Algérie, les muscles et la raison
La sortie de Abdelaziz Bouteflika au printemps 2019, dans un climat de mobilisation intense mais dans une non-violence assumée par l’ensemble de la population et de l’appareil d’État (armée, police, justice, …) avait créé les conditions idéales pour une transition ordonnée capable de rompre avec 60 ans de dictature du système politique instauré depuis 1962.
C’était sans compter sur sa volonté de tutelle sur le peuple algérien. Il n’y a pas d’autre explication. Lorsqu’on fait le bilan des bases idéologiques exploitées depuis le début, dans une situation permanente de monopole du pouvoir FLN, le constat est affligeant.
Excepté les premières années de spéculation avec le socialisme tiers-mondiste et du non-alignement, le reste s’était déroulé dans un amalgame de ‘’nationalisme arabo-islamique’’ et d’instrumentalisation systématique du problème israélo-palestinien, déclarée ‘’cause arabe’’.
Le monopole total exercé sur la disposition des richesses du pays a édifié un système politico-militaire, à multiples ramifications, qui n’a jamais jugé nécessaire de disposer d’une force politique cohérente comme base de pouvoir, pour sa propre reproduction. C’est que l’enjeu n’était pas là. La seule étape de changement notable des dernières années Bouteflika était, dans son axe stratégique, l’entrée dans ‘’l’islamisme arabe’’ (1) avec sa vassalisation aux forces politico-financières des monarchies du Golfe.
Pendant des décennies, le système politique a écarté toutes les menaces qui pouvaient remettre en cause son monopole sur l’État et la société :
A la menace islamiste radicale, le système a mobilisé la société et fabriqué une béquille au FLN, par la création du parti RND (2), reproduisant systématique les mêmes pratiques de fraude électorale, avec le cynisme de l’illusion de pluralisme en plus. Le néo-FLN est devenu aujourd’hui un marché aux bestiaux.
A la menace économique, par l’émergence naturelle d’une bourgeoisie économique et industrieuse, le système a construit une oligarchie sur mesure, recrutée à la périphérique et gavée par les marchés et projets d’État de grès à grès et les transferts de devises à l’étranger.
Le ‘’dinars symbolique’’ devenant la monnaie la plus puissante du monde, après le rouble russe, lors de la privatisation d’entreprises publiques, plus des cadeaux de cooptation que des réformes d’assainissement économique.
A la menace démocratique, le système a perfectionné les techniques de manipulations, de fraude, de harcèlement et de corruption afin de donner l’illusion d’un fonctionnement démocratique. Dans les textes tout est parfait !
L’acharnement actuel sur le mouvement citoyen, les manifestants, les animateurs et les journalistes indépendants est un indicateur de panique et d’incertitude.
Un critère remarquable du système, c’est sa puissante capacité de reproduction et de cooptation. La clé est malheureusement évidente : ce n’est pas l’idéal de mobilisation pour le bien être de la société qui fait venir de nouveaux membres, comme dans d’autres pays, mais l’appât du gain. On n’est plus dans la politique.
Cette capacité de contrôle s’appuie sur la violence de l’État, et que tout agent influent, quel que soit son pouvoir réel, s’attribue le grade de ‘’rebb Dzaïr’’. Le spectre de cette violence est immense et sans limite, des blindés en opérations avec jumelles infrarouges et tirs à balles réelles, des tenues léopards des officiers supérieurs en salle de conférences menaçant les citoyens, des fourgons de police qui kidnappent des citoyens sans raison, des juges qui condamnent des manifestants pacifiques à la pelle, des coupeurs d’eau potable, des coupeurs de réseau internet, etc.
On est toujours dans la démonstration de force où le système montre ses muscles. Le discours de légalité n’est là que pour l’habillage. Dans cette attitude provocatrice, même un éphémère ministre, il y a quelques mois, traitait d’homosexuels et de femmelettes les centaines de milliers de citoyens qui manifestaient pacifiquement depuis des mois dans toutes les villes du pays. Pour cet ex. ministre, se trouvant dans la peau de ‘’rebb Dzaïr’’, ces personnes-là n’étaient pas capables de venir le déloger de sa citadelle du ministère.
Le mouvement citoyen qui mobilise des millions de citoyens exigeant le départ du système, le débarquement des Bouteflika (provisoirement), les révélations des scandales de corruptions et de dilapidations des ressources nationales par les généraux et les oligarques patentés, tout cela n’est perçu par le système que comme un incident de parcours qui l’a fissuré, mais une opportunité de se reconstruire sur de meilleures bases pour durer encore.
C’est dans cette optique que s’explique le projet d’une nouvelle constitution, vue comme un instrument d’une paix civile imposée pour quelques années. Dans le mental de ceux qui détiennent le pouvoir réel, c’est-à-dire les commandants des forces terrestres, aériennes, maritimes et leurs alliés, c’est une étape à franchir, un terrain de mines tout au plus.
L’imposante et durable mobilisation citoyenne a cassé la certitude d’invulnérabilité du système. Il a été fissuré mais pas tombé. La désillusion est grande dans la population, mais l’effritement progressif des soutiens du système est en train d’achever sa prétendue puissance et crédibilité, mais le sauve-qui-peut tarde à se produire. Il tarde parce que les citoyens dans leur grande majorité ne souhaitent pas un vide brutal. L’exemple libyen est assez instructif ; il agit comme repoussoir.
Plusieurs options s’ouvrent dans l’après nouvelle constitution, que le système considère plus comme un renouvellement d’un acte de propriété sur le peuple algérien,
-
le retour à la raison pour une transition ouverte en considérant que le pays appartient à ses citoyens et non à une minorité, et en finir avec la politique des muscles,
-
ou bien l’avènement d’événements violents et incontrôlables pour mettre fin à cette longue marche du pays sur la mauvaise piste, depuis 60 ans.
-
…
Nous connaissons tous les promesses de ceux qui sortent les chars et qui s’engagent à rétablir les libertés démocratiques dans les six mois !
Aumer U Lamara, écrivain
Notes :
(1) Aujourd’hui, nous constatons qu’il y a une inversion des priorités dans l’idéologie ‘’arabo-islamique’’.
(2) RND : Rassemblement Nationale Démocratique, présenté comme concurrent et allié du FLN à sa création en 1997.