Algérie : le vote, la kalachnikov dans le dos ?
C’était en septembre 1958 (1). La place du village, tajmaât, était encerclée par les soldats depuis le lever du jour, pleine à craquer de villageois sortis de leurs maisons. Les hommes et les femmes étaient séparés et tenus en respect par les canons menaçants des mitraillettes MAT 49.
Nous étions, nous les enfants, regroupés dans un coin ou certains accrochés à leur maman. Le silence de mort du début était suivi soudain de cris, de pleurs, de tentatives de fuite vers les maisons, de coups de crosse, de coups de poing, de bousculades… et des interminables cris stridents des femmes : « ur nettvuti ara, ur nettvuti ara » (nous ne voterons pas) !
Les soldats voulaient obliger les villageois à voter de force, par la menace des armes. Les hommes s’y sont pliés, car connaissant le prix de toute rébellion, mains les femmes avaient changé la situation en foire d’empoigne avec les soldats français pendant des heures. C’était la débandade, et très peu avaient voté…
Quel intérêt de rappeler cela 60 ans après ? Diront certains.
Malheureusement l’histoire se répète, et les tentations autoritaires n’ont ni frontières ni limites dans le temps.
Pendant que la majorité du peuple algérien, dans le mouvement pacifique du 22 février, ambitionne de reconstruire une nouvelle république basée sur la légitimité des urnes dans le sillage du mouvement de libération nationale authentique, ce qui reste du système politique disqualifié mais regroupé autour d’un bloc militarisé, n’entend pas laisser la place au peuple.
A l’arsenal de moyens et de pratiques pour restreindre les libertés (arrestations, contrôle des médias, isolement des villes, provocations multiples de la population pour diviser le peuple …), le système accélère la cadence, par le diktat, pour valider sa ‘’sortie de crise’’ par des élections présidentielles dont personne n’en veut dans les conditions actuelles.
Alors, les généraux et leurs hommes de mains, iront-ils faire appel à l’armée pour encercler à l’aube les villages et les quartiers des villes, comme en 1958, pour appliquer les mêmes méthodes et faire voter de force les citoyens ?
D’autres enfants algériens vivront-ils en 2019 ce que nous avons vécu en 1958 ?
Si telle situation se renouvelait, la seule différence perceptible pour le citoyen algérien, ça serait seulement la Kalachnikov russe dans le dos à la place de la mitraillette française MAT 49, et l’effet serait le même.
A moins que, comme le suggèrent certains connaisseurs du système, tout ce remue-ménage caporaliste c’est pour justement qu’il n’y ait pas de vote et que l’armée prenne les commandes du pays, en première ligne, sans l’écran furtif du ‘’gouvernement civil et d’une Assemblée Nationale croupion’’.
Ceux qui commandent dans le système affirment aujourd’hui que la solution d’une transition et d’une constituante ça serait « des discussion stériles et une perte de temps » ; ils ne font aucun effort d’inventivité. Abdelaziz Bouteflika disait la même chose en décembre 1974, à la salle Atlas (Bab El Oued) devant les étudiants-militants du ‘’mamiya tawra ziraâya’’ : « En 1965 nous perdions du temps à l’assemblée nationale dans des discussions stériles… alors nous avions décidé d’aller vite et avions opéré le redressement révolutionnaire (coup d’État de Boumediène du 19 juin)… ».
Aumer U Lamara, physicien, écrivain.
Notes et liens :
(1) Le référendum constitutionnel français du 28 septembre 1958, proposé sous la présidence de la République de René Coty et du gouvernement dirigé par Charles de Gaulle, demandait aux Français de ratifier le projet de Constitution préparé par le Comité Consultatif Constitutionnel et le Parlement sous l’égide de Michel Debré et du Président du Conseil, le général De Gaulle. Ce texte celui de la constitution posait les fondements de la Cinquième République. Confortée par plus des quatre cinquièmes des voix, la nouvelle constitution fut promulguée le 4 octobre 1958 et la Ve République proclamée le jour suivant.
Les départements français d’Algérie avaient aussi voté… la mitraillette dans le dos !