Les Aurésiens ont marché au cri de “Hagrouna !”
Mobilisation. La rue ne décolère pas dans les Aurès. Au contraire, elle s’amplifie et la protestation gagne même, chaque jour, du terrain.
Il semble que la répression, dont ont été victimes les étudiants lors de leur marche à Hbathent (Batna) mardi dernier, a eu un effet contraire, voire positif. Plusieurs localités et communes sont sorties, ainsi, de leur léthargie et se sont mises à la mobilisation pour dénoncer cette décision inique du parlement qui a rejeté récemment cette proposition de loi portant prise en charge de la généralisation de l’enseignement de Tamazight dans les écoles publiques et privées. La première réaction est venue de Ighassiren (Ghassira), une commune située à 85 km au sud du chef-lieu de la wilaya. Les lycéens de cette belle localité de la vallée d’Ighzer Amellal ont décidé de réagir au lendemain des événements regrettables de Batna. Ils ont, dès 8h du matin, séché les cours pour aller organiser une marche de protestation.
Empruntant la principale rue de la localité, ces jeunes lycéens ont scandé, tout au long de leur marche, des slogans en faveur de Tamazight tels que « Non à la marginalisation de notre langue », « Oui à la généralisation de son enseignement ».
L’autre localité qui a vécu une journée de protestation est Tkoukt (Tkout). Cette localité, considérée ici comme l’un des fiefs du mouvement berbère, a organisé, elle aussi, sa marche ce jeudi. Comme attendu, la manifestation était, cette fois-ci, plus importante et plus organisée. Les jeunes Tkoutis sont aguerris à ce genre de combat et leur engagement au mouvement amazigh est indéfectible. On se rappelle leur activisme au sein du mouvement citoyen dans les années 2000. Ils ont mis toute une région en ébullition et tenu en haleine aussi bien les autorités que l’opinion publique durant toute cette période.
En effet, Tkoukt a été encore au rendez-vous de l’histoire en abritant cette énième manifestation pour protester contre le déni identitaire et défendre la culture et la langue amazighes. Les manifestants qui y ont participé n’ont pas manqué ainsi de dénoncer le rejet par le Parlement de cette proposition de loi portant prise en charge de la généralisation de l’enseignement de tamazight dans les écoles publiques et privées, mais aussi de condamner la répression dont ont été victimes les étudiants lors de la marche de Batna organisée mardi dernier. « Je suis venu ici pour participer à cette marche mais aussi et surtout pour protester contre la répression qui s’est abattue sur nous lors de la marche des étudiants à Batna», nous dit l’un des militants présents sur les lieux.
Les manifestants bastonnés à Batna
L’intervention des agents de l’ordre était en effet violente et musclée ce mardi au chef-lieu de la wilaya de Batna. Les manifestants y ont été malmenés et plusieurs d’entre eux ont été interpelés par la police.« La haine était telle que l’on bastonnait tout le monde, y compris les femmes qui ont participé à cette marche pacifique », témoigne-t-il.
« On nous a reproché d’avoir, ajoute-t-il, pris part à une marche non autorisée. Mais tout le monde organise ces jours-ci des marches similaires, à Béjaia, à Tizi Ouzou. Et même les policiers, les agents de l’ordre, ont organisé naguère une marche non autorisée à Alger. »
Selon les témoignages, la réaction de la police de Batna était aussi injuste que démesurée, d’autant plus que la marche était pacifique et se déroulait dans une ambiance festive. Pour beaucoup de militants, le comportement des agents de la sûreté nationale est, on ne peut plus, irresponsable car il crée haine et animosité et pousse les jeunes à la radicalisation et l’aventurisme « En un mot : hagrouna ! Sinon comment expliquer que la marche non autorisée organisée dimanche passé dans la ville de Batna pour soutenir la Palestine a été tolérée ? A Biskra, il y a eu même des dépassements lors de la marche de soutien pour ce pays frère. Des manifestants ont fait irruption dans la cour même d’un lycée avec des mobylettes et personne ne les a interpellés », conclut ce militant qui, visiblement, n’est pas prêt d’oublier ce qu’il a enduré dans la capitale des Aurès.
La marche de Tkout a donc drainé un public nombreux. Ils étaient des centaines de personnes à braver le froid et battre le pavé ce jeudi dans les rues de cette ville symbole du combat identitaire dans les Aurès. Constituée essentiellement de collégiens et de lycéens, cette manifestation a vu aussi la participation de nombreux militants associatifs. Brandissant des drapeaux amazighs et scandant « assa adetcha, tamazight tella tella », « Aujourd’hui et demain tamazight existera », « non à la marginalisation de tamazight, oui à sa généralisation », les manifestants ont créé ainsi une ambiance festive.
Les organisateurs ont décidé, pour faire durer la fête, que la marche sillonne toutes les principales artères de la localité, avant de prendre fin aux abords de la station des bus. Arrivée en ce lieu, un vieil homme se mêle à la foule juvénile et se met à scander lui aussi, créant par là une grande ambiance. « Moi si je suis là, c’est parce que j’ai peur pour mon pays », nous dit-il. « Quand je vois ce qui se passe aujourd’hui au Soudan, en Irak ou plus récemment en Espagne, j’ai toutes les raisons d’avoir peur pour l’intégrité territoriale de mon pays. L’enseignement de tamazight doit être généralisé car il participe à la pérennité d’une Algérie, une et indivisible », ajoute-t-il sous les applaudissements de la foule.
Un sit-in réussi samedi à Beskerth (Biskra)
La contestation n’est pas prête de s’estamper dans les Aurès. Ainsi, après Batna, Ghassira et Tkout, c’est au tour de Biskra, une ville située à la lisière des Aurès, d’organiser cette fois-ci un sit-in pour protester contre les tentatives tendant à remettre en cause les acquis identitaires.
Cette manifestation organisée dans la ville des Ziban démontre, on ne peut mieux, que tamazight est une question aussi nationale que cruciale et qu’il est important de la promouvoir et d’en généraliser l’enseignement dans tout le pays. Le sit-in de ce samedi qui a eu lieu à la placette El-Houria en plein centre-ville, a connu un franc succès. Des étudiants, des responsables associatifs, des artistes et de simples citoyens étaient là. Ils ont tenu à prendre part à cette manifestation pour dénoncer l’attitude injuste du Parlement qui, par son rejet de la loi portant généralisation de l’enseignement de tamazight, a bafoué tout un principe constitutionnel.
« Je ne comprends pas parfois la politique et je ne sais comment on en est arrivé là», nous dit Younes un militant bien connu dans la région. «Mais on ne remet pas en cause une question sur laquelle a tranché la Constitution».
Notons enfin que cette activité s’est déroulée dans la sérénité et le calme, contrairement à la marche de Batna qui a connu, elle, de graves incidents. Grand bravo donc aux autorités locales mais aussi et surtout à la population biskrie qui a eu un comportement citoyen vis-à-vis des manifestants. « A aucun moment, raconte le jeune étudiant Rami, nous n’avons été provoqués ou intimidés ; bien au contraire les badauds, bien que surpris par ce sit-in, nous ont chaleureusement salués en manifestant même de la sympathie pour notre action ».
Le coup de gueule de l’artiste
Le grand artiste peintre Noureddine Tabrha, présent à ce sit-in, était furieux. Il a décidé, dans un communiqué posté récemment sur son compte Facebook, de boycotter toute activité artistique organisée par une quelconque institution étatique. « Je ne peux, nous dit-il, continuer à exposer mes œuvres qui valorisent l’amour, la concorde et l’altérité dans un contexte de violence, de déni et de dénégation de mon identité ».
La participation de Noureddine à cette manifestation dénote de l’attachement de cet artiste à tamazight et de sa disponibilité permanente à mener le combat pour promouvoir l’Algérianité dans toute sa diversité culturelle. Sa présence d’ailleurs a fait énormément plaisir aux jeunes qui n’ont pas cessé un instant de le solliciter pour des prises de photo. « Je salue tous ces jeunes-là qui sont venus aujourd’hui. Par leur geste, ils condamnent la répression dont ont été victimes nos frères de Batna mardi dernier, mais aussi ils réitèrent leur revendication pour que l’enseignement de tamazight soit généralisé dans tout le pays », martèle-t-il.
Il est à noter que Noureddine est connu beaucoup plus ici à Biskra, et dans le sud des Aurès, par le pseudonyme Roger. Ses amis et proches aiment l’appeler ainsi, en référence à son cousin Roger Tabra, de son vrai nom Bouaziz Tabrha, le grand et célèbre parolier de la chanson francophone.
Salim Guettouchi