément un pittoresque parallèle entre la dispute et la danse collective ou son accompagnement musical : lḥedra dans ce paragraphe, « progression chorégraphique vers l’extase », puis au paragraphe suivant l’onomatopéique taqzzamut, « tapage », qui reprend les sonorités du tambour sur cadre tendu d’une ficelle de résonance. Le témoin de langue a voulu de la construction dans son texte…
Surtout voici la première expansion du thème des parents patrilinéaires, ce ne sera pas la dernière : venu de l’arabe, ṭṭaṣiḷa « lignée » est un mot très fort ; et quel mortel déni que celui de « ne pas avoir été engendré par son père » dans le cas où l’on s’alignerait sur la position de l’engeance adverse – quelle décisive objurgation !
(5) Le geste de tirer sur sa barbe en prononçant une très brève formule assortie de menaces elles-mêmes stéréotypées donne son paroxysme à la scène. Et son titre à cet article. Abdelmalek Ou Sadden n’a pas omis de mentionner la présence, peut-être la nécessité, d’un public ; au lecteur, je dois, moi, certains éclaircissements.
Si la chevelure masculine est en général rasée dans le Maghreb rural, tout homme veut porter un collier de barbe. Les poils ne viennent-ils pas ? On s’ingénie à des recettes ; dans le nord du Maroc, on allait jusqu’à s’enduire le bas du visage avec le contenu intestinal du mouton sacrifié lors de l’Aïd al-kabîr. Car la barbe est le locus corporel de la dignité, un support des proférations liées à la compétition d’honneur tant chez les arabophones que chez les berbérophones, et pour ces derniers, tant parmi ceux du Maroc que chez les Kabyles. Activement, le geste et les mots ici évoqués, nous les retrouverons plus loin dans un texte venu du Djurdjura. Au passif, « il ou elle te dénudera le menton : ad ak ikkes tamart », dit-on dans l’Atlas à un homme dont la notoriété est menacée par l’inconduite de l’un ou l’une des parents qu’il a en tutelle ; « il m’a rasé la barbe : iseṭṭl iyi tamart iw », se plaindra un Kabyle déshonoré ou bien, encore dans le registre d’un poil domestiqué et exhibé, « il m’a brûlé la moustache : yesḥerq iyi eš-šlaġem » (Dallet, 1982 : 512, 338)[17]. C’est plutôt à la moustache, à ses deux crocs exactement, que renvoient les Kabyles : les tortiller, c’est « se préparer à la bagarre » ; les mâcher, « ne pas avoir d’amour propre » ; se les rallonger, « se prendre pour quelqu’un », etc. (ibidem : 91).
Qu’on n’aille pas croire à l’obsolescence de tels référents ou à leur cantonnement dans des régions reculées. Pour le Moyen-Orient contemporain, je relève qu’à l’occcasion du nouvel an musulman, le 4 mars 2003, le raïs irakien, exhortant ses soldats au « djihad », a lancé : « Le pays est suspendu à votre moustache » ; le lendemain, lors de la séance d’ouverture du sommet extraordinaire de l’Organisation de la Conférence Islamique réuni à Doha (Qatar), le vice-président irakien a abreuvé d’insultes le Ministre koweïtien de l’information, en concluant : « Maudite soit votre moustache ! ».
Dans le recueil Textes des Ayt Sadden, une trentaine de pages au-delà de tiẓit, une belle-mère est montrée se mettant en colère contre sa bru qui renâcle devant un travail. C’est par ses cheveux, invoqués selon le même raccourci formulaire et gestuel que lorsqu’il s’agit de poils de barbe, que l’aînée promet à l’indolente une raclée : « Gare à toi, je te ferai passer sous ma paluche. Tiens, les voici, en attendant que tu sois de retour ! » (Basset, 1963 : 158). Chez les Imazighen, la chevelure féminine se discipline sous un foulard, avec ou sans l’aide de postiches, mais toujours selon un modèle identitaire, au jour des épousailles. C’est-à-dire quand les hommes-maris, de leur côté, doivent faire respecter leur poil au menton. Je m’en tiens là, cependant la réflexion serait à développer regardant le parallèle entre la chevelure des dames et la barbe ou la moustache des chefs de foyer.
Avoir signalé l’habileté rhétorique de l’informateur au paragraphe précédent m’impose ici d’exclure une construction adversative opposant l’« arracheur de touffes de palmier-nain », un pauvre hère, et celui qui en face « s’arrache des poils de barbe », l’ostentatoire homme d’honneur. De leur côté lesdits poils ne sont pas la matière dont sera tissée l’allégorique djellaba promise. Quand il est dit qu’elle sera à la taille requise, il est par contre permis d’entendre : « je vais te serrer aux entournures » ou, dans le parler de nos banlieues : « te tailler un costard/un short » ; après quoi, l’autre aura « pris une veste », il sera « habillé pour l’hiver », c’est-à-dire aura perdu la face. Les Kabyles du Djurdjura menacent leur adversaire de lui « mesurer une petite gandoura », le vêtement masculin sans manches ni capuchon à moins qu’il s’agisse, plus blessant encore, d’une tunique de femme : « a k qisseġ taqenduṙt » (ibidem : 682).
(6) Dans la bouche des femmes aussi, la lignée doit pâtir. Il est vrai que, non contentes de se créper le chignon, de griffer, elles en viennent parfois à « se casser la gueule » sous le sceau du même verbe que les hommes et s’adressent comme des gaillards le geste obscène du doigt du milieu pratiqué dans toute la Méditerranée. Le corps est décidément omniprésent dans cette évocation.
Pour ṭṭaṣiḷa, le mot avait été repris au terme du paragraphe précédent, dans un tour vocatif injurieux ponctuant la menace ; il vient ici plus abstraitement, une troisième fois : c’est un mot clé du texte, à comprendre dans le cadre indigène de la définition prioritairement patrilignagère de l’individu. Un homme ou son frère, c’est pareil pour le justiciable ; le géniteur et son rejeton majeur sont pareils aussi, dans la plupart des cas, en termes de capital symbolique.
Dans l’Aurès, la fission d’une famille indivise sous l’effet des disputes
Les Textes berbères de l’Aurès recueillis par André Basset auprès d’Ameur Nezzal, son premier répétiteur des « Langues’ O » tout au long des années quarante, ont été, comme les Textes des Ayt Sadden, publiés à titre posthume, cette fois par Charles Pellat (Basset, 1961). Dans la deuxième moitié de cet ouvrage, après quelque 70 textes ethnographiques d’un format usuel, les derniers témoignages, moins d’une dizaine, s’enflent à la dimension de chroniques complexes et richement dialoguées. La première d’entre elles couvre ainsi 40 pages de transcriptions ; j’ai extrait des 5 dernières, entrelardées comme tout le reste de digressions, la matière de la dispute qu’on va lire. Ameur Nezzal était des Ah Frah, tribu sise entre la ville d’El Kantara et l’Oued Abdi, avec son centre de gravité alentour Aïn Zaatout, dans le quart sud-ouest du massif de l’Aurès.
(1) Un jour, on ne sait si se bagarraient les enfants ou si se querellaient les épouses à propos du métier à tisser ou du moulin à bras, ce jour-là tu percevais un tumulte élevé dans la demeure des Ayt Mohand (…). Habada blasphémait du blasphème ; que cela soit « sur sa langue – f ils nns ! » Il disait avec de la colère et des cris : « Comment ça ? Contre nous, notre frère Gaga exilé à Tunis obtiendrait une carte d’assignation devant le juge de paix – lkaṛta s ġr lžuž – ! Qu’interdite me soit mon épouse – lḥḥeram n temṭṭut –, si lui, ayant fait cela, je ne le tue pas ! Contre nous une carte d’assignation, le cochon ! » (…). Il saisit une pierre grosse comme une pierre de foyer, il la dirigea droit devant lui mais sans la lancer.
(2) Alors parla Mohand u Mohand, l’aîné : « Tais-toi, honte à toi – susem, d lℇib fell ak – ! Qui t’a dit qu’il nous assignait, ou qu’il entend réclamer des comptes devant le chef de la tribu ? Cela suffit, toi avec les blasphèmes et les paroles d’avanie ; maudis Satan pour t’en débarrasser – berka k i lkfeṛ d tutlak n lℇib, nℇl ššiṭan ! » (…). « Moi, Monsieur, j’en ai assez de nos complications. Une fois, c’est la bagarre – anuġ –, une autre fois l’échange d’invectives – amqašer –, une autre fois encore l’échange d’injures – amhemmel. Avec vous, c’est toujours : l’un fait la grimace, l’autre lance des allusions ; et chez les femmes, régulièrement l’empoignade, si vous l’ignorez ! Dès que nous sortons, c’est la bagarre entre elles, avec de mauvais propos et des mots qui vont de la ceinture vers un peu plus bas – awalen illan si tḥezzamt ġr wadda – ; tout cela pour des riens ; bien sûr, la progéniture en vient aux mains dès qu’elle voit les mères batailler » (…).
(3) Ce fut au tour de Habada de prôner le calme : « Taisez-vous : les gens se moquent de nous ! Dieu à l’aide, Dieu à l’aide contre ces gens. Tais-toi, Ali, tais-toi ! Laisse ton frère aîné parler en conscience – f iman nns –, laisse le faire selon son jugement– rray nns –, c’est lui notre aîné ! » (…). Alors, Mohand : « Si je suis votre frère aîné, écoutez-moi ! Moi, j’en ai assez de vous : il n’y a pas que les foyers que nous allons diviser mais tout ce que nous possédons. Nous en avons assez de nous disputer tous les jours ; mais si vous vous contenez, personne ne va nous entendre parvenir maintenant au partage. »
(1) Le blasphème est de s’interdire sa propre épouse, quand le Coran veut que le croyant laboure ses champs (sourate II, verset 223) ; tandis qu’affubler Gaga du nom d’un animal impur et s’engager à l’écraser comme au moyen d’une pierre si…, sont une injure et de la jactance (sourate V, verset 91 : « Allah ne vous reprendra pas pour votre jactance en vos serments mais Il vous reprendra des serments non tenus ») – des paroles coupables, est-il dit par l’aîné au paragraphe suivant.
« Que son blasphème pèse sur sa langue », se dédouane l’informateur, c’est-à-dire : « j’ai rapporté les propos de Habada mais ils sont de sa responsabilité ». Comme quoi Ameur Nezzal n’est pas qu’un littérateur, un esprit fort qui se serait détaché de sa culture, au détriment de ce qu’en ethnologue je veux faire de son texte. Lequel texte rapporte très probablement une scène vécue, au demeurant.
(2) Comme en Ayt Sadden, le mauvais usage de la parole serait d’inspiration diabolique. Aussi faut-il maudire Satan pour revenir dans la norme. Le défenseur de la norme, celui qui tempère Habada, est, comme socialement attendu, l’aîné de la fratrie, chef de la famille encore indivise. Mais il lui faut, calmement, dire la vérité : l’entente des trois foyers n’existe plus. Et lui est lassé de devoir « interposer de la paille entre les cruches », comme on dirait chez les Imazirhenes ; comprendre « faire le médiateur » pour éviter la casse. On pâtit d’anuġ, au masculin singulier un équivalent aurassien du pluriel immenġan précédemment rencontré comme doublet de tiẓit chez les Ayt Sadden, la racine berbère étant porteuse de l’idée d’« en venir aux mains ». Ou bien l’on pâtit d’amqašer, lui aussi évoqué précédemment pour sa racine primaire valant « couper en tranches, écorcer, éplucher ». Ou encore, on pâtit d’amhemmel, bâti avec le formant de réciprocité sur un verbe venu de l’arabe et signifiant « s’empresser vers, accourir contre ». Les femmes ont à la bouche des mots qui se rapportent à de bien bas orifices, la marmaille démultiplie leurs affrontements, ça suffit : la mort dans l’âme à la pensée du père fondateur, Mohand u Mohand va proposer la dispersion de l’agrégat domestique et le partage équitable des biens restés communs, c’est-à-dire une rupture d’indivision.
(3) Sur les conditions du partage, le ton est monté. Jusqu’aux oreilles du voisinage, ce qui toujours est dommageable. Du coup Habada, tout à l’heure comptable « sur sa langue », rappelle Ali le puîné au respect d’une parole d’autorité puisque fondée « sur l’âme » et « sur l’intelligence » du primus inter pares. Celui-ci prône aussitôt d’en revenir au niveau sonore de l’entre-soi : exit le public, si j’ose dire, on n’est plus dans une dispute.
Cependant, les prises de bec du passé, les obscénités, les voies de fait – toutes ces manières de viser aussi ou d’abord le corps -, ont eu raison d’un corps abstrait, expression synchronique de l’esprit de lignée, la famille indivise des quatre fils de Mohand le défunt. Par le fait de la fission, un facteur de supériorité matérielle et symbolique disparaît. Aucune insulte à la lignée dans cette dispute auras-sienne, et pour cause : la vindicte est intestine ; aucun signifiant berbère pour « patrilignage », et cependant le concept en est omniprésent.
Une veillée très animée chez les Irjen d’Adni, dans la Kabylie du Djurdjura
Comme le témoignage aurassien, cette dispute kabyle résulte d’une sélection opérée par mes soins. Je suis parti d’une section d’une dizaine de pages au sein du très foisonnant « Cours de deuxième année » de la Méthode de langue kabyle de Ameur Ou Saïd Boulifa (1913). L’ouvrage est d’un pédagogue valorisant l’immersion culturelle, avec un texte strictement berbère et des pages toutes dévolues à la description ethnographique ; il exprime aussi la créativité d’un auteur, baroque à l’occasion[18], le premier prosateur dans sa langue.
Notre dispute prend place à la fin d’un long chapitre consacré à l’année agricole lorsqu’il s’agit d’évoquer la récolte des olives, en automne, déjà dans les froidures. L’instituteur du village, un Français, et son initiateur à la vie kabyle, sont entrés pour se réchauffer dans une cabane de surveillance des oliviers. Mais il y a déjà bien du monde dans la cabane, hommes et femmes mêlés, et le maître des lieux n’entend pas qu’on le déloge de la meilleure place sans bourse délier. « Moustaches de hérisson ! », vient de lui lancer l’ami de l’instituteur, c’est-à-dire « ladre, minus » par antiphrase avec « moustaches de lion » comme on le dit d’un homme respectable.
(1) Belhiret : « Vous en viendriez aux injures, que je ne vous ferais pas place auprès de mon feu. Voici la formule consacrée : je me délie, ma tête est nue – berraġ, aqṛṛu iw d afeṛḍas !’« . Et il fit le geste de jeter sa coiffure au sol (…).
(2) L’instituteur : « Appelle-moi « grand-frère » – ini dadda – pour te soumettre, et avec assez de voix pour que l’assistance t’entende. » Belhiret : « Ça non, même si l’on devait me couper la tête ; je ne vais pas glousser comme une poule – ini qweṛ –, surtout devant les femmes. Tu me cherches décidément. Veux-tu un coup de poing ? »
L’ami de l’instituteur : « Ne lève pas la main sur un maître d’école ! Vous, les gens de son acabit, infligez lui ensemble une correction ! » Belhiret : « Eh, arrêtons, vous êtes les plus forts présentement. Mais toi, l’instit’, ‘vois bien ma barbe – ha t, a tamart iw’« . Et il se prit le menton en signe de menace (…).
(3) L’ami de l’instituteur : « Tu vitupères encore. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de cette calamité ? Gens ici assemblés, soyez témoins de la fin de son existence : allez viens te battre, ne reste pas vautré comme une bourrique ! »
Belhiret : « Au secours, on me tue ! Pitié au nom de ces femmes ; toi Skoura, comme une sœur, intercède en ma faveur ! » Skoura : « Fils de chienne, crotté et sans pudeur ! Que Dieu t’assène sur le crâne les fagots dont tu voudrais nous voir accablées. Tu n’es pas digne d’avoir une barbe. »
Belhiret : « Allez, vous êtes trop âgées pour servir encore ici bas ; vous entrerez les premières dans l’autre monde, le feu de la géhenne vous y consumera. » Skoura : « C’est toi qu’il va dévorer, tes actions ont offensé Dieu et les humains. Ecoutez-moi ce chien ! Oui, oui, c’est Belhiret, pardonnez si j’en parle ; une bête singeant l’homme ! Regarde-moi dans les yeux, tu liras mon mépris. Que je ne sois plus une femme, si je ne t’habille pas avant longtemps d’une drôle de gandoura ! ».
(4) Belhiret : « Eh, ne prends pas au sérieux ces agaceries… Ne me menace pas ! »
L’instituteur : « Elle semble vraiment remontée. Comment l’arrêter dans ses menaces ? Vois, Belhiret est mort de trouille. » (…). L’ami de l’instituteur : « Que Dieu te garde parmi les purs, Monsieur l’instituteur.
Crois-tu que Skoura l’a menacé pour de bon ? Non. Elle lui connaît bien une passion amoureuse, mais ne l’ébruitera pas, ce serait trop grave. »
(1) Encore une formule figée qu’accompagne un geste d’arrachement exercé, cette fois, au détriment de son propre couvre-chef. C’est pour signifier qu’on se délie, qu’on proclame un reniement ou qu’on décide de se placer sur le retrait. Dallet (1982 : 37, 672) voit dans la nudité affichée de la tête une proclamation d’incapacité. Mais ici ne faut-il pas comprendre plutôt que l’heure pourrait venir vite de s’entamer le crâne réciproquement.
(2) Dire dadda, ce serait reconnaître dans l’adversaire un aîné ; s’y refuser, comme s’il s’agissait de produire l’onomatopée qui rend le gloussement des poules, véhicule un surcroît de provocation. On l’aura noté, l’auditoire est parfaitement présent à l’esprit de chacun des belligérants.
C’est « sur sa barbe », non « sur ses moustaches » que Belhiret jure de retrouver prochainement l’instituteur ; depuis le paragraphe (5) du témoignage marocain, nous connaissons la formule et le geste.
(3) Non seulement la vieille Skoura évoque à son tour la barbe, négativement, mais, après avoir traité Belhiret de « fils de chienne » puis de « chien », elle actualise la formule de menace qui promet à l’adversaire une tunique précisément, ou peut-être ici bizarrement, ajustée. Cela fait beaucoup dans la bouche d’une femme censée se quereller avec un représentant du sexe dominant. Même si, étant une vieille dame, Skoura ressortit moins du genre féminin qu’à l’âge de sa plénitude sexuelle et pourrait s’être autorisé ici le style des hommes.
On pressent autre chose. Tout le texte, d’ailleurs attentif à signaler marginalement les locuteurs successifs, serait à lire comme du théâtre. Drame ou comédie ? Au travers de la dernière réplique de l’ami de l’instituteur, c’est « comédie » qui va s’imposer[19]. Mais sans doute l’outrance de l’échange entre la vieille et le maître de l’âtre y achemine-t-elle déjà dans ce paragraphe (3).
(4) « Ne prends pas sérieusement mes agaceries », se défend Belhiret soudain décontenancé par les fulminations de Skoura. Et l’instituteur, un Français souvenons-nous, inaccoutumé aux subtilités locales, s’inquiète plus encore. Alors vient le décryptage du dialogue par son ami du cru, pour nous la révélation de la véritable portée de ce texte. Il relate des propos de veillée, met en scène une vindicte jouée. Pour se distraire ? Ce serait trop peu dire ; je préfère : pour apprentir l’affrontement vrai, et plus encore le déminer, le domestiquer. On n’a pas, à ma connaissance, de témoignage sur le caractère institutionnel d’un tel exercice chez les Berbères, et probablement n’existe-t-il pas. Cependant cette simili-dispute est à rapprocher de leurs joutes chantées, en particulier lorsque celles-ci incluent l’échange de devinettes.
Or c’est un jeu de veillée que l’épreuve des devinettes, et dans plus d’une culture elle s’accompagnait d’un échange réglé d’insultes ou de billevesées. Pour les Ayt Hadiddou, Imazirhenes de l’Atlas central, au Maroc, on dispose de la riche présentation de James Bynon (1966-67)[20]. Dans cette tribu, c’est un groupe de jeunes gens et un groupe de jeunes filles, ou un groupe de garçonnets et un groupe de fillettes, qui s’opposaient ; jamais avant la tombée du jour ; au domicile d’une maîtresse de maison, attelée par exemple au long travail du tissage. Lorsque le groupe questionné doit avouer son impuissance à fournir la réponse
– « ligotés nous sommes ! », dit-on –, le groupe des questionneurs procure la réponse. Mais, sauf si une présence particulière impose de la retenue, cela ne se fait pas sans d’abord avoir abreuvé d’insanités les perdants : « On vous fera dévaler la montagne à poil, jusqu’à vous ôter la peau », « Vous avez léché la tête d’un galeux / la crasse dans ses esgourdes / le cul d’un âne », « Vous bouffez de la crotte de chien », etc. – toutes « offenses » qu’on ne saurait lancer hors situation. La première n’est pas sans rappeler, dans une concaténation cette fois, la proximité « invectiver/entamer » précédemment établie au niveau lexical. Lorsque le groupe interrogé peut fournir la réponse, il y gagne le droit d’essayer de coincer l’autre parti. Inlassablement reviennent l’entrée en matière « Je vous la pose, celle de… » et, quel que soit le groupe qui l’énonce, cet incipit de réponse, usité dans des tribus voisines aussi, « Dieu ne vous dirait pas autre chose que… » – ce cadre formulaire donnant à la devinette comme genre particulier d’orature la plus évidente des marques de sa spécificité. D’autres résident, au niveau de la question, dans une syntaxe contrainte, des récurrences phonétiques, l’emploi de vocables archaïques ou bizarres. Mais là n’est pas pour nous l’essentiel.
L’essentiel, je le vois, après Bynon, dans le lien qu’on peut croire avoir été systématique[21] entre le jeu des devinettes et l’échange d’insultes sans réelle portée entre gens d’une même classe d’âge mais de sexes opposés. N’en attestent plus chez les Berbères, ailleurs qu’en Ayt Hadiddou, que telle et telle formules figées introduisant la révélation de la réponse au « collé » ou signalant sa reddition. « Tout au long de cette nuit, pour toi, le poing, l’aiguillon, et des ruades de veau contre ton pif » lancent les Ayt Seghrouchchen du Moyen Atlas ; ou bien, plus sobrement « Je t’ai eu d’un âne ». Ce que retourne, à moins que ça ne s’y rallie – l’ethnographie est lacunaire – le « Un âne est à ma charge » du vaincu chez les Ayt Ndhir voisins. « Prêt à transporter et une puce et la montagne ? » réclame le vainqueur dans tel coin du Rif ; « Nous te porterons sur notre dos jusqu’au paradis » s’abandonne le vaincu en Kabylie. La première sentence se sera détachée d’un ensemble aussi fourni que l’incontinent chapelet d’offenses des Ayt Hadiddou ; puis l’on s’est souvent rallié à la figure de l’âne, soit pour stigmatiser l’ignorance des « collés » soit dans l’esprit d’un gage consistant à se faire porter sur leur dos. Parmi les formules usitées en milieu arabophone, pour n’en retenir qu’une, voici le sarcasme doublement convergent des gens de Bou Saada, en Algérie : « Âne, âne ! Âne borné ! Les aiguilles et l’arbalète ! Nous irons jusqu’au marché. Ca fera un âne cassé. Et à nous le bon souper ! » – puis la réponse est énoncée par le Sphinx. La formule nous offre de faire boucle puisqu’outre le gage de l’âne, y revient, avec les aiguilles et l’arbalète, l’idée de « piquer / moquer » portée à l’instant par le mot aiguillon22[22].
Pour les plus jeunes, garçonnets et fillettes, la fonction d’éveil des devinettes n’est pas à écarter. Lorsqu’ils atteignent l’âge nubile, leur intelligence des questions et réponses étant acquise, c’est l’aspect permissif du jeu qui l’emporte : l’échange réglé de quolibets entre groupes de sexe que leurs responsabilités quotidiennes et les règles de conduite ont séparé au sortir d’une brève première enfance tandis que l’ethos langagier de la culture s’imposait à tous. Plus tard, voici de jeunes adultes mariés ; ils ne peuvent plus pratiquer le jeu mais eux ont le droit, à certains égards le devoir, de participer à la danse chantée collective, un rite identitaire davantage qu’une récréation. À la nuit tombée, en plein air, des fêtes en sont la circonstance, qu’on ne s’octroie pas si souvent. La poésie qui s’improvise alors retrouvait naguère l’échange de devinettes, et vite celui d’injures si l’on en croit la seule recension disponible. Il se trouve qu’on la doit à Boulifa, notre auteur kabyle, aventuré chez les Imazirhenes en 1905 au service d’une mission de reconnaissance française (Boulifa, 1908 : ber. 85-88/fr.103-106). Bynon n’a pas manqué de s’y référer, pour une lecture quelque peu allusive dont les conclusions sont recevables cependant (1966 : 100-101).
La séance rapportée par Boulifa procure 20 devinettes dont les réponses sont toutes données par le parti interrogé, tour à tour celui des femmes et celui des hommes. Les injures viennent donc autrement qu’en réprimande. Elles accompagnent 14 signifiants imprononçables quand il fait jour, par superstition, ou dont le référent fait l’objet d’une honte ou est porteur de danger. Le parti masculin dit par exemple : « C’est le vagin. Que Dieu déchire le tien aux lèvres gonflées comme l’orifice d’une poterie ! » ; le parti féminin « C’est une panthère ; qu’elle arrache le foie de ta mère ! » puis à la réponse suivante « C’est une ogresse ; qu’elle t’enlève toute ta progéniture ! » – binôme où l’on reconnaîtra l’habitude d’incriminer le proche parent, la lignée. A bien regarder l’ensemble, surtout la succession des réponses mais aussi la matière des questions, il y a comme un tuilage des sémantismes, leur appariement, leur coordination ; et il est clair que la pression menant aux inconvenances suit une cycloïde, avec au milieu de la séance une réponse-esquive puis un questionnement-armistice à l’initiative du groupe des femmes[23]. L’échange agonistique a lieu, qui servirait à détendre la tension entre les sexes interprète Bynon ; mais aussi une construction verbale est produite, un « objet beau » dirais-je comme cela a été dit du mythe, et qui instruit : qui montre que même l’échange d’injures peut être maîtrisé, doit être maîtrisé.
À mes yeux, la veillée chez les Irjen du Boulifa de la Méthode n’enseigne pas autre chose. Les insultes qu’elle procure ne sont d’ailleurs pas de la seule forme « Chien/fils de chienne/cochon ! », adresses dévalorisantes concentrées par ma contraction du texte, mais prennent aussi la forme de l’imprécation que l’ancien protocole des devinettes vient de nous montrer si prégnante. Dans les 10 pages de l’original, l’imprécation est toujours une malédiction. Outre celle lancée par Skoura dans mon paragraphe (3), « Que Dieu t’assène sur le crâne les fagots dont tu voudrais nous voir accablées ! », on lit : « Que Dieu te fende le front comme tu nous casses la tête avec ton bla-bla ! », « Que Dieu te tranche la main que tu lèves sur l’instituteur ! », enfin une seule formule non contextualisée « Que Dieu fasse que la rivière t’emporte ! ». La saynète aura privilégié la répartie, la malédiction fort à-propos, comme elle s’est centrée sur des acteurs qui en oublient même d’attaquer la lignée. Cela parce qu’il s’agit d’une comédie ou, pour mieux dire, de la transcription réaliste d’un jeu de rôles effectivement pratiqué à la veillée parce qu’il serait utile à l’apprentissage des échanges injurieux. Le verbe des Kabyles est fort ? Et celui des Touaregs, lorsqu’entre égaux ils s’autorisent un « Meurs ton père ! » juste pour rire…
Le corpus d’une centaine d’injures dont je dispose pour les Ayt Atta montre en gros deux tiers de malédictions pour un tiers d’adresses dévalorisantes.
* *
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En berbère comme dans d’autres langues, beaucoup de mots qui désignent l’atteinte ou l’outil pour atteindre à la personne morale ont d’abord signalé une blessure physique. C’est dire ce qu’ont d’incisif l’adresse et l’imprécation injurieuses, dire le fil tranchant de l’injure, sa pointe acérée que, dans la bouche, l’outil de la parole semble imiter.
Mais si le duel est redoutable, par l’escrime ont peut s’y préparer. Tandis que le corps défensif révise l’esquive, que le corps offensif fourbit des bottes, les fers un peu s’émoussent. Raffûtage des lames, renouvellement des injures ? C’est bien le Diable si l’affrontement sérieux survient sans délai – d’ailleurs on dispose de formules pour remettre à plus tard. Et puis les spectateurs ont à s’interposer. S’ils manquent ? Mais l’affaire n’a jamais eu lieu !
Claude Lefébure
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Note :
[1] Sur les sous-ensembles culturalo-linguistiques que l’on peut distinguer au sein de l’ensemble berbère, et sur cet ensemble lui-même, voir dans le Dictionnaire des Peuples (Tamisier, 1998) mes notices « Berbères », « Chleuhs », « Imazirhenes », « Rifains », « Kabyles », « Chaouïas », « Zénètes », et la notice « Touaregs », procurée par Pierre Bonte.
[2] A n’en consulter même que l’entrée B, le Dictionnaire des racines sémitiques de David Cohen, en cours de parution, est déjà éloquent. Voir aux racines BṬR, BṬŠ, BKT, BƐṬ, BƐK, BƐKK, BQṬ, BQM, BTK/BTQ. David Cohen a décelé dans les séquences radicales formées d’un phonème labial et d’un phonème dental une base entrant dans de nombreuses racines qui ont pour valeur fondamentale la notion de « couper » ; quelques-unes de ces racines « ont soit comme valeur unique, soit comme valeur associée à la précédente, le sens de “mépriser, dédaigner” ; parfois “être hautain, arrogant” » (1976 : 45).
[3] Le déverbal a suivi ces évolutions. Un insult, comme on a d’abord dit, ce fut d’entrée un « soulèvement » (1380) puis, vers 1540, à peu près simultanément, un « affront verbal » et une « attaque » cette dernière acception disparaissant au début du XVIIIe siècle. Le mot est devenu féminin avant 1664 (Rey, 1992 : 1036). Offense a précédé d’un siècle et demi (1225) l’apparition d’« insult » ; son sens physique « attaque, action de heurter », postérieur cette fois à la signification morale est, comme dans le cas d’insulte, sorti de l’usage au début du XVIIIe siècle. Le verbe offenser est né du nom, deux cents ans après lui (1435), et n’a jamais beaucoup porté le sens physique (ibidem : 1358). Outrager est pareillement né du nom, avec trois siècles de retard sur lui, c’est-à-dire au XIVe siècle. Pendant cent ans il a eu le seul sens physique de « blesser quel-qu’un », puis le sens moderne est apparu (1485) pour s’imposer seul (ibidem : 1395).
[4] Sous le front vient le nez : notre camouflet, depuis 1680 « une vexation », fut au XVe siècle un chault (caldus) moufflet, c’est-à-dire « de la fumée chaude soufflée au nez d’autrui, par farce, à l’aide d’un cornet de papier enflammé » ; moufflet n’évoque pas le « mufle » de la victime mais les joues gonflées du farceur (Rey, 1992 : 334). Les cheveux, la barbe éventuellement, encadrent le visage : comment ne pas citer l’expression chanter pouilles à quelqu’un, c’est-à-dire « faire des reproches, adresser des injures », où pouilles est un déverbal de pouiller non pas dans son sens d’« enlever les poux », accaparé au XIVe siècle par épouiller, mais dans celui d’injurier apparu au XVIIe siècle (ibidem : 1597).
[5] Crosser, apparu dans l’emploi de « pousser balle, pierre, ou palet avec une crosse » (1270), a tôt signifié « frapper, malmener à l’aide d’une crosse – ecclésiastique, il fut un temps, puis de fusil encore de nos jours ; au XVIIIe siècle, ce verbe a eu le sens de « critiquer durement » qui survit d’une certaine manière dans notre familier chercher des crosses (Rey, 1992 : 536).
[6] La syllabe finale de boutade, en même temps que le rapprochement avec une autre langue, font venir ici algarade et incartade. Le premier, via l’espagnol, est venu de l’arabe al-fiarra (t) « attaque(s) à main armée », pour désigner une « joute, un combat simulé » (1502) puis une « attaque verbale inattendue » (1548), sens conservé aujourd’hui (Rey 1992 : 44). Le second a été formé sur l’italien inquartata, en escrime « parade à un coup droit par un saut de côté d’un quart de tour et afin d’attaquer dans la ligne de quarte », pour désigner une « boutade blessante lancée brusquement » (1612) ; ce sens a vieilli puis disparu au profit du moderne (1643) « léger écart de conduite » (ibidem : 108).
[7] Les Touaregs de l’Ahaggar n’ont pas de verbe morphologiquement similaire – l’entrée Q du Dictionnaire de Foucauld tient en deux pages seulement, ajouterai-je, contre les cinquante-cinq pages nécessaires dans le Dallet. Mais leur verbe nuqqes n’est pas ici sans intérêt : au sens propre il signifie « être distribué à la ronde, ration par ration de repas, pour un comestible solide », au sens figuré « être raconté à la ronde, pour une nouvelle, un dire, une histoire vraie ou fausse sur le prochain » (de Foucauld, 1952 : III, 1409).
[8] Je vais retraduire une citation de Dallet (1982 : 662). Comme tout au long de cette contribution, c’est pour jouxter de plus près l’original berbère, sans lâcher pour autant sur le sentiment : littéralité et littérarité. Sur les railleries féminines adressées à la belle-mère au cours des noces kabyles, voir l’article de Farida Aït Ferroukh (1999). Et quant au vocable lui-même, qu’il vienne enrichir l’inventaire des termes français évoqués tout à l’heure pour leur mouvement sémantique entre les idées de « blessure » et d’« invective » : selon Pierre Guiraud, un maître méconnu, railler est à rapprocher d’érailler (principalement « déchirer un tissu ») qui serait issu d’un étymon signifiant « râcler » ; « railler », ç’aurait donc d’abord été « râcler la peau, égratigner » (Rey, 1992 : 1707).
[9] À la première page de son « Avertissement » placé en tête du Dictionnaire, le père, anciennement vicomte Charles de Foucauld n’hésite pas à écrire : « Le dialecte de l’Ahaggar est parlé diversement selon les conditions sociales et les groupements politiques. Les nobles seuls le parlent correctement. Les plébéiens y introduisent des incorrections (…) Les esclaves le parlent d’une façon tout à fait défectueuse. Ce dictionnaire ne contient que la langue des nobles. » (1952 : I, 2).
[10] Les consonnes emphatiques sont désemphatisées, r est changé en l, ġ devient k sauf en finale de mot où il se voise en a, q devient k aussi, enfin ḥ devient h. Le jeu vaut pour l’écriture également, précise Foucauld – presque en aveugle à l’occasion, dans l’ombre des veillées, quand une jeune femme trace avec l’index des lettres de l’alphabet touareg dans la paume d’un soupirant, afin de lui faire connaître ses intentions. Quelle épreuve de sagacité pour le récipiendaire ! D’autant que cette écriture est seulement consonantique.
[11] Car cet échange poétique a existé ; Charles de Foucauld nous l’a conservé avec les pièces 493 et 494 de ses Poésies touarègues (1925-30). S’il n’avait fait le belître, l’amant aurait abordé sa compagne en disant, au lieu du commun « comment ça va ? », « isalan ? ». C’est-à-dire, non pas : « (Quelles) nouvelles ? » comme cela se comprend entre hommes, passées quelques salutations, mais par code, dans le cadre de la liberté de mœurs admise chez les Touaregs : « Nous ferons-nous fête ? ». Et si cela lui agrée, la femme répond : « Il y en a beaucoup (des nouvelles… à partager) » (de Foucauld, 1952 : IV, 1820). L’offensée des Poésies proclama sa rupture en faisant mine d’interroger : « As-tu vieilli ? Es-tu marié, que tu ne me salues plus de la manière qui convient entre nous ? » Le bellâtre versifia : « Mais tu m’as salué de même », ce qui est une faible défense ; puis, mieux : « Je reste libre, jeune, et ceint pour séduire comme pour aller au combat ». Tout cela sonne différemment des citations précédentes.
[12] Sur les joutes chantées berbères, tantôt féminines, tantôt masculines, tantôt crucialement mixtes, trop peu de documents, encore moins d’études. Aussi bien signalerai-je mon « Tensons des Ist Atta » (Lefébure, 1978) et, pour le Maroc central aussi, la récente publication de Hassan Jouad (2001). Parce qu’elle ne va pas sans progression, vise un palier, peut blesser, la joute verbale est à rapprocher de l’injure. L’épreuve des devinettes s’y insère parfois, véhiculant un échange réglé d’insultes ; j’y reviens plus loin.
[13] C’est André Basset qui a recueilli, parmi bien d’autres, nos deux textes cinquantenaires ; il professait : « Le texte par excellence est celui que l’informateur improvise sur le moment, celui qui le fait parler de ses préoccupations quotidiennes, celui où le simple récit s’associe harmonieusement avec la conversation. (…) Fréquemment, ces textes sont d’une lamentable médiocrité, d’une gaucherie désarmante qui en font une image singulièrement déformante de la réalité et les plus naturels d’entre eux, les plus fidèles représentants du mouvement de la vie – je pense à ceux de M. William Marçais – sont en réalité les plus artificiels, petits chefs-d’œuvre, produits d’une patiente et intelligente élaboration » (1951 : 9).
[14] Mélancolie comme colère nous viennent du latin, lui-même informé par le grec : melankholia, de melas « noir » et khole « bile », la « bile noire » d’Hippocrate ; kholera, une « diarrhée biliaire ». En bas latin, après que Galien (131-201) eut donné son lustre à la médecine humorale, cholera agrégea au sens « maladie intestinale » celui de « manifestation outrée de mécontentement ». En français, la graphie cholère – une expression chaude chole aussi – disparaissent au XVIIe siècle, en même temps que la conception humorale, au bénéfice du signifiant actuel qui bientôt l’emporte sur ire ou courroux (Rey, 1992 : 445, 1217). La théorie médico-psychologique a été abandonnée tout entière pendant le XVIIIe siècle. Mais se faire de la bile, de la bile noire en l’occurrence, reste usité de nos jours pour évoquer les « soucis ». Et le spleen, « ou les vapeurs anglaises » comme disait Diderot quand il importa le mot, au sens propre et d’après le grec splên : la « rate » donc le « siège des humeurs noires » (ibidem : 2008), le spleen cessera-t-il jamais d’étreindre la sensibilité moderne après les inflexions d’un Charles Baudelaire…
[15] Au XIe siècle, en passant par le latin bien sûr, à Sartène et Cordoue d’abord puis à Montpellier. Constantin l’Africain, le « restaurateur des Lettres médicales en Occident », un natif de Carthage installé moine en Sicile, révéla entre autres trésors de l’École de Kairouan un Traité de la Mélancolie dû à Ishaq Ibn Omrane (Ammar, 1984 : 216-222).
[16] Remarquons qu’en arabe du Maroc, ce pays où le berbère reste parlé par 30 à 40 % de la population, on dit ẓaẓa pour « tapage, vacarme, esclandre », cela peut-être sous l’influence de tiẓit. Sous la plume d’une romancière coloniale durablement attentive au pittoresque de la Casbah d’Alger, Grand Prix littéraire de l’Algérie dans les années 30, je relève ceci dont on voudra ou non faire cas : « Les jours de grosse chaleur, de grande beuverie ou de chômage, quand l’insulte vient à la bouche aussi fatalement que la bile… » (Favre, 1949 : 90).
[17] L’anthropologie se construit peut-être à partir des différences mais, une fois de plus, des données passablement convergentes sont procurées par l’histoire de notre langue. À la fin du XVe siècle, en barbe signifie « en face », d’où faire barbe « résister », voir en barbe « avoir à lutter contre » ; à la barbe de, qui au XVIe siècle a éliminé en la barbe de, reste usité pour « en présence de quelqu’un et malgré lui, en le narguant ». La productivité de poil en expressions figurées évoquant le « courage » ou la « force » est si forte qu’elle généra un renouvellement constant. Retenons « il est né à tout le poil », c’est-à-dire « couvert de pilosité » dit par les sages-femmes à la délivrance de Pantagruel, « il fera choses merveilleuses » ; un brave à trois poils, employé par Molière pour un homme courageux ; avec la même acception, Balzac lança poilu qui est passé dans l’argot militaire avant même la Grande Guerre. Pour le « courage » toujours, on a dit avoir du poil au cœur puis aux yeux – d’où ne pas avoir froid aux yeux -, aux fesses, au cul, etc. Inversement y laisser du poil signifia « être vaincu », aujourd’hui laisser des plumes (Rey, 1992 : 180, 1560). Pour en revenir à la barbe, et remonter dans le temps jusqu’à nos tribus, retenons que Clovis le Sicambre ou le Franc salien, avant de devoir battre Alaric II le Wisigoth à Vouillé (507), l’avait invité à venir lui toucher la barbe en signe de réconciliation.
[18] Ainsi quand il enchâsse dans la Méthode des poèmes à forme fixe par lui recueillis et précédemment publiés. Le gaillard qu’on va voir défendre son feu de bois se trouve être un versificateur dont Boulifa a sauvegardé la provende, comme lui natif d’Adni, le nommé Mohand Saïd Ou Belhiret. J’ai dénommé « compositions berbères » les trois textes ici mis à l’étude. La Méthode toute entière devrait être dite un « roman scolaire », probablement influencé par Le Tour de la France par deux enfants, ce manuel presqu’officiel de l’École primaire française jusqu’à la Grande Guerre – première édition en 1877, en 1914 : 7,4 millions d’exemplaires vendus. Les deux livres ont en commun le projet de relever une fierté collective mise à mal, celle des Kabyles après leur insurrrection mâtée en 1871, celle des Français au lendemain de la victoire allemande de 1870. Cependant, la Méthode n’a pas été conçue pour des enfants kabyles mais, d’abord, pour les adultes auprès de qui l’« instituteur indigène » Boulifa (1865-1931) s’est tôt doublé d’un répétiteur de berbère, à savoir les élèves-instituteurs français de l’Ecole normale d’Alger-Bouzaréah et les administratifs ou les linguistes en formation à la Faculté des Lettres d’Alger.
[19] Encore y aura-t-il comme un retour de flamme de l’esprit dramatique, tout à fait in fine. Cela ne remonte pas vers notre comédie de veillée cependant, ne la retourne pas en drame ; c’est seulement pour introduire aux pages qui vont montrer Belhiret en amoureux transi d’une femme mariée et reproduire à ce propos plusieurs de ses poèmes.
[20] J’en passe par là parce qu’en dépit de quelque 1 800 devinettes collectées par une vingtaine de berbérisants depuis la fin du XIXe siècle, nous sommes très mal documentés sur le protocole du jeu. Bynon seul s’y est intéressé ; et seul il a tenté d’interpréter le caractère agonistique que ces règles manifestaient encore vers 1960 dans le groupe de référence.
[21] Et cela bien au-delà des limites de la culture ici sous examen. Une devinette ou quelqu’autre concours verbal pratiqué à la veillée, cela s’appelait sornette en français du XVe siècle, diminutif de sorne « morgue, attitude hautaine » puis « raillerie » vers la même époque (Rey, 1993 : 1979).
[22] Après avoir dénommé sarcasme, cette fois, la raillerie du Sphinx, je m’avise de ce que l’étymologie du mot remonte à un verbe grec « mordre, déchirer la chair – sarkos » (Rey, 1993 : 1877). Proximité dans des langues de familles différentes, autrement dit parallélisme sémantique, entre les idées de « nuire par le verbe » et de « toucher au derme » : je ne suis pas près d’en démordre !
[23] J’étudie en détail cette séance, en particulier son chromatisme au double sens pictural et musical du terme, dans un article à paraître dans Études et Documents Berbères, n° 19.