Avril 1980 : Échos et acquis d’un combat
On a beaucoup écrit sur le Printemps amazigh d’Avril 1980. Des études universitaires, des récits, des témoignages et des manifestations commémoratives viennent régulièrement rappeler l’originalité de l’événement, notamment dans sa manifestation pacifique et son expression plurielle. Il reste, aujourd’hui, à interroger cette séquence dans sa trajectoire historique et évaluer ses incidences géopolitiques.
Comment des jeunes coupés de leur mémoire et exclus des débats sont-ils parvenus à reformuler un récit national congelé par la propagande, en explorer librement la substance pour y semer des vérités peu orthodoxes qui, aujourd’hui, s’imposent à tous ? Comment se fait-il qu’au-delà de reflux épisodiques, la quête de vérité historique, de modernité et de transparence insufflée en 1980 dure, mieux, elle continue de diffuser dans les espaces les plus inattendus.
L’héritage était pourtant lourd. La violence opposée à la tentative de lycéens du MTLD de soulever, dès 1949, des questions politiques et institutionnelles qui se posent toujours au pays eut des conséquences terribles. Depuis cet étouffement, l’équation algérienne fut réduite à sa forme la plus rêche : rapport de force, opacité et unicisme. Le projet tué dans l’œuf en 1949 fut suivi en 1954 par une précipitation du déclenchement de la guerre qui engendra un coût humain et matériel démesuré et l’Etat démocratique et social préfiguré à la Soummam en 1956 fut rapidement attaqué.
Des analyses de ces trois séismes politiques émergèrent deux conclusions qui firent consensus : avec sa dimension amazighe, la redéfinition d’une entité algérienne plurielle devait être affirmée en tant que préalable au projet démocratique national. Le postulat ne devant, par ailleurs, être aliéné par aucun agenda politique ou électoral.
Ce cheminement intellectuel, suivi simultanément au pays et dans l’émigration, se traduisit par le choix du combat pacifique — option étrangère au stock politique algérien — de l’émancipation démocratique par la culture en lieu et place de la doxa ambiante et, enfin, du pluralisme. D’où la maturation progressive d’un projet global faisant pièce à un arabo-islamisme négateur de toute altérité. Massinissa est le précurseur de la nation originelle ; Saint-Augustin prépare à Ibn Khaldoun ; la femme est incarnée par Kahina, qui annonce Fadhma n’Soumer ; l’islam sécularisé n’implique pas la section des racines.
Et, dans cette histoire recomposée, le citoyen est acteur et arbitre de la cité…Plus généralement, la panamazighité confère à l’Afrique du Nord une singularité qui l’élit à un autre destin que celui de débris mimétique d’un Orient fantasmé qui a mystifié le discours nationaliste. Une révolution géopolitique.
Ces propositions s’affinèrent dans une grande tolérance malgré les divergences tactiques et les provocations d’un système prêt à exploiter la moindre dissonance dans ce qui n’était encore qu’une nébuleuse. Si des polémiques n’ont pas toujours été évitées, les militants ont su tenir sur l’essentiel : ne jamais se tromper de cible. Très peu d’animateurs avaient outrepassé la dignité qu’appelle un débat d’idées.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Des sphères du mouvement, traditionnellement réfractaires aux opportunismes, aux raccourcis et aux anathèmes, sont muettes ou parasitées au point d’être inaudibles. Les universités voient leur influence intellectuelle péricliter. Le tissu associatif officiel se délite et le militantisme vénal, naguère propre aux recrues du pouvoir, s’insinue dans les rangs de l’opposition démocratique. Le débat n’y est pas indemne de violences verbales ou de surenchères populistes. Les repères se brouillent. Dans le match de l’Histoire courte et sur l’écorce sociale, le point est au pouvoir.
Que peut-on en tirer comme conséquences ?
Que l’étalonnage de notre combat ne doit pas se faire sur le court terme. Comme pour tout challenge inscrit dans la durée, le bilan d’étape est nécessairement nuancé. On peut regarder avec une légitime circonspection la reconnaissance de Yennayer quand on sait que le Haut-Commissariat à l’amazighité (HCA) est sans président depuis 2004. On peut également supposer que l’académie amazighe sera confiée à des affidés qui en feront une instance alibi… avant que le balancier des concessions politiciennes ne reparte dans l’autre sens.
Il n’empêche, pour un régime qui a proscrit dès l’indépendance le terme amazigh des textes fondamentaux du pays, ces replis tactiques sont des revers dont les prolongements ne manqueront pas, à terme, d’ouvrir des opportunités difficilement manipulables. On sait, en effet, que sur les grandes thématiques sociétales la charge symbolique finit toujours par peser, d’une manière ou d’une autre, sur l’Histoire lente qui façonne les invariants du quotidien des peuples.
Malgré un environnement national désarmé moralement, Avril 1980 a globalement immunisé l’humus social kabyle contre l’intégrisme en déclenchant ou en stimulant l’estime de soi et l’auto-mobilisation collective, moteurs de la citoyenneté.Face à la politique de pollution culturelle d’Etat, des jeunes s’organisent pour nettoyer un hameau, restaurer un site archéologique ou préserver un environnement menacé.
Des acteurs, se saisissant de l’outil informatique élaborent des lexiques, organisent des festivals de théâtre et de cinéma amateurs, des éditeurs, dont le ministère de la Culture ignore jusqu’à l’existence, publient des ouvrages qui rencontrent un lectorat assidu.
D’une certaine manière, c’est par le même procédé que nous avions contourné le caporalisme culturel et communicationnel quand nous avions lancé au début des années 1980 la revue Tafsut dans une période glacière. Expression d’un mouvement tectonique qui transcende aléas et conjonctures, ces actions citoyennes et ces productions en amazigh sont souvent le fait de jeunes soumis à un système éducatif qui renie le libre arbitre et combat l’esprit critique.
Chez la diaspora aussi, le Printemps amazigh imprègne et inspire, malgré des exils souvent douloureux, les nouvelles vagues d’émigrés. Ces populations s’adaptent et se forment en transmettant autour d’elles une mémoire positive du pays d’origine. L’exact contraire du migrant salafiste, qui vampirise les banlieues d’un Occident resté aveugle et sourd devant la barbarie qui a endeuillé l’Algérie. Lorsque la nation sera restituée à son peuple, ces catégories constitueront un appoint essentiel pour la rénovation démocratique.
Au-delà de la communauté émigrée, il est loisible de constater que le printemps amazigh a débordé du pays où il a éclos. En définitive, c’est au niveau supranational que sa portée s’avère être la plus significative. Dans les faits, malgré de vraies insuffisances, c’est au Maroc que les choses avancent le mieux. Une comparaison rapide des budgets et des prérogatives de l’Institut royal de la culture amazighe (Ircam) avec la situation de son équivalent algérien, le HCA, permet de mesurer les écarts qui distinguent les mises en perspective des deux pays.
La reconfiguration progressive du royaume chérifien est naturellement due aux combats menés par les démocrates marocains. Ces mêmes acteurs conviennent néanmoins que leurs luttes n’auraient pas atteint si rapidement les amplitudes qu’on leur connaît sans l’avènement du Printemps amazigh en Kabylie.
L’amazighité marocaine, assimilée abusivement à la ruralité, fut longtemps révélée par un irrédentisme qui a oscillé entre manifestations à connotation tribale et appétences féodales. L’avatar du Dahir berbère de 1930, l’archaïsme contestataire du Glaoui de Marrakech en 1953, l’insurrection de Addi ou Bihi en 1957, ou celle du Rif en 1958, de même que les deux coups d’État avortés dirigés contre Hassan II en 1971 et 1972 renvoyaient, entre autres causes, à la marginalisation d’un monde amazighophone majoritaire dans le pays.
Des hommes, comme le chercheur émérite Mohamed Chafik, avaient de grandes difficultés à imprimer de la rationalité aux diverses luttes de leur milieu. La pédagogie d’Avril 1980 ne fut pas neutre dans l’évolution de la culture de la révolte vers celle de la construction raisonnée de la démocratie qui caractérise actuellement le mouvement amazigh marocain.
Plus près de nous, les démocrates tunisiens se sont durement confrontés, pour l’instant en vain, aux islamistes d’Ennadha afin d’inscrire dans leur nouvelle Constitution la dimension amazighe. Mais ce qui était un impensé politique figure désormais dans l’agenda national de nos voisins de l’est. Même dans un climat d’instabilité générale, la réappropriation de l’identité amazighe s’affirme vigoureusement en Libye.
Au Sud, la question touareg, hier folklorisée ou diabolisée, s’invite dans l’aspiration au développement démocratique régional.
Des télévisions égyptiennes programment des débats particulièrement vifs, où l’on voit des intervenants revendiquer leur ascendance amazighe et d’autres appeler à la réhabilitation des racines pharaoniques du pays. On a même vu, sur certaines chaines moyen-orientales, des émissions traiter du fait amazigh.
C’est la première fois qu’un mouvement d’opinion, pour l’heure modeste, parti d’Afrique du Nord, se fait entendre dans un Moyen-Orient jusque-là hégémonique dans la production des idées. A Rabat, Alger, Tunis ou dans d’autres villes libyennes, l’emblème amazigh flotte durant les manifestations. Lors du dernier congrès du RCD, avec le drapeau algérien, il figurait sur la tribune aux côtés de ceux des quatre pays invités.
D’idée référentielle, l’Afrique du Nord est revendiquée en tant qu’espace matriciel. Sans en être des répliques mécaniques, ces bouleversements régionaux doivent, peu ou prou, quelque chose au Printemps amazigh. Avril 1980 a réussi parce qu’il a su faire entrer la modernité dans nos cités par adhésion et non par effraction. On sait ce qu’a provoqué la prétention «de démocratisation» de l’Irak au forceps.
C’est à ces précieux acquis que chacun se doit de penser à chaque fois qu’il est appelé à s’exprimer.
Aucun coup d’Etat, aucune révolution de palais, aucune ingérence étrangère n’aurait pu concevoir et faire avancer en si peu de temps un tel chantier.
Ecole de la militance éthique, le printemps amazigh est la résurgence actualisée d’une culture de résistance multimillénaire, laquelle, désormais, structure méthodiquement une citoyenneté accomplie, fidèle à son histoire et compatible avec l’universalité. A ce titre, ses valeurs sont appelées à se décliner sur d’autres scènes, à se révéler dans d’autres phases historiques et résonner à travers d’autres générations. Éternel message de Jugurtha .
Saïd Sadi
Articel paru en premier lieu sur El Watan