“Allô ! La Ligue arabe ! Venez nous libérer !”
Dans un témoignage récent, un ancien militant du mouvement national depuis le PPA (1), qui a sacrifié sa vie pour son pays, sans rien demander en retour, avait évoqué un événement riche d’enseignements : “Dans les années 1940, il était courant d’assister, dans des fêtes familiales ou de quartiers de la Casbah d’Alger, à des petites pièces de théâtre ou de sketches dans lesquels s’exprimait parfois dans les répliques un discours nationaliste. Mais un jour, j’ai entendu de mes propres oreilles : “Allô ! la Ligue arabe ? Tdjiw therru-na ? / Pouvez-vous venir nous libérer ?”.
Au-delà de l’aspect incantatoire et naïf de cette déclamation, elle révélait, pour notre ancien militant, le détournement du combat nationaliste et rationnel du PPA par le mouvement des Ulémas musulmans, conduit alors par Tayeb El Oqbi (2) et ses amis.
Ce courant s’engageait dans le puritanisme religieux afin de contrer la domination coloniale chrétienne. Là où le PPA faisait une analyse d’une domination coloniale impérialiste (domination militaire territoriale, économique, culturelle, …), les Ulémas la réduisaient à la coexistence/opposition de deux communautés, l’une musulmane, l’autre chrétienne, sur un même territoire. Les Ulémas s’appuyaient alors sur la solidarité de la mythique oumma islamique, la Ligue arabe, la ligue islamique et les pays musulmans, pour les aider dans leur lutte. D’où l’appel “Allô ! La Ligue arabe… !”.
Pendant des années, le PPA était en réelle concurrence avec les Ulémas et avait engagé des actions sur le terrain pour les contrer, en créant notamment des écoles PPA distinctes de celles des Ulémas. Le témoignage d’un autre ancien du PPA est édifiant
Pendant qu’on mobilisait la jeunesse algérienne pour affronter le colonialisme et préparer la lutte de libération nationale en achetant et stockant des armes, les Ulémas enseignaient aux jeunes Algériens comment faire les ablutions et la prière !
Les Ulémas étaient en majorité des citadins en babouches et gandoura blanche, imbus de leur savoir livresque, et se considéraient comme l’élite qui devait guider le troupeau de paysans incultes. Ils s’attribuaient alors la mission, d’essence presque divine, de mener ce peuple vers le puritanisme islamique, l’accomplissement, le salut. Ils n’avaient jamais imaginé que ce peuple méprisé, les “At warkasen” (les paysans chausseurs de mocassins de cuir), pouvait se donner les moyens de sa libération.
A la fin des année 1940, la direction du PPA-MTLD et les Ulémas avaient convergé vers un réformisme arabo-islamique et citadin, qui avait abouti à la fameuse crise anti-berbère de 1948-1949, puis la série des exclusions mutuelles des messalistes et des centralistes, et enfin l’implosion du parti PPA-MTLD en 1954.
En fin de compte, ce sont les enfants du peuple (3) et non l’élite Ulémiste et citadine qui avait pris l’initiative du grand saut pour “affronter la montagne avec la faucille” (4), et ils l’ont accompli. En ces mois de préparation du soulèvement de novembre 1954, ils n’ont pas appelé “Allô ! La Ligue Arabe ! Venez nous libérer !”.
Malheureusement, la capacité de nuisance des Ulémas n’a pas disparu à l’indépendance de l’Algérie.
Après 1962, les Ulémas se sont recyclés en champions du nationalisme pour s’attribuer la paternité de la lutte de libération nationale, par l’intermédiaire de leurs principaux disciples au pouvoir, notamment Boumediène, Ahmed Taleb Ibrahimi, Chibane, Ahmed Sahnoun. Ils ont servi ensuite de base intellectuelle et avaient activé leur réseau pour l’avènement de l’islamisme politique à la fin des années 1980, au sein des partis islamistes FIS, NAHDA, PRA…
Aujourd’hui, l’association des Ulémas maintient la pression sur la société et l’administration de l’État en ciblant particulièrement les affaires religieuses, la justice et surtout l’enseignement, avec la complicité de certains cercles du pouvoir actuel.
Une seule chose a changé depuis les années 1930. A cette époque-là c’était le wahhabisme d’El Oqbi qui prônait les ablutions et les prières pour combattre la domination coloniale, en 2017 ses successeurs veulent imposer le ‘’Bismillah…’’ et d’autres absurdités dans les manuels scolaires pour… mieux maîtriser la théorie de la relativité et ainsi mener le pays vers l’excellence ! Dramatique situation !
Aumer U Lamara, écrivain
Notes :
(1) PPA : Parti du Peuple algérien, 1937 – 1939 ; créé à Alger après la dissolution de l’Etoile Nord Africaine (E.N.A) en janvier 1937 par le Front Populaire. Le PPA est dissout en 1939, mais activait dans la clandestinité jusqu’en 1946, renommé MTLD jusqu’en 1954.
(2) Tayeb El Oqbi (1889 – 1960) Né à Biskra, il émigre à l’âge de cinq ans avec sa famille au Hedjaz en Arabie saoudite. Il y grandit et fit des études très poussées en théologie. Devenu grand lettré, il se lança dans la prédication et le journalisme. Dès le début de ses activités professionnelles, il est conseiller du souverain, le chérif Hussein qui lui confia la direction du journal Al Qibla, un journal réformiste, et de l’imprimerie officielle. Il se fit surtout connaître par ses articles réformistes, panislamiques et panarabes et par un très grand talent oratoire. Suspect aux yeux de l’autorité turque, il sera placé en résidence surveillée en Turquie. Il est libéré grâce à l’intervention de l’émir Chekib Arslan, alors proche des Turcs. Il fait son retour en Algérie en 1920, il commença immédiatement à propager la doctrine réformiste islamique.
A Alger, El Oqbi avait surtout tenté d’imposer son rigorisme intégriste aux femmes, en déclarant haram toute réjouissance festive ainsi que les croyances populaires. Les algéroises se sont vengées à leur façon en détournant le nom d’un célèbre gâteau, en croquant le turban d’El Oqbi, ‘’Aâmam El Oqbi’’ (à l’origine le gâteau s’appelait ‘’Aâmam el qadi’’- le turban du cadi).
(3) Les neuf historiques de 1954 : Larbi Ben Mhidi, Mourad Didouche, Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat, Belkacem Krim, Mustapha Ben Boulaïd, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider.
(4) Proverbe algérien “Ekker i wedrar s umger” (affronter la montagne avec la faucille / vouloir faire l’impossible).