Amenzu n yennar dans les Aurès
[ Vive Tamazgha libre, unie et amazighe. Vive Tamazgha où aucun amazigh n’opprime ni domine ni méprise l’autre parce qu’il n’est pas de son bord ou de sa région. Vive Tamazgha dans l’honneur, l’honnête et la propreté au sens propre comme au sens figuré ].
Ammar Negadi
L’Aurès, cette majestueuse montagne n’est pas uniquement ce bastion historique de l’insoumission, ce haut lieu inaccessible et intraitable qui s’est toujours dressé contre les invasions étrangères. Il est aussi un gardien farouche des nobles traditions amazighes.
En effet, malgré les vicissitudes de l’histoire, ce massif a su, au fil des siècles, préserver des rites millénaires qui témoignent de l’unité d’un peuple et de l’authenticité d’une culture ancestrale.
En résistant aux différentes tentatives d’aliénation, ces rites et ces nombreuses fêtes traditionnelles dénotent de l’attachement des Auressiens à l’héritage berbère, comme ils apportent tous une trêve à la vie rude que mènent les Chaouias dans cette région en y créant une ambiance de joies et de festivités.
Ainsi, l’Aurès s’avère-t-il une région démystifiée et ordinaire qui a aussi ses jours de fête et de gaieté. On peut citer entre autres traditions : Bu Ini (la fête du foyer), Tifeswin (la fête du printemps), Anzar (Rites de la pluie), Amenzu n Yennar (la fête du nouvel an)…
Toutes ces fêtes sont d’abord d’antiques journées saisonnières à caractère agraire, fixées à diverses périodes de l’année julienne constituant le vieux fond propre à la population auressienne. Elles sont célébrées, pour la plupart, dans tous les Aurès, mais celle qui revêt un éclat particulier est incontestablement Amenzu n Yennar.
Mais avant de rendre compte de la façon dont est célébrée cette journée coïncidant avec le nouvel an berbère, je voudrais revenir sur les conditions de l’apparition du fameux calendrier amazigh et surtout sur le parcours du militant qui en a été le principal initiateur.
“La première fois que fut publié et diffusé un calendrier amazigh, ce fut en 2930, c’est-à-dire en 1980, par l’association Tediut n’Aghrif Amazigh (Union du Peuple Amazigh -UPA-), que j’ai l’honneur d’avoir fondée, dirigée, et donc je suis l’initiateur de ce fameux calendrier. “. Ces propos sont celles d’Ammar Negadi, l’un des rares membres chaouis de l’académie berbère créée en France en 1965.
En effet, ce fut à l’occasion d’une réunion de militants à Paris que Negadi eut l’idée de donner un référent millénaire aux Imazigen, en proposant un calendrier amazigh qui remonterait à la date de l’intronisation de l’Aguellid berbère Chechnaq premier comme Pharaon d’Egypte.
Le choix de cette date n’était par fortuite car feu Ammar Negadi voulait pour ainsi dire décoloniser notre histoire millénaire en faisant remonter ce calendrier à l’ère pharaonique, transcendant ainsi toutes les époques (grecque, carthaginoise, romaine, byzantine, arabe) de ceux qui, par le passé, ont occupé l’Afrique du nord et écrit fallacieusement son histoire.
Ammar Negadi : initiateur du calendrier amazigh
Considéré comme le doyen du mouvement berbère dans les Aurès, Ammar Achoui, de son vrai nom Ammar Negadi est né en 1943 à Merouana. Sa prise de conscience identitaire était en effet très précoce car elle remontait aux premières années de l’indépendance, période durant laquelle sa région, meurtrie par sept ans de guerre, ne faisait en ces moments-là que panser ses blessures et renouer peu à peu avec la paix.
Durant cette période, l’Algérie connut l’installation d’un régime totalitaire et liberticide où seule l’idéologie baathiste avait droit de cité. Toute voix discordante remettant en cause cette politique était vite étouffée par l’appareil répressif du parti unique.
Ne pouvant alors s’accommoder de cette atmosphère faite d’unanimisme politique et de régression culturelle, le jeune Negadi choisit l’exil à la recherche d’un cadre propice pour continuer son combat en vue de la reconnaissance de l’identité de son peuple.
Arrivé en France, il adhéra dès 1974 à l’Académie Berbère dirigée à l’époque par l’autre grand militant, en l’occurrence Mohand Arab Bessaoud qui l’avait chaleureusement accueilli en le faisant d’ailleurs élire secrétaire général au comité d’Agraw Imazighen de la région parisienne.
Ses écrits et surtout ses multiples correspondances avec ses compatriotes auressiens eurent un impact positif dans la région puisqu’elles ont contribué à y essaimer au maximum les tifinagh, sensibiliser les masses et répandre les idées qui sous-tendent le combat identitaire.
En 1975, il quitta l’Académie berbère suite à une grave crise qui a secoué cette organisation et qui a vu Mohand Arab Bessaoud expulsé de France vers l’Angleterre. Il demeura, néanmoins, en étroite relation avec d’anciens camarades et suivit, de loin, les activités du mouvement qui commençait à prendre de l’ampleur aussi bien en France qu’en Algérie.
Sa rupture avec l’Agraw Imazighen fut dictée par “les infiltrations de tous genres où chacun menait rumeurs et surenchères. Les agitateurs finiront par prendre le dessus en amenant Agraw Imazighen à commettre des actes répréhensibles par la loi (racket) qui le feront dissoudre et Mohand Arab Bessaoud expulsé de France en 1978 “, écrivit-t-il dans ses mémoires.
La crise de 1978 qui fera dissoudre l’académie berbère n’était en réalité, selon Negadi que “une machination ourdie par les amicalistes FLN contre Mohand Arab Bessaoud qui dérangeait à l’époque de par son statut d’ancien maquisard et surtout son dévouement irréprochable pour la cause amazighe”.
Au-delà de sa militance au sein des associations, Ammar Negadi était aussi un homme d’une grande culture. Son amour pour le livre était tel qu’il a ouvert en 1970 la première librairie amazighe “Adlis Amazigh” à la rue Léon Frot à Paris. Une librairie où se rencontraient tous les amazighs avides de connaissances sur leur culture et leur identité.
Nous lui devons également ses nombreuses recherches en toponymie et sur les prénoms berbères. Plus de 750 prénoms amazighs ont été en effet recueillis et édités par ses soins en 1975.
Ammar Negadi s’est éteint malheureusement un premier décembre 2008 dans un hôpital parisien après un long combat contre la maladie. Le pionnier du mouvement berbère dans les Aurès est parti sans pour autant réaliser son dernier rêve qui consistait à créer dans sa région une bibliothèque qui réunirait tous ses ouvrages – plus de 1500 livres et documents – qu’il a rassemblés au cours de sa vie afin de permettre aux jeunes d’apprendre l’Histoire de leur peuple.
Et comme pour exhausser ce rêve, sa famille a décidé récemment de faire don de tous ces ouvrages à l’université de Batna. L’acheminement de ce fond ainsi que celui de son amie Mme Djemaa Djoghlal connait toutefois une lourdeur bureaucratique inexpliquée au niveau du ministère des finances.
Amenzu n yennar, fête ancestrale :
Chaque année, Amenzu n Yennar vient généreusement, sans crier gare et sans tapage médiatique, rompre la monotonie de tous les jours dans les Aurès. Cette fête se maintient en vigueur en dépit du déni officiel et des vents de déculturation /acculturation qui soufflent aussi bien de l’Orient que de l’Occident pour la supplanter de la tradition berbère.
Ce rite est célébré plus particulièrement dans nos campagnes et dechras. Il est caractérisé par diverses pratiques telles que le nettoyage méticuleux du logis, le changement d’Inyen (les pierres du kanoun), la préparation d’Ircmen (plat qui consiste en des grains de blé ou de maïs cuits dans le bouillon avec des fèves, de la graisse, et de la taklilt (fromage séché).
La veille de ce jour, la femme chaouie assure le nettoyage du logis, enlève soigneusement la poussière, lave ses vêtements et ceux des membres de sa famille, change les cordes d’alfa tendues dans la maison et orne les murs de branches de pin ou de chêne.
Le lendemain, c’est-à-dire le jour de la fête, elle change les pierres du kanoun et prépare le fameux plat d’Ircmen. Dans le foyer familial, toute activité artisanale doit être accomplie avant le jour « J ». Aussi, l’Azetta doit-il être coûte que coûte achevé. La femme ne manque jamais, quand le travail est insuffisamment avancé, de recourir à une touiza de parentes et, le travail fini, de démonter son métier, car s’il ne l’était pas avant Yennar, une personne ou une bête mourrait, selon la tradition, dans la demeure.
Les hommes, quant à eux, se contentent de jouer à la cible, en faisant des paris pendant les trois jours qui suivent. Ainsi, Amenzu n Yennar, par la façon dont il est célébré, se révèle une date importante dans la mémoire des Chaouis, voire de tous les Algériens qui l’accueillent dans une grande ambiance de liesse.
Salim Guettouchi
(Enseignant chercheur, université Batna 01)