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Afulay, l’écrivain amazigh

L’étude suivante répond essentiellement à deux motifs, d’une part à une absence manifeste des études qui traitent des rapports qui unissent l’héritage oral amazigh à la littérature écrite par des Imazighen dans d’autres langues… Si l’oral véhicule l’écrit, si l’oral est à l’origine de l’écrit et si l’oral rend compte d’abord de «l’être collectif parlant», que serait-il de la «voix collective» des Imazighen dans leur création? Que serait-il des éléments identitaires (de la culture maternelle) au  sein d’une œuvre? Y a-t-il une partie irréductible, propre à l’auctoriel, attachée à la langue amazighe de tradition non écrite, dans toute création?  C’est précisément ce que nous appelons amazighité, c’est-à-dire cette essence irréductible de définition pour un amazigh, à laquelle le créateur ne peut échapper dans sa création: des idées et des sensations millénaires le «traversent» spontanément pour se verser dans d’autres moules étrangers, d’autres moyens de concrétion. Elle est son être premier.

D’autre part, rares sont les étudiants qui savent qu’Afulay (Apulée) est un écrivain numide, rarissimes sont encore les étudiants qui n’ignorent pas que “L’âne d’or” est considéré comme l’un des premiers romans, dans sa forme connue, de l’humanité. Il ne s’agit pas là d’un seul exemple au sein de la culture amazighe, il y en a bien sûr d’autres. Citons Saint-Augustin (354-430) et ses Confessions, Tertullien (155-225), Saint Cyprien (200-258) et ses Lettres, Arnobe (deuxième moitié du III siècle) et son «pari» Contre les païens, sans oublier le célèbre dramaturge Térence (-190, -159)…

Que dire alors d’Afulay? Est-il amazigh? Apparaît-il soucieux de sa mémoire collective dans son texte romanesque? Lui, il s’est toujours défini comme «demi Numide et demi Gétude». Numides et Gétules, rappelons-le, sont les autochtones de l’Afriques du Nord. Là, il y a une déclaration de l’identité culturelle: mi-amazigh et mi-amazigh, c’est-à-dire qu’il est totalement (ou doublement) amazigh. Sa conscience de l’identité s’avère alors claire.

Dès lors, comment Afulay posera-t-il le problème de l’identité dans son œuvre romanesque ?

1 – Afulay (Apulée), un écrivain amazigh

Il était une fois un écrivain amazigh sans l’être. Destin écrit, mais jamais transcrit. C’est bien Afulay.

Né en 125 à M’daourouch (Madaure), près de Thagast (Souk-Ahras) dans le pays chaoui, de parents amazighs. Issu d’une famille aisée (son père travaillait comme responsable municipal de M’daourouch), il fait ses études à l’école de sa ville natale (Saint Augustin y sera également élève) où il arrive facilement à maîtriser le latin.

À l’âge de dix-sept ans, il s’inscrit dans la célèbre université de Carthage (Tunisie) où il excelle en rhétorique et sophistique, ces deux exercices intellectuels sont manifestes dans les différentes digressions du roman sous forme de mise en abyme. Cependant, le jeune étudiant ne rêve point de faire carrière au barreau, les lettres l’attirent plus.

Tenté par l’Orient et la philosophie, il voyagera à Athènes. Ainsi, il va devenir plus hélleniste que latin: son chef-d’œuvre est annoncé comme propre d’un héritage héllenique. Là-bas, il s’initie au Néo-platonisme. Ses préoccupations ne sont pas seulement philosophiques, il étudie également la grammaire grecque, la musique, la physique et d’autres sciences.

Toujours poussé par la curiosité d’un encyclopédiste, il voyage jusqu’en Asie Mineure, en Egypte à la recherche de l’aventure et du savoir. Dans ces pays, il connaît de près, et surtout, l’héritage religieux et mystique de ces cultures: les mystères d’Eleusis et de Mithra, le culte des Cabires. Les religions de Dionysos et d’Isis sont celles qui suscitent davantage son intérêt; il se convertit tout d’abord à la religion d’Isis, ensuite admis comme prêtre lors de son séjour à Rome.

Seulement la nouvelle de la mort de son père l’oblige à rentrer dans sa ville natale. Grâce à l’héritage de la fortune et des responsabilités municipales de son père, il devient riche et très influent. Nonobstant, il ne s’y installera définitivement car il n’a point perdu le goût du voyage et de la recherche du savoir.

Afulay voyagera ensuite pour vivre à Carthage, il y travaillera comme conférencier mondain. Il pouvait parler sur n’importe quelle discipline de la philosophie jusqu’à la magie, en passant par la médecine, l’astronomie, les sciences naturelles et la musique. Son savoir interdisciplinaire ou encyclopédique lui vaut une grande renommée jusqu’au point que les autorités élèvent une statue de son vivant. Il devient président du Conseil provincial et grand-prêtre de l’Afrique. Des pièces de bronze sont frappées à Rome à l’effigie d’Afulay avec, au revers, une scène des «Métamorphoses» (IV siècle après J.-C.). On les trouve à la Bibliothèque nationale, dans le cabinet des Médailles.

Si sur sa vie, nous avons suffisamment d’information, sur sa mort nous n’avons pas d’indication précise. Nous ignorons l’année, le mois, le jour, le lieu, les circonstances de  son décès. Pourquoi? Sa mort se présente à la fois magique et comme celle de tout amazigh: un jet final et brusque dans l’effacement (les exemples ne manquent pas…) Ce que retiennent les livres d’histoire, c’est qu’Afulay est mort après 170 à Carthage, sans aucune autre précision.

II – Œuvre d’un amazighiste

L’œuvre d’Afulay est immense, elle traite de la philosophie, de la rhétorique, de la magie, de l’histoire , de la théologie et de la cosmologie. Bien que son unique chef-d’œuvre reste le roman “L’Ane d’or”  écrit aux environs de 161, il est important de citer les autres textes:

L’Apologie (Apulei Platonici pro se de magia) est un texte rédigé lors de son procès pour crime de magie. L’auteur se défend magistralement devant le proconsul Claudius Maximus. Selon L’Encyclopédie Berbère, ce texte est d’un grand intérêt historique car il «offre quantité de renseignements sur son auteur, la magie et la vie en Afrique au II  siècle.» (L’Encyclopédie berbère, p.822). Egalement, trouve-t-on dans l’Apologie une source biographique.

Les Florides sont publiées en 160. Il s’agit d’un répertoire de conférences réunies par un élève d’Afulay. Il y est question surtout des impressions et des réflexions de l’écrivain voyageur. Le narratif, le descriptif et le purement doctrinal s’immiscent donc dans tous les essais/récits (au nombre de vingt-trois). Ce texte est également important pour connaître maints aspects de la réalité en Afrique du Nord.

De deo Socratis (Sur le dieu de Socrate) est un texte de magie: il parle sur l’univers des démons. Ces êtres mystérieux sont présents simultanément dans le monde divin et le monde humain. Ils sont de trois groupes: démons captifs de corps, démons libérés du corps et des démons qui n’ont pas connu de captivité physique. Bien que le texte recherche le côté démoniaque chez Socrate, il invite le lecteur à retrouver la sagesse.

De Platone et eius dogmate est un traité philosophique sur l’éthique et la physique chez Platon. Il s’agit d’une lecture faussée du philosophe grec au moment de traiter la question de la morale.

De mundo traite la cosmologie et la théologie. Afulay y expose l’idée que Dieu est à l’origine de la vie de tout.

III – Présence de l’auteur

L’art, en général, tend à extérioriser l’être de l’artiste à travers la pratique de l’écriture. Qu’en est-il alors de la présence de l’auteur dans “L’Ane d’or”?

Afulay, loin de «réfléchir» son être dans le texte, manifeste sa présence derrière des mécanismes romanesque et des figures, en ayant pour objectif d’exercer une certaine maîtrise sur le personnage, et par là sur le lecteur. Ainsi, tout passage se réfère, de façon explicite ou implicite, à un système de pensée. L’Ane d’or se meut dans ce sens; le roman devient une entreprise, sous forme d’une recherche infinie de la conscience «maternelle». Afulay, en récrivant l’histoire grecque, rajoute librement des passages authentiquement amazighs.

Il nous revient de saisir la parole de l’écrivain au sein du roman, et de souligner que distinguer le discours de l’auteur au sein d’un texte ou d’un passage est une tâche critique aventurière, qui pourrait être source d’un jugement erroné. De là, les difficultés de discerner clairement les propos de l’auteur des différents discours des personnages, des situations, des descriptions qui forment l’œuvre, ne sont pas à démontrer. Dans L’Ane d’or, la voix auctorielle est souvent explicitée dans la construction de la fiction ou dans le choix des idées et des motifs, sinon sous-entendue par le biais de correspondances établies entre sa culture nord-africaine et les autres cultures, au sein du texte toujours…

A ce propos, nous lisons: «j’ai trop bonne opinion de toi et de ta culture; je sais que, non seulement la noblesse innée de ta condition, non seulement l’élévation de ton esprit mais le fait que tu as été initié à un grand nombre de religions t’ont enseigné à observer scrupuleusement le devoir du silence.» (P.81) C’est Photis, une bonne, qui parle. Ici, nous avons la condition de l’amazigh ( à rattacher à «noblesse innée»). De même , une explication de la perte de l’identité de l’amazigh: la diversité des cultes…

Rappelons aussi qu’il existe des textes qui sont faciles à lire dans la mesure où le message de l’auteur passe directement ou clairement; dans d’autres au contraire, le point de vue de l’auteur reste inconnu. Les textes d’Afulay sont complexes au moment où le lecteur se pose la question suivante: Que veut-il dire par là l’auteur? Où pourrait-on saisir la présence / l’ombre du point de vue de l’écrivain dans les Apologies? La présence d’Afulay n’est pas plus ostensible dans L’Ane d’or du fait que le protagoniste dévoile ses déambulations pour rejoindre notre univers des métamorphoses.

D’ailleurs, dans les Apologies, de son propre aveu, l’auteur essaye d’exposer tous ses idéaux et convictions. Le lecteur découvre enfin le vrai Afulay même si la présence de l’auteur s’avère camouflée derrière un ensemble de techniques et de procédés de rhétorique qui défont le texte classique. Sa conscience se trouve enfin dévoilée: en tant qu’amazigh il s’oppose à la tradition latino-grecque. Ce chef-d’œuvre est strictement une conscience intellectuelle; la présence auctorielle y est claire, donc facile à dé-construire…

Faut-il dire que toute œuvre est recherche d’une précise articulation de la vie de l’auteur ou sert-elle tout simplement de medium ou de procédé pour mener à bien un projet scriptural?

IV.- Poser le problème de la langue amazighe…

«j’obtins quelques petits profits au barreau en plaidant dans la langue des Romains» (p.282)

La langue maternelle, au cas où elle ne forme pas partie des langues «dominantes», constitue un handicap pour l’écrivain à se lancer dans la littérature «écrite». Ce problème s’est-il posé précisément pour Afulay? Cette interrogation est valable pour tout amazigh qui prend l’initiative humaine d’«extérioriser» ses pensées et ses sentiments, au moment où rien que la langue écrite de l’autre lui offre cette possibilité. Afulay était, à coup sûr, conscient du dilemme. Justement, nous lisons dès les premières pages de L’Ane d’or : «Aussi demandai-je d’avance l’indulgence, si, maniant maladroitement un idiome qui m’est étranger et extérieur, je commets quelque faute.» (p. 31) Ici, il avoue son incapacité d’écrivain à maîtriser parfaitement une langue étrangère. Autrement dit, on ne maîtrise que sa langue maternelle! Outre cette conscience «linguistique», nous déduisons la peur ressentie par le romancier vis-à-vis de la langue étrangère. S’agit-il au fait de commettre quelle faute? Est-ce une faute purement «de langue» et de culture ou vis-à-vis de soi-même? Est-ce là l’appréhension d’entreprendre une nouvelle œuvre ou bien la peur de ne pas être fidèle au premier texte (écrit ou narré) ?

D’ailleurs, par le simple acte d’écrire en n’importe quelle langue, il est possible de parler d’un projet humain articulé essentiellement par la vision de l’écrivain; le projet scriptural est à lire comme un système de pensée particulier (propre à l’écrivain) issu d’une culture précise (maternelle). Encore, par la composition du texte, y a-t-il investissement d’éléments subjectifs, émanant de la mémoire collective. De là, nous pouvons noter que des références à la culture amazighe (nord-africaine) abondent dans le texte final L’Ane d’or. Des éléments propres aux règnes animal (âne, hibou), aquatique (puits…) et abstrait (rêve, référence identitaire) apparaissent dans le texte, munis de significations symboliques, culturelles et humaines où la portée principale reste celle exploitée et investie par la culture maternelle.

D’autre part, la structuration du texte connaît un agencement propre à l’écrivain, une composition régie essentiellement par l’art de narrer les contes, élément soustrait de la tradition. Des phrases longues, envergure de la parole. De même, l’art d’expliquer les événements relève aussi de cette même source. Notons que  dans son raisonnement, pour bon rhéteur qu’il fut, Afulay utilisait un «curieux système de défense semi-indirecte. Insistant sur des griefs accessoires, il joue de l’ironie: “Etre beau et savoir parler,! graves accusations que je voudrais bien mériter!”» (Encyclopédia Universalis) Ce n’est point un système curieux! Là, il s’agit d’un apport net de la rhétorique et de la poétique maternelles, c’est-à-dire ce raisonnement émane «physiquement» de la langue amazighe pour s’investir dans un autre système (le latin), et c’est ce qui fait son «étrangeté» (autrement dit son authenticité).

Ainsi, le problème de la langue de la création, quand elle est étrangère à la maternelle, pose ainsi des interrogations tant au niveau structurel qu’au niveau des idées. Donc, quelle serait la distance qui sépare Afulay de sa culture maternelle? Nous dirons qu’il écrira inconsciemment (automatiquement) sa culture à travers les lignes de L’Ane d’or dans une langue étrangère.

V –  L’Ane d’or, roman amazigh

Ce roman est une adaptation latine d’un récit grec intitulé Lucius ou L’Ane écrit par Lucien de Samosate, à son tour, une autre adaptation des Métamorphoses de Lucius de Patras, texte inexistant. De par son titre, Asinus aureus, nous avons les deux termes traduits «littéralement» en tamazight: «Asnus n waregh». Sont-ils donc des emprunts? Du latin à tamazight ou vice versa, il n’y a pas de différence lexicale, en ce qui concerne les deux termes: «asnus» (âne) et «uregh» (or).

Le roman L’Ane d’or est ouvert; maints récits s’y greffent librement, diversifiant ainsi les péripéties du récit. La narration est un va-et-vient continu entre le vécu et le raconté qui redonnent au texte un équilibre optimal. Il ne s’agit pas de brassage, mais plutôt d’orchestration. L’histoire se compose de 11 parties. Lucius, un jeune Thessalien issu d’une famille aisée, va en voyage à Hypata. Il loue une chambre, précisément chez une sorcière nommée Photis. Menant une recherche contradictoire du plaisir et du savoir magique, il eut des relations affectives avec sa servante. Grâce à cette dernière, il tentera de connaître la magie de Photis. Se trempant d’onguent magique, il devient âne au lieu d’oiseau. Pour retrouver sa forme humaine, il faut qu’il mange une rose. Alors, un grand nombre d’aventures commence pour l’animal, dans sa quête d’un rosier.

Le malheureux animal est volé par des brigands qui vivent dans les montagnes. Là, il connaît Charité, une fille captive. Durant ce séjour, il écoute la servante des brigands raconter à la prisonnière la fable des amours d’Eros et de Psyché. Dans la littérature orale des Imazighen, nous avons une autre version du conte/mythe, mais dénué de sa charge mythologique. C’est l’histoire d’une jeune mariée qui n’a jamais vu le visage de son mystérieux époux nommé «Tinaxda». Il rentrait la nuit et partait à l’aube, prohibant à sa femme de le voir. En contrepartie, amoureux de sa femme, il la comblait de cadeaux et d’amour. Ses sœurs aînées, jalouses qu’elles étaient du bonheur de leur petite sœur, vont lui conseiller d’essayer de percevoir la forme de l’époux. Une nuit, assurée du sommeil profond de Tinaxda, elle se penche sur lui pour voir sa physionomie. La lampe découvrit des peaux que la jeune commença à déplier tout en chantant, les larmes aux yeux. Arrivée à la dernière (la septième) peau, elle laissa tomber une larme qui brûla le mari endormi. Furieux, il quittera la jeune femme qui doit, afin de récupérer la confiance et l’amour de son époux, accomplir une série d’épreuves dictées par la mère de Tinaxda. A la fin, ils vivront ensemble et auront beaucoup d’enfants.

Nous avons le même enchaînement de faits dans le conte de L’Ane d’or: «Exposée à un monstre qui l’emmène dans un palais enchanté où il la comble de bonheur sans que toutefois elle ait le droit de voir de ses yeux son fabuleux époux. Quand elle obtient une entrevue avec ses sœurs jalouses, celles-ci la poussent à tuer le monstre; armée d’un poignard et d’une lampe, Psyché se penche sur Eros; de stupeur, elle laisse tomber une goutte d’huile bouillante sur l’épaule du dieu. Celui-ci la chasse. Pour retrouver Eros, une série d’épreuves dictées par Vénus, parmi lesquelles une descente aux Enfers; et finalement elle épouse Eros, de qui elle a une fille du nom de Volupté.» (cf. Encyclopédie Berbère).

Maintes questions se posent alors, nous allons nous satisfaire de quelques-unes :

-Comment fonctionne-t-il ce conte emboîté au sein de l’histoire de L’Ane d’or?

-Quelle est la première source du conte: le grec, le latin ou tamazight?

-Pourquoi avons-nous le conte de Tinaxda dans sa forme démythifiée?

Revenons à l’histoire du jeune Lucius métamorphosé en âne. Il s’évadera ensuite pour se retrouver monture d’un fermier, d’un jardinier, d’un soldat, d’un pâtissier et d’un cuisinier. A la fin, Lucius retrouve sa forme humaine après avoir ingurgité une rose, et se convertit à la religion d’Isis pour connaître définitivement la «salvation».

Ce voyage, de nature picaresque, sert à décrire surtout l’entourage socio-politique de l’époque. Si le protagoniste de L’âne d’or est la représentation de l’homme dans ses conflits intérieurs, le narrateur apparaît comme un grand alchimiste des mots et des scènes qui narrent l’histoire d’une métamorphose de l’homme en âne, alchimie parfaite qui veut «dire» l’infinie curiosité du protagoniste (l’écrivain). Encore, avons-nous un grand nombre de récits et contes cités; l’emboîtement y est également parfait: il unit dans un même récit amour et haine, dévotion et trahison, fidélité et frivolité, vertu et vice, respect et inceste, tragique et comique, foi et libertinage, et des personnages disparates comme riche et pauvre, brigand et paysan, soldat et commerçant, mégère et vierge, matrone et sorcier… (métamorphoses connues dans les contes nord-africains, influence sur l’écrivain). La métamorphose est nécessaire pour rechercher la vérité des choses; le fait (ou l’objet) se trouve vu / perçu en conséquence d’angles différents. Contrairement à la métempsycose qui est une mutation irréversible, la métamorphose de Lucius est un procès réversible.  C’est pourquoi, nous avons le titre mis au pluriel, alors que le récit ceint une métamorphose cyclique, en un aller-retour: homme-âne-homme. N’est-ce pas là, en plus de la métamorphose du protagoniste, celle de l’écrivain qui est bien sûr cité, dans une scène autobiographique, à la fin de l’histoire?

VI – L’Ane d’or, un auto-commentaire idéologique

Tout d’abord, où s’arrête le linguistique dans le roman d’Afulay ? Où commence le social? Où peut-on étudier le linguistique et non le social? Enfin, ne faut-il pas considérer le linguistique comme une partie du social ou vice versa? Certes, le social et le linguistique forment une même et cohérente entité, comme l’avers et le revers d’une monnaie. Il est catégoriquement impossible de parler de l’aspect langagier / linguistique sans se référer au social, et vice versa. Car l’œuvre d’Afulay s’apparente à une croisade poétique, politique, sociale, culturelle et métaphysique. En général, l’hsitoire de Lucius se veut une expérience idéologique qui déstructure les ressorts internes de la réalité, voire du langage, afin de reconstruire un discours critique amazigh.

La formation de l’artiste se fait progressivement par l’influence de l’écrit (ce qui constitue l’étranger, (le «médiat» ) et par le vécu (sa culture maternelle, l’immédiat). Souvent, les grandes œuvres ne sont que des reproductions du vécu, de la tradition et de la culture mère. Là, nous pouvons parler de l’insertion de l’authenticité dans le cas d’un écrivain qui n’écrit pas dans sa langue maternelle; tout ce qui est original émane de la langue et de la culture maternelles.

Dans l’exemple de L’Ane d’or, il peut être que cette originalité soit manifeste dans la conception du monde qui se précise dans les tribulations de l’âne. Il y a là précisément des thèmes qui peuvent résumer la désorientation de l’être amazigh ou plutôt sa désintégration au sein des remous de l’époque décrite (des brigands, des chevaliers, des montagnards violents…). Par cette vision du monde, le texte devient non seulement une critique de l’existence et de la société, mais également un discours strictement idéologique (la victoire de l’amour pur dans le récit emboîté, et la réincarnation de l’homme pour le récit principal). En outre, quel serait le trait qui maîtrise la vision du monde chez Afulay? Souvent, l’imprévisible représente un élément prédominant dans le roman. Parfois, c’est l’incertain qui pousse l’écrivain à créer: il y a investissement du possible, du hasardeux et de l’imprécis sans désocialiser le roman. C’est pourquoi tout texte, de n’importe quel genre ou typologie, s’offre au lecteur comme un corps chargé idéologiquement, véhiculant un discours précis par le biais du personnage, du narrateur, du texte et de l’auteur qui sont des entités significatives importantes.

D’ailleurs, le protagoniste de L’Ane d’or, par ses actes et spéculations infinies, remet en question  toute la société du II siècle. Lucius, bien sûr après l’écrivain, voit sa tâche de jeune curieux vis-à-vis de la société se réduire à mener une recherche du savoir. Ainsi, tout acte se présente en tant que fait critique; parallèlement toute insertion poétique de l’auteur se situe du côté de la réalité, vouée à son analyse.

L’idéologie non seulement préexiste au discours mais également existe au sein de la fiction. Là, elle retrouve une parfaite et adéquate «concrétion». L’auteur ne représente alors qu’un ensemble de faits qui peuvent charrier facilement tout son message vers son lecteur. Une telle représentation démontre l’essence de la conscience partagée entre l’auteur et le lecteur dont les rapports sont essentiellement de nature idéologique; les déstructurer aide l’interprétation à aboutir à d’importants résultats. L’acte d’écrire est essentiellement «lire le réel» et le représenter dans un projet qui ordonne la réalité avant de l’organiser en un système le texte. Tout comme la représentation implique l’idéologie, l’image finie du réel n’existe pas dans l’œuvre des deux écrivains. Il y a plutôt un jeu de réduction.

L’idéologie de l’écrivain réside ainsi dans la structuration de son projet: une œuvre modèle où toute la pensée de l’auteur est mise à nu. En général, la culture se trouve explorée méthodiquement dans ses différentes manifestations. A ce niveau, L’Ane d’or se définit comme un roman par excellence nord-africain, il y est question de l’histoire d’une situation socio-économique en pleine agitation. Une précision historique: le roman est écrit avant la contestation de l’ordre romain, avec l’avènement de Marc Aurèle. Sous ce règne allait commencer l’insurrection des Maurétaniens.

Enfin, la charge idéologique dévoile la part occupée par l’auteur dans un texte, mais implique une structure kaléidoscopique de l’Autre. Afin de rechercher les corrélations entre le moi de l’écrivain et le roman, l’on suppose que cet ego, parallèlement à la fiction, se présente comme un réel positif, c’est-à-dire une structure première où l’origine apparaît implicitement dans les deux espaces, dotée d’une forme, bien sûr, antérieure à la forme finale (littéraire).

VII – Quelques figures…

Prenons hâtivement quelques exemples afin d’illustrer cette insertion des éléments-symboles (formes et contenus) dans le roman, cherchons également leurs significations culturelles:

*L’âne / aghyul: Le protagoniste se métamorphose en âne au lieu d’un volatile (oiseau). Cette mutation répond parfaitement à l’état psychique de Lucius qui est doté d’un esprit volage et hédoniste. Seulement, pourquoi le choix de l’animal «âne» pour narrer une histoire partagée entre l’imaginaire et le réel? La source reste la culture amazighe où cet animal symbolise à la fois la stupidité, mais aussi la malice (cf. à «azedjif n weghyul»), à l’encontre de l’oiseau qui symbolise la légèreté et la frivolité (cf. à «azedjif  n wejdid ou n tejditt »). De là, cette métamorphose de Lucius présuppose la tendance à la maturité…

Sur l’intelligence de l’âne, nous lirons un passage «culturellement amazigh»: «L’autre âne, devinant mon intention et me devançant, se mit tout à coup à feindre une extrême fatigue, se laissa tomber avec toute sa charge et resta étendu, comme mort; ni les coups de bâton, ni les coups d’aiguillon, ni les tractions exercées en tous sens sur sa queue, ses oreilles, ses pattes pour le soulever ne parvinrent à en tirer un effort pour se mettre debout, jusqu’au moment où, lassés d’espérer en vain, les brigands, après avoir tenu conseil, décidèrent de ne pas retarder leur fuite (…) tirèrent l’épée et lui tranchèrent les jarrets, enfin, ils le tirèrent un peu à l’écart du sentier et le précipitèrent, respirant encore, du haut d’une pente (…) Alors, moi,, réfléchissant au triste sort de mon malheureux camarade, je décidai de renoncer aux ruses et aux fourberies et de servir mes maîtres en âne sans reproche» (p.94)

Rappelons une série de proverbes/expressions amazighs qui se rapprochent de cette scène d’âne rétif :

– Sekk aghyul, sekk imejjan-nnes.

– Yecca anect min yecca weghyul di tsawent.

– Ma ad ac arigh s udar n weghyul?!

– Yena-s weghyul: wenni day-i a yartan, ad yecc adan-inu.

– Ij ighars i weghyul, ij yazu-t.

-Yemmut weghyul deg uqemmum n yifri.

– Yeshundart weghyul, yiwedv rhimran i yighyar.

– Ar ad yesghuyy weghyul di rebhar.

– Itacem aghyur, itsedha tbarda.

– Tittawin n wgheyur deg arden.

– Sennej i wur, sadu wur, am tbarda x weghyul.

Ces citations montrent d’une part l’importance de cet animal au sein de la société amazighe, et d’autre part ses diverses significations allégoriques (quel’écrivain exploite dans la fiction). Bien que l’animal se présente sans parole, il narrera maints événements, décrira des scènes, expliquera des intrigues, élaborera des satires violentes, réfléchira profondément… De même, quoique l’âne représente l’instinct sexuel, il «réfractera» mieux l’image de l’homme qu’il a été auparavant. Cette métamorphose l’emmènerait à délaisser l’univers hédoniste, c’est-à-dire ce comportement quotidien guidé par la passion, à embrasser le raisonnement: ainsi les descriptions et les explications abondent dans le texte. Au fil de son raisonnement, notons que le  lecteur découvre une étude sociale et culturelle de l’époque (II siècle).

*Le hibou / muka: Le hibou, animal nocturne et désignant une personne solitaire, est considéré chez les Imazighen comme un présage du malheur, surtout de la mort. Il désigne également la laideur et la vieillesse. Nous lisons dans le roman d’Afulay : «Quel bel, quel aimable amoureux pour le plaisir d’une femme, qu’un hibou! D’ailleurs, ne voyons-nous pas que l’on a grand soin de capturer ces oiseaux de nuit, lorsqu’ils ont pénétré dans une maison, et qu’on les cloue sur la porte, afin d’expier, par leur propre supplice, la catastrophe dont ils menacent les habitants par leur vol de mauvaise augure?» (p.86)

Citons deux expressions populaires en tamazight sur l’oiseau :

Yegga muka. (pour dire de quelqu’un qu’il est solitaire.)

– Mara gherben-c ijdedd all rharr ghef muka.

Ici, nous remarquons que cet animal est depuis longtemps persécuté par les nord-africains.

*Le puits / anu: Source de la vie, le puits désigne l’essence. Un puits plein d’eau représente le bonheur pour les paysans car il assure la survie. Synonyme également de l’absent, le puits est un lieu mystérieux où habitent les démons. De même, nous avons l’expression «Wda deg wanu» pour dire «Se suicider» (cf. Les chansons populaires). Dans L’Ane d’or, nous lisons:  «elle tourna sa colère contre son propre sang: s’entourant d’une corde, elle attacha  contre elle, avec ce même lien, le petit enfant qu’elle avait eu de son mari, quelque temps auparavant, et se jeta dans un puits très profond» (p.192) Cette forme de suicide, faisant partie du rituel amazigh, est souvent choisie par une femme trompée par son mari.

Voilà l’occurrence du terme «anu» dans une expression figée :

-Yeggûrar yejja azru yewdva deg wanu.

Ici, il est synonyme de l’infini, de l’origine.

*Le rêve / turjit: A chaque peuple correspond une philosophie «onirique», un mode de rêver (en tant que production), tout  comme une manière de lire (en tant que réception).

Nous lisons: «ne te laisse pas terrifier par les vaines images des songes. Car, non seulement l’on considère comme mensongères les images qui viennent pendant un sommeil de jour, mais encore les rêves nocturnes annoncent bien souvent le contraire de ce qu’ils représentent; Ainsi, pleurer, être battue, parfois même être égorgée présagent gains et heureux profits; au contraire, rire, s’emplir le ventre de bonbons et de douceurs ou s’unir à quelqu’un pour goûter le plaisir de la chair signifieront que la tristesse, la maladie, et autres maux vont vous tourmenter.»» (p.110) Là, nous avons également une explication amazighe des rêves: le négatif dans le rêve renvoie au positif dans le réel.

Précisément, sur cette opposition réel / rêve, l’on dit:

– Meolik aqzin war itarja itett trid, itiri yemmut.

Ceci est propre aux rêveurs qui croient aux récits * *La référence identitaire: Dans le roman, le lecteur découvre un personnage nommé «Barbarus» dont les infidélités de sa femme sont narrées (p.211), identiques à celles que l’on raconte dans les  contes amazighes. De même, le terme «barbare» est cité dans les paroles d’un berger près de sa femme blessée lors d’une fuite, attaqués par une tribu: «Pourquoi attaquez-vous si cruellement de malheureux voyageurs dans la peine? Pourquoi les lapidez-vous? Quel butin visez-vous? Quel tort prétendez-vous venger? Vous n’habitez pourtant pas des cavernes de bêtes féroces ou des rochers, comme des barbares, pour prendre plaisir à répandre le sang humain?» (p.189) La notion de «barbare» (désignant également le «maure») s’y trouve débattu, voire indirectement mise en question.

Citons un autre passage important à analyser: «Alors, mettant sa main droite sur moi, le vieillard, avec bonté, me conduit aussitôt devant la porte de l’imposant sanctuaire; et, après avoir célébré selon le rite solennel la cérémonie de l’ouverture et accompli le sacrifice du matin, il tire d’un lieu secret, au fond du saint des saints, certains livres écrits en caractères mystérieux, les uns portant des figures d’animaux de toutes sortes qui symbolisaient en abrégé les formules rituelles, les autres renfermant un texte noté avec des signes compliqués, arrondis en forme de roues avec des traits en spirale comme des vrilles de vigne qui en défendaient la lecture contre la curiosité des profanes. Après les avoir consultés, il m’indique ce que je devrai obligatoirement préparer pour servir à l’initiation.» (p.276) De quelle écriture s’agit-il au fait? Ces roues, ne seraient-ils pas les «b», «c», «o», «h», «r», «s» et «*» en tifinagh? Et ces spirales, ne seraient-ils pas les «d», «g», «f»,«k», «p», «h», «i», «q», «l»,  «w», «x», «y» et «z»? Ce qui renforce notre hypothèse, c’est la description géométrique de l’écriture tifinagh; ces deux formes structurent totalement l’«imaginaire écrit» des Imazighen!

A la fin du roman, le protagoniste «cesse d’être Corinthien  pour devenir citoyen de Madaure (Madaurensis). En s’identifiant ainsi avec son personnage, Afulay suggère qu’il n’était pas indifférent aux péripéties antérieurement rapportées, que la destinée de Lucius lui tenait à cœur, et qu’il entendait en tirer des enseignements profitables: il joue en somme les propagandistes de la religion isiaque et, par là, combat peut-être le christianisme qui, à l’époque, se répandait rapidement en Afrique. Le bruit courait dans ce pays que les chrétiens adoraient un dieu à tête d’âne. Le salut de Lucius pouvait par conséquent être interprété comme celui d’une âme momentanément abusée par la «superstition» chrétienne.» (Encyclopédie berbère, p. 824) Là, nous dirons qu’il y a non seulement la  récupération de son être profond, mais aussi l’investissement implicite de l’amazighité.

En conclusion…

Il s’avère, pour montrer l’amazighité du texte romanesque, indispensable d’analyser l’entourage socio-politique qui a été derrière l’engendrement de cette littérature. L’Ane d’or n’est pas un texte picaresque, mais plutôt roman initiatique. Son odyssée, en plus de sa signification spatiale, est totalement étatique (de métamorphoses culturelles, identitaires et ontologiques).

Hassan Banhakeia

À propos de l’auteur :

Dr. Hassan Benhakia
Dr. Hassan Banhakeia

Né en 1966 à Nador dans la région du Rif, titulaire d’un doctorat sur la littérature française du XX siècle en 1994 (université Paris VIII). L’auteur est actuellement enseignant-chercheur à L’université de Nador au Maroc.
Hassan Benhakeia est l’auteur de plusieurs études/recherches sur la littérature amazighe. Il a récemment participé au colloque internationale “Apulée de Madaure” qui a eu lieu à Thagast (Souk-Ahras) en Juin 2015 


Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.

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