Dissection du mythe du BTS
«Vous les chaouis, vous avez le pouvoir ! » Qui n’a pas entendu au moins une fois cette phrase sur les réseaux sociaux ? Toujours-il que si vous demandiez à l’auteur de cette assertion d’être plus explicite, les choses deviennent un peu plus confuses. Généralement, il vous balancera confusément : Boumediene, l’Armée, ou le BTS ! C’est une chose qu’il a entendue ou lue et fini par admettre, mais dont il est incapable de définir les contours.
C’est ce qu’on appelle un préjugé. Une idée simplificatrice et globalisante admise sans réfléchir, soit par conformisme social ou tout simplement par paresse intellectuelle. On verra que cette légende du BTS ne résiste guère aujourd’hui , à une analyse objective.
Le triangle Batna, Tébessa, Soug Ahras
Les cacographes et les éditorialistes algérois adorent cette phrase qu’ils font souvent précédés par l’adjectif le « fameux », ainsi le triangle Batna Tébessa Soug Ahras serait fameux pour être le pourvoyeur de l’élite dirigeante de l’Algérie (sic). Un acronyme précédé de l’adjectif fameux, qui oserait le mettre en doute ?
Nombreux politologues algériens et étranger ont repris le concept, mais avec des variantes souvent contradictoires. Ils sont cependant unanimes pour faire rattacher cette supposée hégémonie BTSesque à un certain Houari Boumediene.
Boumediene est-il vraiment chaoui comme on le dit ?
D’après sa fiche wikipédia , Mohamed Ben Brahim Boukharouba alias Houari Boumediene est né le 23 août 1932 à Aïn Hassainia à l’ouest de Guelma dans une famille de paysans pauvres, originaire de la Petite Kabylie. En 1950 il s’inscrit à l’Université Zitouna de Tunis, avant de la quitter pour celle d’al-Azhar du Caire un an après.
En 1957-1958 il rejoint la Révolution et devient l’un des clients de Boussouf , chef de la wilaya V. De 1958-1960 : Houari Boumediène prend d’abord la direction du COM Ouest (Oujda), puis la tête de l’état-major général (EMG), instance créée par le CNRA de Tripoli en janvier 1960. Cet EMG dès sa création a mis la main sur la révolution et a réprimé dans le sang toutes les voix discordantes. La wilaya I payera le plus lourd tribut.
Le 16 mars 1959, Houari Boumediène est le président du tribunal qui condamne à mort les derniers colonels chaouis : Lamouri Mohamed, Mostefa Lakhal, et Nouaoura Ahmed.
En 1962, la wilaya I est exsangue, le clan d’Oujda s’empare du pouvoir.
Quelques années après, lors du coup d’État manqué de Tahar Zbiri contre Houari Boumediène, ce dernier écarte les derniers officiers chaouis de l’ALN soupçonnés d’avoir pris part au coup d’État. Ainsi, les services de sécurité « font suicider » le commandant Saïd Abid, chef de la première région militaire.
Revenons maintenant à la théorie du fameux BTS. Voilà l’homme qui est supposé en être l’artisan, lequel, au lieu d’aider les chaouis à accéder au pouvoir comme le veut la logique , il se mit, avec une constance qui force le respect, à les tuer les uns après les autres.
C’est que Boumediene n’est pas chaoui, il n’a jamais mit les pieds dans le territoire de l’Aurès-Nememcha pendant toute la durée de la Révolution, au contraire il a joué un grand rôle dans la liquidation des chefs de la wilaya I pour satisfaire ses ambitions personnelles .
La naissance du BTS
Comme son confrère des Bermudes, il y a autant de version sur le triangle des BTS qu’il y a de conteurs. Les nombreux auteurs qui se sont penchés sur la question, ont fait montre d’une imagination fort prolifique.
Jugez-en par vous-même .
Pour les chercheurs français, Pierre Affuzi et José Garçon il ne fait aucun doute que le triangle du BTS s’est imposé dès l’indépendance. Par contre, pour situer géographiquement ce fameux triangle, nos brillants chercheurs prennent quelques libertés avec la carte géographique de l’Algérie. Ils écrivent (1): « le fameux triangle géographique Biskra (ou Batna)-Tébessa-Skikda (ou Soukh Arras), situé à l’est du pays et où se trouvent les villes de Batna et de Kenchela » (sic).
C’est un pentagone (pas celui des USA hein), un polygone avec cinq sommets, et non pas un triangle, que les deux éminents chercheurs nous décrivent. Notez le sérieux de leur théorie : Biskra ou Batna, Skikda ou Soukh Arras (sic) .
Un autre français, Jacques Keryell (2) affirme, quant à lui, que le phénomène du BTS a commencé à partir des années 1970. Pour Mohammed Hachemaoui (3) il faut attendre plutôt les années 1980 et 1990 pour voir l’émergence du célèbre «polygone à trois sommets » .
Séverine Labat à un autre avis. La journaliste française écrit dans son livre, « Les Islamistes algériens: entre les urnes et le maquis » que les gens du BTS se sont emparés du pouvoir après la mort de Boudiaf (4).
Cependant , la palme de l’analyse la plus originale revient sans conteste au politologue américain Leonard Binder de l’université de Californie. Il écrit en 1999 :
«In Algeria, more than thirty years after independence, real power remains in the hands of the Arabic-speaking ethnics of the eastern highlands region and their scions, dubbed as “BTS” (an acronym for the cities of Batna, Tebessa, and Souk Ahras »(5)
(En Algérie, plus de trente ans après l’indépendance, le pouvoir réel reste entre les mains des ethnies arabophones de la région des hauts plateaux de l’Est et de leurs descendants, surnommé “BTS” (un acronyme pour les villes de Batna, Tebessa, et Souk Ahras ) .
L’universitaire américain dit en substance qu’en 1999, se sont les arabophones de l’Algérie c’est-à-dire les chaouis (sic) qui détiennent le pouvoir !
Récapitulons, les chaouis qui habitent le fameux triangle de Batna (ou Biskra), Tébessa, Souk Ahras (ou Skikda, ça dépend de l’humeur du moment), qui sont des arabophones (par opposition au reste de la population qui serait berbérophone ! ) détiendraient le pouvoir en Algérie !
Qui croire ? Chacun des vénérables spécialistes ci-dessus avance une date. L’hégémonie BTSesque daterait-elle de 1962, ou de 1970, ou de 1980, ou encore de 1992 ?
Conclusion
Le pays chaoui est l’une des régions les plus pauvres de l’Algérie. Celle qui a le plus souffert pendant la guerre de libération.
Comment neutraliser cette région au milieu des affrontements fratricides pour le pouvoir après 1962 ?
Premièrement, il faut faire de ses habitants les gardiens du temple du patriotisme en les abreuvant d’une propagande ultranationaliste et anesthésiante. Deuxièmement, créer et entretenir ce mythe du BTS dans le but de culpabiliser ses habitants et les faire taire : Comment revendiquer le développement, la reconnaissance de son identité, alors qu’on est sensé être les maîtres de l’Algérie ?
Au début des années 1990, les jeunes chaouis s’engagèrent massivement dans l’armée, poussés par le chômage et l’absence de perspectives. C’est vrai, les chaouis étaient majoritaire dans l’armée, non pas dans le commandement, mais dans les djebels pour combattre l’hydre islamiste, tout comme furent majoritaire leurs ainées un certain premier novembre 1954.
Jugurtha Hanachi
Note :
(1) Collection Pouvoirs N°86, L’armée algérienne : le pouvoir de l’ombre Pierre Affuzi et José Garçon.
(2) Jacques Keryell, Louis Massignon au cœur de notre temps, 2000.
(3) Mohamed Hachemaoui , «Y a-t-il des tribus dans l’urne ? Sociologie d’une énigme électorale», Cahiers d’études africaines, 2012.
(4) Séverine Labat, Les Islamistes algériens: entre les urnes et le maquis.
(5) Leonard Binder,University of California, Los Angeles, Ethnic Conflict and International Politics in the Middle East .