Algérie : le prestige intact de la langue tamazight
« Tords ta langue comme tu peux et ainsi tu pourras parler anglais ! » (1). Qui n’a pas entendu au moins une fois cette expression, au village, dite souvent avec une certaine ironie ?
Dans le monde rural dans lequel nous vivions, il n’y avait aucun sentiment d’infériorité par rapport aux autres langues qui étaient dans le paysage.
Certes, le français, langue de la colonisation, était revêtu d’un prestige réel, qui se traduisait de diverses façons : l’arsenal militaire présent en tout lieu, l’hôpital qui soignait nos malades, les ingénieurs qui traçaient des routes, les avions qui survolaient nos maisons et qui pouvaient à tout instant détruire nos villages. Mais cette langue était extérieure, différente ; elle ne se positionnait pas en concurrence avec notre taqbaylit (on n’utilisait pas encore le terme tamazight).
La langue la plus proche mais que personne ne parlait dans nos villages est bien évidemment l’arabe du Coran. Dans les villages où il y avait des marabouts lettrés et un imam de la mosquée, cette langue était chez eux, entourée de mystères et de pouvoirs magiques supposés. Les activités de sorcellerie et des idées rétrogrades ont terni depuis longtemps le prestige de cette langue aux yeux de beaucoup de villageois.
En 1963, notre village avait engagé un imam pour la mosquée du village et pour enseigner le Coran aux enfants que nous étions. Une fois installé, l’imam avait posé de nouvelles conditions à tajmaât : “Sa femme étant recluse (tehjeb), et personne ne pouvait la voir, il avait exigé que les femmes du village le pourvoit quotidiennement en eau potable et en bois”. Le sort de cet imam était déjà scellé, car depuis son arrivée au village, il avait lancé une industrie des amulettes (lehruz) et des pratiques magiques auprès des femmes du village. L’assemblée de tajmaât, à l’unanimité, avait décidé de le renvoyer. Nous étions plusieurs enfants présents à cette assemblée mémorable. Elle venait d’acter notre libération. Il n’y eut plus jamais d’imam au village.
Plus tard, les manipulations des islamistes de cet arabe coranique et des versets pour la prise du pouvoir et la justification des massacres des populations a définitivement disqualifié cette langue. Les prêches incendiaires du vendredi, souvent racistes et antisémites ne font que creuser le déficit de popularité.
L’entrée en scène récente de mécènes de l’informel, et narco-trafiquants, dans la construction des mosquées constitue une catastrophe de plus pour le peu de crédibilité qui restait.
La langue darja (ou arabe dialectal), est perçue comme un simple outil de communication (langue véhiculaire) entre des personnes qui ne se connaissent pas, souvent dans l’espace public, en ville, au marché, etc. Un paysan de Chlef est plus explicite : “C’est au marché seulement que nous parlons darja. De retour à notre douar, nous parlons notre langue (tamazight)”.
Cette langue darja n’est pas perçue comme une langue concurrente de tamazight, car elle est née dans notre pays. C’est une langue nationale qui est la synthèse de tamazight et de l’arabe des quelques tribus venues en Afrique du Nord à partir du 11eme siècle. Tout le savoir véhiculé par cette langue est la traduction, parfois mot à mot, du savoir ancestral amazigh (faune, flore, doit du sol, droit de l’eau, proverbes, charades, cosmogonie, croyances premières, médecine traditionnelle, vocabulaire des métiers d’artisanat, etc.).
Le renouveau des années 1970
Le statut de langue orale de tamazight, qui pouvait paraître comme un handicap par rapport aux langues écrites, une forme de statut inférieur intériorisé par beaucoup d’amazighophones, par le « tamazight ur tettaru / tamazight ne s’écrit pas », a été comblé de manière extraordinaire dans les années 1970 : tamazight a un alphabet propre, le tifinagh, qui n’avait jamais disparu, et cette langue vivante est l’une des plus anciennes du bassin méditerranéen !
La découverte à cette période, par la jeunesse, qu’il y avait des livres, des romans, des recueils de poésies écrits en tamazight, en caractères latins, a permis d’asseoir leur langue, sans complexe, parmi les autres langues du monde. Aujourd’hui, son enseignement, la profusion des publications (dictionnaires, romans, essais, livres pédagogiques et scientifiques, …) et l’intégration actuelle de claviers amazighs par les fournisseurs mondiaux de logiciels, constituent une étapes importante de cette appropriation et de son prestige grandissant.
Aujourd’hui, les langues tamazight et darja, quelles que soient les nuances régionales, ont un immense territoire national, de Tanger au Maroc à Derna en Libye, et un réservoir humain de près de 100 millions de personnes. Dans cet ensemble, la langue tamazight doit tenir sa mission de ciment unificateur pour la continuité historique du sous-continent Nord-Africain.
Pour cela, les deux langues maternelles de la population, ont leur prestige intact. Elles doivent assurer leur rôle dans tous les aspects de l’administration de chaque État, et de la vie des citoyens, notamment par
– Un enseignement de qualité, obligatoire et généralisé.
– L’utilisation dans la rédaction des textes administratifs et des actes juridiques (2)
– L’usage pratique de tous les agents de l’Etat.
– L’usage dans la vie économique et commerciale (étiquetage en fabrication, transactions, facturations, publicité, enseignes et communication, etc.).
Les indicateurs de satisfaction des enseignements de tamazight en Algérie, au Maroc et dans les zones amazighophones en Libye, partout où cette langue maternelle est enseignée, doivent orienter les actions des États pour aller vite vers cette génération attendue.
Une enquête nationale, sans trituration, devrait lever toutes les ambiguïtés sur sa réception par les élèves et pour aller dans la bonne direction.
Aujourd’hui, la vigilance et la mobilisation de notre jeunesse sont réelles et non feintes. Les politiques doivent en tenir compte. Il est illusoire de rejouer de nouveau le pourrissement et les manipulations.
Aumer U Lamara, écrivain
Notes :
(1) « Ezleg iles-ik, ad thedred/tessiwled/tutlayed taglizit ! ».
(2) La France avait réglé le problème au 16eme siècle en supprimant le latin que personne ne comprenait et en le remplaçant par le français, et ainsi mettre fin aux notaires-faussaires : Ordonnance de François 1er, dite ‘’Ordonnance de Villers-Cotterêts’’, promulguée en août 1539 : ” …Pour faciliter la bonne compréhension des actes de l’administration et de la justice … elle impose qu’ils soient rédigés “en langage maternel français et non autrement. Le français devient ainsi la langue officielle du droit et de l’administration, en lieu et place du latin…”. (Wikipédia)